n° 27 : Les langues chamito-sémitiques (afro-asiatiques) (volume 2)

 

Présentation générale

par
Amina Mettouchi
Université de Nantes, LLING, et Institut Universitaire de France
Courriel : amina.mettouchi @ wanadoo.fr
et
Antoine Lonnet
Chargé de Recherches au CNRS, Collège de France, Laboratoire des Études sémitiques anciennes (UMR 7119)
Courriel : antoine.lonnet@college-de-france.fr

 

Ce second volume s’ouvre sur un entretien avec David Cohen, spécialiste incontesté des études chamito-sémitiques en France et dans le monde. Ce grand savant, qui a consacré sa vie à l’étude de "l'exercice du langage et des langues" en concentrant son attention sur les diverses branches de ce phylum, nous a livré ses réflexions sur les grandes questions qui traversent ce champ. Nous suivons donc pour commencer le cheminement de ses idées et la magnitude de sa pensée dans un entretien accordé avec beaucoup de gentillesse aux éditeurs de ce numéro.

En une sorte de transition entre les deux volumes du présent numéro, Antoine Lonnet montre comment 56 des 57 traits – de structure ou élémentaires – récurrents en chamito-sémitique selon David Cohen (1988)[1] se retrouvent en sudarabique moderne, proposant l'esquisse descriptive d'un groupe de langues qui apparaît donc bien représentatif du phylum.

Nous poursuivons ensuite l’exploration des propriétés du chamito-sémitique en abordant des faits de langues appartenant aux niveaux énonciatif et syntaxique. Dans son article sur le participe, forme que prend le verbe de la relative lorsqu’il renvoie à la même personne ou au même objet que l'antécédent, Lionel Galand explore en détail la diversité des parlers berbères, et montre que cette forme est défective, et construite sur la troisième personne du masculin singulier. C’est aussi sur le berbère que porte l’étude de Vermondo Brugnatelli, qui parcourt plusieurs traits ayant un intérêt certain pour la comparaison chamito-sémitique : la différentiation entre négation verbale et négation nominale, l'étymologie de la négation préverbale, l'origine des formes verbales négatives (accompli négatif, inaccompli négatif), les négations "emphatiques" provenant d'un subordonnant "si", ainsi qu'une ancienne négation presque disparue dans les parlers modernes.

Nous abordons alors une autre branche du phylum, l’égyptien, avec deux articles faisant la part belle à la diachronie. Jean Winand s’intéresse à la prédication non verbale, qui est attestée en égyptien ancien depuis les premiers textes conservés jusqu'en copte. Il montre que sur le plan sémantique, ces constructions non-verbales effectuent une opération de classification/ identification (prédication substantivale), de qualification (prédication adjectivale) ou de localisation (prédication adverbiale). Jean-Marie Kruchten se penche quant à lui sur les constructions verbales, et en particulier sur le changement d’ordre VSO à SVO en égyptien ancien, qui a été favorisé par l’apparition de constructions pseudoverbales bipartites à la fin de la 5e dynastie, puis de formes verbales périphrastiques construites avec le verbe iri, "faire", à partir du milieu de la 18e dynastie.

Ce sont également les questions d’ordre des constituants, mais pour le berbère cette fois, qui sont étudiées dans l’article d’Amina Mettouchi, qui propose une analyse de la structure de l’information centrée sur les lexèmes postverbaux en kabyle. Elle montre qu’il existe, pour les lexèmes coindexés aux affixes et clitiques de personne, deux positions postverbales, qui correspondent aux focus de phrase (sentence-focus) et aux dislocations à droite (antitopiques). Cette analyse lui permet également de faire l’hypothèse que le marquage porté par ces lexèmes (‘état d’annexion’) était originellement un cas ablatif devenu marque de dépendance à travers une étape génitive. L’argumentation de cet article repose en partie sur une étude intonative, type d’analyse qui est au centre de l’article d’Elgar-Paul Magro. Ce dernier nous propose une caractérisation du paragraphe oral et de ses constituants discursifs à partir de l’étude de deux récits oraux en maltais (sémitique). Il nous montre que le phénomène de décondensation, typique du français oral, est également très sensible en maltais. Mena Lafkioui quant à elle mène une étude intonative sur les contours des énoncés non verbaux en rifain (berbère), et en conclut qu’il existe une complémentarité entre morphèmes et intonèmes.

 

Nous quittons ensuite les questions syntaxiques et énonciatives pour aborder le problème de la reconstruction génétique. Gábor Takács, dans un hommage à Werner Vycichl, grande figure de la reconstruction chamito-sémitique, commente ses principales œuvres, en analysant une sélection de quelques items critiques, et en élargissant, comme le faisait Vycichl, la reconstruction lexicale de l'égyptien aux autres branches du phylum et au proto-chamito-sémitique.

Felice Israël retrace l'histoire du classement de trois langues syro-palestiniennes antiques, celles d'Ugarit, de Deir ‘Alla et de Sam’al/Yaudi, montrant à quel point les préconceptions culturelles et les usages de l'enseignement ont longtemps empêché de traiter sainement la question. L’article de Joachim Quack porte quant à lui sur l’évolution du démotique tardif vers le copte. A travers l’étude détaillée du papyrus magique de Londres et Leyde, il dégage avec une très grande précision les états de langue intermédiaires, et établit le caractère spécifique du démotique tardif.

Cette approche diachronique est complétée et enrichie par l’apport de la géographie, de l’étude des migrations, de l’ethnologie et de la paléontologie. Autant de facettes permettant de donner une idée de la complexité constitutive du phylum chamito-sémitique, de sa grande variété, et de l’intérêt de son étude dans la perspective actuelle des contacts de langues et des langues en danger. Paolo Marrassini mène une analyse détaillée des isoglosses du sud-sémitique, et les relie à des phénomènes de contact linguistique ou de développement parallèle, ce qui le conduit à proposer l’hypothèse de l’arrivée dans la Péninsule arabique d'une population sémitique d'agriculteurs, à peu près indifférenciée, avant le IIIe millénaire. Salem Chaker s’appuie sur les travaux de préhistoriens pour s’interroger sur la question fort débattue du peuplement et de la langue berbère. A partir de l’analyse critique des différentes hypothèses de peuplement proposées, l’auteur conclut qu’il n’existe aucun argument positif en faveur d'une origine extérieure — moyen-orientale ou africaine — des Berbères et/ou de leur langue. Dans l’article suivant, Robert Nicolaï présente l'historique des hypothèses d'apparentement du songhay, et développe l'hypothèse actuelle qui postule que, dans son état le plus ancien, le songhay résulte d'une formation non-généalogique induite par le contact : il s’agit d’un cas d’apparentement non-linéaire qui fait intervenir des langues mandé du nord-ouest (Niger-Congo) et des variétés véhiculaires d'arabe et de berbère parlées dans cette région du Sahel. L’auteur en tire une réflexion générale sur l'importance qu'il y a à s'intéresser aux phénomènes de contact lorsque l'on traite de l'évolution des langues. L’étude des contacts de langues est sans doute en effet l’un des axes du renouvellement des études chamito-sémitiques, comme l’est la question, encore trop peu évoquée pour ce phylum, de la mort des langues. C’est ce thème qui constitue le fil conducteur de l’article de Tosco et Savà, qui dresse un état de la situation des langues en danger dans ce phylum. Les branches et les régions examinées sont : le sémitique, le berbère, le tchadique; la corne de l'Afrique et l'Afrique de l'Est. Les auteurs donnent des informations concernant les facteurs contextuels (sociologiques, économiques, religieux, etc.) qui déclenchent ou participent à la disparition des langues chamito-sémitiques, et ils soulignent le rôle pernicieux que joue la création d’états-nations modernes dans la mise en danger des langues.

 

A l’issue du parcours effectué par ces deux volumes de la revue consacrés au langues chamito-sémitiques, nous espérons que le lecteur aura pris la mesure de l’étendue historique et géographique du domaine, et de sa complexité. Nous espérons également que notre parti-pris, qui a consisté à mettre l’accent sur des branches souvent moins utilisées à des fins d’illustration, de comparaison et de reconstruction, aura permis de jeter une lumière différente sur certains des traits morphosyntaxiques du phylum. Enfin, nous espérons avoir montré que loin de se limiter aux études de philologie classique que l’on se représente souvent comme étant le mode d’analyse privilégié du chamito-sémitique, ce phylum est aussi abordé sous divers autres angles, qui vont de l’ethnolinguistique aux études pragmatiques, en passant par la syntaxe et la phonologie contemporaines, entres autres. C’est l’effet de la très grande diversité des situations dans le phylum, depuis des parlers non-décrits jusqu'aux langues dont l’attestation se poursuit sur des millénaires. On pourrait considérer ceci comme un problème, mais nous pensons que cette situation, qui implique des angles d’analyse différents, est au contraire source de richesse scientifique, et garante de la fécondité des études à venir.

[1] Ils sont présentés très schématiquement dans la Présentation générale du premier volume de ce numéro double.

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