n°25: L'exception (Irina Vilkou-Poustovaïa)

 

Présentation générale

par Irina Vilkou-Poustovaïa
Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris; courriel : poustov@msh-paris.fr

"En hommage à Rudolf Engler"


Pourquoi l’exception ? Omniprésente dans les grammaires normatives et les dictionnaires de langues, les exceptions donnent lieu à de simples relevés alors qu’elles devraient également interroger les linguistes. Mais de quelle manière ?

Une anecdote suggère une première réponse. Relatant l’aventure incroyable du Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes de Saussure, Benveniste écrit : "Saussure avait discerné que le système vocalique de l’indo-européen contenait plusieurs a. […] Or l’un de ces a avait la singulière propriété de se comporter autrement que ses deux congénères vocaliques". Et, continue-t-il, soulignant l’intérêt scientifique qu’une telle chose – appelons-la exception – peut susciter : "Bien des découvertes ont commencé par une observation semblable, un désaccord dans un système, une perturbation dans un champ, un mouvement anormal dans une orbite" (Benveniste, 1966 : 35).

Désaccord, perturbation, mouvement anormal, la liste des termes révélateurs d’un fonctionnement exceptionnel semble bien plus longue. Et le présent numéro de Faits de Langues, issu du colloque international L’exception entre les théories et l’expérience, (10-11 juin 2003, Paris), est là pour en témoigner (cf. l’article synthèse des Discussions et de la Table ronde du colloque de Catherine Chauvin).

Mais revenons un instant à Saussure et à la découverte que cet a indo-européen rebelle lui fera faire. Au bout de cette étude, Saussure mettra fin aux doutes persistants qui entouraient ce qu’on appelait à l’époque la Théorie des sonantes et établira sur des bases novatrices et rigoureuses le système vocalique primitif des langues indo-européennes.

Pourtant l’histoire de son observation initiale n’était pas encore finie, car il manquait à Saussure des preuves concrètes. Et comme Benveniste le rappelle, il a fallu du temps "pour qu’elle s’imposât, en des circonstances que l’imagination la plus audacieuse n’aurait pu concevoir. En 1927, M. Kurylowicz retrouvait dans une langue historique, le hittite, nouvellement déchiffré alors, sous la forme du son écrit ­, le phonème défini cinquante ans auparavant par Saussure comme phonème sonantique indo-européen. Cette belle observation faisait entrer dans la réalité l’entité théorique postulée par le raisonnement en 1878". (Benveniste, 1966: 36).

La fin heureuse de cette anecdote célèbre dans l’histoire de la linguistique illustre bien le rôle que peut jouer une exception, perçue comme un fait ‘troublant’ sous l’éclairage d’un modèle.

Certaines idées reçues seront ici probablement bousculées, sans qu’on s’obstine pour autant à trouver une définition à l’exception. Nous tâcherons d’en rendre compte chaque fois qu’elle se présente comme problème ou question, car contrairement au ‘bon exemple’ que le linguiste cherche parfois désespérément, mais qui, une fois trouvé, en génère toute une série, l’exception, telle une sorcière au bal, est là sans être invitée, pour perturber un système de règles déjà établi, pour exiger une explication qui parfois peine à être avancée.

Cette réflexion collective sur l’exception ne se veut pourtant pas simplement descriptive. Notre ambition est d’interroger le principe exceptif. Si nous voulons savoir où l’on parle d’exception, ce qu’on lui oppose, c’est pour dégager le mécanisme intellectuel qui permet à un fait marginal de réencadrer son modèle, ou bien d’en générer un autre.

1. Variations sur l’exception

L’article de Christine Jacquet-Pfau occupe une place à part dans l'ensemble du recueil. Il présente une synthèse philologique, encyclopédique, avec d'abord un balayage lexical et historique de l'exception. On en suit le "parcours pluridisciplinaire qui emprunte plus particulièrement les voies des mathématiques, de l'informatique, du droit, de la sociologie, du biomédical et de la linguistique". Elle montre que même lorsque tout est relevé dans son fonctionnement, rien n’est encore acquis dans sa maîtrise : "Conclure un article sur les référents du terme et la validité de la notion en matière d'exception relève du défi. Nous n'avons en effet pu qu'approcher quelques domaines, aborder quelques pistes, préciser quelques notions. L'exception est au centre d'un réseau lexicologique et notionnel extrêmement dense et complexe où la bijection entre les deux ensembles n'est pas la règle !"

Laissons aux lecteurs la surprise et le plaisir de découvrir l’exception dans tous ses états, dans les domaines que Christine Jacquet-Pfau observe, et penchons-nous maintenant, avec l’article de Didier Nordon, sur le statut de ‘faits bizarres’ en mathématiques. Car, en dépit des apparences, le traitement de l’exceptionnel dans les mathématiques nous semble proche de celui de la linguistique. L’exception y est abordée en effet sous d’autres termes : régularité, théorème, démonstration – fausse idée, cas douteux, objet pathologique.

Au fond, l’auteur nous explique que le problème de l’exception intéresse surtout la réflexion épistémologique sur les mathématiques. Lorsqu’elle est présente dans les pratiques "expérimentales" des mathématiciens, l’exception s’oppose à l’idée de cas général plutôt qu’à l’idée de règle. Et cela serait dû à la manière dont les mathématiciens perçoivent leur objet : "Ils ont le sentiment de l’existence d’une réalité mathématique… Ils affirment souvent [eux aussi !] que les mathématiques sont une science expérimentale." A l’instar des sciences naturelles, où aucune contradiction théorique ne "ferait disparaître les arbres et la matière", et ajoutons-là, la linguistique, où aucune méthode ne ‘bouscule’ les pratiques langagières, "l’effondrement d’une théorie a des conséquences plus fâcheuses pour son auteur que pour les mathématiques…". L’exception sera alors comprise comme une ‘erreur à trouver’ dans le modèle théorique même.

Mais au fond, avec cette idée de "réalité extérieure", les mathématiciens se refusent une autre réflexion : "cela aide à fuir les questions épineuses portant sur les fondements des mathématiques, donc aussi sur leurs limitations, questions abandonnées, avec condescendance parfois, aux philosophes". Bien étrange situation, lorsqu’on sait que les mathématiques ont affaire à l’infini…, mais surtout lorsqu’on apprend que "la plupart de leurs définitions ont moins de deux siècles", et que des objets dit ‘pathologiques’ en mathématiques autrefois, "semblent moins pathologiques aux mathématiciens contemporains". Faut-il donc comprendre que les mathématiques auraient affaire à la norme, comme la linguistique ?

C’est pourtant l’opposition ‘mathématique’ exemple / contre-exemple qui nous replace sans ambiguïté face à l’interrogation linguistique sur l’exception : "Un contre-exemple suffit à rejeter une conjecture, mille exemples ne suffisent pas à la démontrer. Un contre-exemple est souvent une surprise". Il n’est donc pas vraiment une ‘erreur’, mais une certaine réalité rebelle au modèle…

Cette passerelle rapide entre la linguistique et les mathématiques permet déjà de s’apercevoir que l’exception semble s’opposer ou à la norme, en tant qu’‘objet pathologique’(1), ou bien au modèle théorique, comme ‘erreur’ (2) ou comme ‘réalité rebelle’(3).

2. Des normes

En effet, le rapport de l’exception aux normes, d’une manière générale, semble regrouper toute une série de contributions à ce recueil, qu’il s’agisse d’exemples issus de l’histoire des idéologies linguistiques et des traditions grammaticales, des pratiques langagières, particulières, tels que le registre des blasphèmes, ou encore du domaine de l’acquisition du langage et des pathologies.

Mettre en regard la sobriété artefactuelle des langues artificielles (cf. la contribution de Claude Hagège) et le foisonnement naturel des langues africaines (cf. l’article de Cécile Canut) a de quoi surprendre. Cela nous a pourtant semblé révélateur du rôle de la norme linguistique dans le traitement de l’exception. Aux deux extrêmes du langage, les langues artificielles sont d’abord des grammaires avant d’être des langues, alors que les langues africaines se passent de toute normalisation académique pour évoluer dans un perpétuel changement. Si l’exception vient transgresser un système de règles, les langues artificielles l’ignorent par définition. Paradoxalement les langues africaines, non-grammaticalisées, l’ignorent dans la même mesure, étant donné l’absence ici d’une norme figée qui serait imposée par l’écriture. Néanmoins, comme toute langue, les langues artificielles subissent l’effet du temps, se ‘souillant’ (C.H.) régulièrement d’exceptions encombrantes, alors que les langues non-standardisées, au contraire, se développent naturellement dans une régulation spontanée d’improvisations et de remaniements constants des parlers oraux. Bref, si les langues artificielles ne supportent pas – en quelque sorte – des exceptions et cherchent par tous les moyens à les exclure, les langues africaines y trouvent leur raison et leur façon naturelle d’être et de se développer.

Notons la singularité de la situation où une langue nationale se dote d’une norme nouvelle, à l’instar du grec qui a dû abandonner au début du XXe siècle son ancienne forme savante, la katharevousa, en faveur du démotique, jusque là forme populaire (voir l’article d’Evangelia Adamou). La nouvelle grammaire se présentait comme descriptive et prescriptive, étant donné le nouveau statut du démotique. Les exceptions (les variations dialectales) devaient être donc à la fois circonscrites et obligatoires. Et ce n’est que par la suite que les grammaires du grec moderne ont pu s’affranchir du souci de la norme à instaurer, et traiter du grec comme de toute autre langue standardisée.

Pourtant, l’histoire de la ‘chasse aux exceptions’, c’est du déjà-vu. La contribution de Peter Lauwers nous propose, à partir de vingt-cinq grammaires de référence du français (1900-1950), une "typologie des principales stratégies récurrentes", par rapport à des données empiriques, rebelles aux catégories déjà établies. Avec un net semblant d’intolérance religieuse, les stratégies d’exclusion ou de résignation, de marginalisation ou bien pire de manipulation, multipliaient les noms (gallicismes, idiotismes, figures de style, syllepse, pléonasme, ellipse, etc.), car l’exceptionnel gênait "dans les grammaires de facture française". Mais en quoi ? Selon l’auteur : "surtout, l’isomorphisme sens/forme, qui a partie liée avec […] le mythe de la clarté". Heureusement, les grammaires d’aujourd’hui auraient compris la "leçon de l’histoire" faisant preuve "d’une étonnante élasticité en se remodelant de l’intérieur". Heureusement aussi, car aujourd’hui nous pouvons discourir dans un cadre académique du fait que "l’exception nous force à remodeler nos abstractions, dans un mouvement dialectique qui fait progresser la science".

Et puisqu’on parle des stratégies d’‘exclusion des exclus’, signalons l’article de Georges Kleiber. Originale et évidente pour des linguistes, mais il fallait y penser : une étude des expressions exceptives comme sauf, excepté, hormis, (mis) à part, etc. Tel un enquêteur de roman policier, l’auteur déploie une vaste panoplie de pistes possibles (cinq en tout), pour en épingler une seule, "celle de l’analyse sémantique des constructions exceptives". Six étapes seront à franchir, "correspondant chacune à une contrainte que nous pensons définitoire des marqueurs d’exception", et qui tomberont comme des petits nègres à l’épreuve de soixante-cinq exemples étudiés. On comprendra à la fin pourquoi l’exception donne lieu à une implication opposée, opère une partition spécifique sur un ensemble borné, avec une structuration interne préconstituée, et nécessite une quantification universelle, tout en étant ‘faible’ par rapport à l’ensemble d’extraction.

Cet article, seul en son genre dans ce recueil, se révèlera à plusieurs reprises extrêmement éclairant au sujet de ce qu’on désigne comme exception et de son traitement.

Revenons aux traditions grammaticales, cette fois-ci anciennes, car nous allons nous apercevoir que la norme peut facilement se confondre avec le cadre théorique d’interprétation. L’article d’Ivan Evrard nous invite à une étude historiographique de l’intermédiaire diathétique dans les grammaires anciennes (grecques et latines). La diathèse ou voix verbale, d’une manière générale, semble avoir parcouru un chemin sinueux dans les divers classements des formes du verbe, se pliant dans sa définition à des principes tantôt logiques et sémantiques, tantôt formels. Néanmoins, comme catégorie moyenne, inclassable et marginale, entre l’actif et le passif, "c’est l’intermédiaire diathétique qui focalise l’attention : soit comme décalage en rupture avec l’ambition méthodologique soit comme dosage difficilement définissable". La tradition grammaticale grecque l’encadrera directement, comme "tout ce qui est grec", mais dans une dialectique souple entre norme et écart, alors que la tradition latine, tout en opposant deux domaines d’interprétation des faits (forme/construction et sens), cherchera à le récupérer, premièrement par une complexification des sous-catégories diathétiques, ensuite par une régulation systématique via la figure, légitimée par son ‘histoire’, son ‘ancienneté’, son ‘autorité littéraire’.

C’est la norme linguistique en tant qu’‘instance des mœurs’ qui marginalisera tout un registre de la langue, le tabou, et un champ de pratiques langagières deviendra exceptionnel, car existant en tant qu’interdit. Toutefois, si son interdiction échappe à la langue, la survie des tabous, des blasphèmes en particulier, s’organise au sein même des mécanismes linguistiques. Ainsi en diachronie, l’euphémie et le figement permettent, selon Dominique Lagorgette : "ce revirement qui transforme un fait de langue tabou, hors norme, en formule désémantisée". Plus encore, car même en synchronie la langue permet de dire l’indicible : il suffit de remplacer l’acte blasphématoire, performatif, par une structure métadiscursive de distanciation (p. ex le discours rapporté).

Laissons un instant de côté la norme sociolinguistique, pour nous pencher sur la norme, au sens de ‘normal’ opposé au ‘pathologique’.

Si l’exception en tant qu’‘erreur’ théorique concerne les faits (construits) de langues, les troubles de langage se présentent comme des données empiriques, exceptionnelles en quelque sorte par nature. C’est bien ce raisonnement qui permet à Laurence Beaud et Clément De Guibert de parler des pathologies langagières (en l’occurrence de l’autisme) comme des seules exceptions ‘réelles’ "dans le champ des sciences humaines en général et en linguistique, en particulier". Ce caractère brut des pathologies est pourtant essentiel à la compréhension du normal, car elles "présentent une différenciation et une décomposition qui ne sont pas observables telles quelles chez le normal" : p. ex. la dissociation entre capacité de langage et capacité de communication, entre simple interaction et communication coopérative.

C’est justement un exemple original de ces dissociations que nous trouvons dans l’article de Christiane Riboni, qui porte également sur l’autisme. "[L]a jeune autiste se révèle capable de produire des éléments d’énonciation [l’adverbial même], mais dans une situation d’écriture", et non pas dans "le contexte d’une interaction avec un interlocuteur". Comment l’expliquer ? Partant de la valeur argumentative du même (volonté de démonstration, d’insistance), l’auteur nous montre que dans ce cas d’autisme, ce n’est pas la compétence syntaxique qui est défaillante, mais l’estimation de la "dimension évaluative proposée par l’adverbe". Autrement dit, ce n’est pas la capacité de langage qui est en cause, mais bien la "relation à autrui", au co-locuteur, dans le cadre d’une situation réelle (orale) d’énonciation. Sa pathologie permet donc de s’apercevoir que le normal est fait d’un ensemble de phénomènes, homogène en apparence, mais bien plus hétérogène en réalité.

Pourtant l’hétérogénéité et la complexité du normal ne s’illustrent pas seulement par la pathologie, mais aussi par les stades de l’acquisition (domaine où se mettent en jeu toutes sortes de normes). Ainsi le processus naturel d’acquisition du français, langue maternelle, se heurte d’emblée aux difficultés de la norme sociolinguistique, dès lors que les enfants ont affaire à l’emploi du passé simple, ou bien du conditionnel de verbes irréguliers (i. e. vouloir), c’est-à-dire à des formes assez particulières du système. Dominique Delomier nous présente une de ces expériences. Pourquoi donc vers l’âge de six ans, trois enfants ‘improvisent’ des exceptions, en faisant des ‘fautes’, des ‘corrections’ et des ‘auto-corrections’ souvent différentes ? Chaque enfant aurait intériorisé un système normatif particulier, qui ne coïncide que partiellement avec la norme du français moderne. Chacun considérera alors comme exceptionnel à la norme la forme qui ne fait pas encore partie de son système, d’où la variété des formes alternatives qu’ils proposent.

Quittons avec Francis Kierszenbaum le langage naturel des humains pour nous pencher un instant sur le comportement ‘prétendu’ et ‘réel’ de ce que l’auteur appelle un "locuteur-logiciel". L’auteur applique à l’analyse de la production et de l’utilisation des logiciels industriels les catégories de l’analyse linguistique. A côté d’une production logicielle, normale, visant à homogénéiser les pratiques pour une maîtrise collective de la production, des données surgissent des pratiques particulières qu’il propose de traiter en terme d’exception.

3. Des modèles théoriques

L’ensemble des articles réunis au chapitre des modèles ont la particularité d’insister sur le fait que l’exception n’est pas une fatalité, mais bien une question de cadre théorique. Perçu au premier abord comme exception, tel ou tel fait retrouve une interprétation systémique dans une approche plus adéquate.

Une illustration exemplaire en ce sens-là nous est présentée par l’article de Nishio Sumikazu, qui s’interroge sur l'ordre atypique [N+Q] d’une construction nominale, autorisé en japonais, malgré la contrainte typologique des langues à tête-finale [modifieur+modifié] qui pèserait très fortement sur la langue. En japonais, une phrase comme "trois enfants courent" peut présenter trois quantifications, dont une est post-nominale et se traduirait comme "Les 3 enfants en question sont en train de courir". L’effet de "spécificité" du quantificateur cardinal post-nominal, que l’auteur vérifie par substitution d’autres éléments à sa place, résulterait de son rôle prédicatif par rapport au GN qui le précède, à la différence du quantifieur pré-nominal qui est un déterminant. Bien que ces spécificités syntaxico-sémantiques motivent son existence à côté d'un autre procédé de quantification, l’auteur nous montre que cette construction nominale, dont l'organisation des constituants constitue une exception par rapport au trait typologique des langues à tête-finale, "reçoit des explications différentes selon le modèle de grammaire dans le cadre duquel il sera décrit". Il apparaîtra qu’une des deux grammaires appliquées, celle de Goldberg, parvient à réinterpréter l’ordre atypique [modifié + modifieur] comme ordre typique.

C’est le problème de l’aspect qui invite ici à une réflexion sur l’exception en russe. Elizaveta Khatchatourian met l’accent sur le fonctionnement particulier au système perfectif/imperfectif d’une paire de verbes dicendi (govorit’ (imperf…) — skazat’ (perf.). En effet, ces deux verbes semblent être entièrement permutables "en tant que verbes de remarque dans le dialogue", leur rapport ayant un "caractère exceptionnel non conforme aux règles qui décrivent l’emploi des paires aspectuelles". Mais au niveau sémantique, il apparaît que les deux verbes portent différemment sur la réplique, skazat’ introduisant le point de vue du locuteur, alors que govorit’ transmet "le dit en le présentant comme une sorte de citation". L’exception permet de s’apercevoir que dans ce cas particulier le rapport entre ces deux verbes n’est plus d’ordre aspectuel.

Dans le cas de la dérivation lexicale des noms de propriété en –ité en français (p. ex. belgité, mais aussi belgicité), étudié par Georgette Dal et Fiammetta Namer, le recours à l’exception, astucieusement inscrite dans la théorie de l’optimalité des phonologues générativistes, permet de remettre en question la notion même de règle. Etant donné le trop grand nombre de cas atypiques, mais qui sont toutefois attestés dans l’usage, "en matière de lexique construit, la dichotomie règle/exception gagne à être remplacée par un continuum de possibles allant du candidat optimal au marginal".

Mais faut-il encore parler d’exception quand les grammaires proscrivent l'ordre VS pourtant attesté dans des corpus ? Telle est la question posée par l’article de Catherine Fuchs, qui aborde ainsi le problème des cas anomaux dans la syntaxe du français. Selon l’auteur, les deux ordres (SV et VS) sont rarement "équipossibles", la plupart du temps l'une des deux constructions ‘passe’ mieux que l’autre : on peut relever les divers indices co-textuels qui favorisent plutôt l'une ou l'autre (on parlera alors de tendance). Même dans le cas d’une phrase comme : "Mme Swann dont flottait jusque sur le genou du baron le magnifique manteau [...]" (Proust), il se trouve, malgré la présence massive d'indices allant en sens contraire, que certains indices co-textuels favorisent cet ordre, et Proust a choisi de donner plus de poids à ces indices faibles qu'aux indices forts. ‘Epinglé’ trop promptement comme exception, l’ordre syntaxique ‘impossible’ VS trouve ainsi une explication au niveau d’analyse des indices co-textuels.

De la même manière, l’emploi transitif d’un verbe intransitif, dans un exemple du type "bouger sa ville" dont l’article d’Iva Novakova propose une étude multidimensionnelle (syntaxique, sémantique et pragmatique), vient également s’inscrire dans cette perspective d’analyse. Cette tendance à la transitivation causative qui est observable selon l'auteur, dans plusieurs langues (anglais, français, espagnol, russe, bulgare), reste pourtant marginale en français, du fait de l'emploi massif de la construction factitive "faire+infinitif" qui est bien grammaticalisée et très productive. Les emplois en question sont perçus comme différents du fait de la transgression du schéma actanciel habituel du verbe et sont donc largement utilisés à des fins stylistiques (dans le discours journalistique, par exemple).

L’emploi non canonique du mais justement en français que Mojca Brezar (voir son article) relève à partir d’un vaste corpus (cinq heures d’enregistrement de débats télévisés) pose également la question des cadres théoriques. Faut-il voir dans mais justement l’indice d’une démarche coopérative, et s’inscrire alors dans la perspective énonciative, proposée par M. A. Morel et L. Danon-Boileau, ou bien faut-il considérer le mais seul, et le voir alors comme exceptionnel par rapport aux valeurs d’inverseur d’orientation argumentative, que l’on trouve dans la théorie de l’argumentation d’O. Ducrot ?

C’est un plaidoyer argumenté en faveur de la linguistique sur corpus que nous découvrirons dans l’article de Christine Rouget, qu’il s’agisse du courant anglo-saxon, représenté par l’équipe de D. Biber, ou bien des analyses du français parlé de l’équipe de Cl. Blanche-Benveniste. Ce type d’approche en linguistique éliminerait l’exception, se présentant comme un ensemble d’ "analyses multi-dimensionnelles", "en mesure de décrire les données du ‘réel langagier’, aussi complexes et hétérogènes soient-elles". Pourtant, ne nous trompons pas de cible, car l’exception n’y est pas pour autant un élément aléatoire : "c’est même souvent l’exemple bizarre, exceptionnel qui est le moteur de ce type d’étude."

Linguistique sur corpus également, mais l’échelle est différente avec la contribution de Paul Cappeau qui s’intéresse aux grandes banques de données orales et pose la question des exceptions d’une manière originale : "Au lieu de s'intéresser aux marges de la norme, on se demandera pourquoi des exemples qui ont leur place dans des ouvrages de grammaire et que l'on s'attendrait à trouver sans difficulté se révèlent si rares dans les données. C'est alors à des faits exceptionnels, sous-représentés que l'on s'intéressera." S’agirait-il donc de "conclusions hâtives fondées sur des données pauvres", ou bien de "contraintes liées à la langue et à sa description" ? S’appuyant sur une analyse percutante des indéfinis en position sujet, en français, l’auteur nous montre quels sont les paramètres qui "peuvent venir fausser les descriptions et les attentes afférentes".

Qui n’a jamais souffert des irrégularités des verbes irréguliers, que ce soit en français, anglais, ou en toute autre langue ? Gilles Boyé et Patricia Cabredo nous feront pourtant comprendre que dans cet univers à degré élevé de désordre, il existerait des règles sous-jacentes : "Les verbes irréguliers ne sont pas irréguliers de manière arbitraire." Une première consolation nous viendrait de l’observation que les verbes irréguliers comportent deux types d’exceptions (irrégularités) dans leur conjugaison, dont seule la seconde est vraiment problématique. Ainsi, "le premier type comporte une structure morphologiquement analysable : ces formes combinent une base supplétive avec le suffixe régulier (par exemple le passé simple de "boire" : "bus", "bus", "but", "bûmes", "bûtes", "burent"). Le deuxième type d'exception est morphologiquement non-analysable : ces formes entièrement supplétives ne montrent pas les suffixes réguliers (par exemple sommes ou êtes)." Une analyse plus fine montre pourtant que la distribution des supplétions, y compris dans le deuxième type de verbes irréguliers, est soumise à son tour à certaines régularités.

La sophistication des outils descriptifs en grammaire générative a parfois été si importante que, comme le rappelle Georges Rebuschi, même "Chomsky a pu récemment noter que le degré de complexité de la théorie [avant son Programme minimaliste] était du même ordre que celui des données". On aura déjà compris que c’étaient bien des ‘cas récalcitrants’ qui poussaient à cette surenchère des règles, qu’il s’agisse de quelques principes généraux, "de certains mots intrinsèquement marqués comme réfractaires à l'application de la règle 8 ou de la sous-règle 33b", ou bien, encore une fois, de "la relativisation du sujet". Faut-il cependant rejeter comme trop complexe toute la théorie du Gouvernement et du Liage (question qui oblige à réfléchir au dosage des règles et des exceptions dans un modèle d’analyse) ? Georges Rebuschi préfère ne pas être "aussi négatif, car ce jugement ne fait pas cas de la richesse énorme de données nouvelles exhibées dans les langues les plus variées, puis analysées de manière souvent cohérente, à l'aide des Principes et Paramètres élaborés dans les années 80".

Exception et universaux linguistiques : quelqu’un devait poser la question. C’est l’équipe des phonéticiens de Grenoble (cf. l’article de Louis-Jean Boë & al.) qui s’en charge avec une interrogation sur les tendances générales des structures phonologiques des langues du monde. S’appuyant sur des résultats déjà obtenus dans le domaine des systèmes vocaliques, où en bref, plus les voyelles sont distinctes, plus elles ont des chances de survivre, les auteurs soulèvent le problème des consonnes, qui semblent ne pas obéir à ce principe de distinctivité acoustique maximale : "si l'on analyse les résultats de nombreuses études menées sur les confusions perceptives des consonnes dans le bruit, on peut noter que les bilabiales /p/, les vélaires /k/, les coronales /d/ et les vélaires /g/ et, dans une moindre mesure, les bilabiales /m/ et les coronales /n/ sont confondues alors que ces contrastes sont très majoritairement présents dans les langues. Les consonnes seraient-elles donc une exception au principe de dispersion-différenciation acoustico-perceptif ?" La réponse viendrait d’une observation originale : "l’examen des performances de sujets handicapés – sourds, aveugles et sourds-aveugles – va nous permettre de déterminer les spécificités de leurs systèmes phonologiques et peut-être nous donner la clé du système phonologique des entendants-voyants que nous sommes", car on s’apercevra que dans le trio : "parole audible, parole visible, parole tactile : la plus handicapée des trois n’est pas celle qu’on croit".

L’exception au point de vue diachronique sera au centre du développement de plusieurs contributions à ce recueil. Pour David Gaatone, toutes les langues naturelles contiennent des exceptions. Il s’agit alors d’opposer l’exception à la règle, au sens de ‘productivité’. L'exception signifie ainsi phénomène ‘rare’, soumis à des règles non productives. Cela implique également qu’une règle non productive est un vestige de l’histoire. Or, qui dit diachronie dit également son rapport à une autre perspective d’analyse, la synchronie, et donc interrogation, comme dans l’article de Colette Feuillard, sur les cadres théoriques. Faits de langues, cas marginaux dans un modèle quelconque, ou bien insuffisance agnostique d’un modèle, les deux auteurs nous proposent toute une série d’exemples qui rendent compte de la complexité des faits exceptifs, de la difficulté donc que l’on a parfois à expliquer ce que Claude Bernard, cité par Colette Feuillard, appelait "un phénomène dont une ou plusieurs conditions sont inconnues".

Et justement, c’est bien à la recherche des conditions inconnues d’une exception en portugais que se livre Michel Maillard dans son article portant sur la ainsi dite ‘revanche des grands-mères’. En portugais, "c’est le membre féminin du couple grand-parental qui, au pluriel, assure l’hyperonymie". Nous saurons comment nos ancêtres, latins et néo-latins, appelaient déjà leurs ancêtres, et surtout comment, différemment des autres langues romanes, le portugais s’est doté diachroniquement d’une forme aussi originale.

Auparavant exceptionnel et rare, le phénomène d’oxytonisation des mots portugais, signalé dans l’article d’Elisete Almeida, se présente comme une tendance forte de rapprochement entre le portugais et le français. Nous assistons ainsi à un remue-ménage structurel, car cette oxytonisation a des incidences importantes sur la morphosyntaxe portugaise. Ce serait le cas où, pour David Gaatone, une règle non productive se transforme en règle productive, et donc non exceptionnelle.

4. De l’‘erreur’

Erreur, omission, faute — ces mots sont souvent revenus dans nos débats sur l’exception. Or il est évident que l’on ne parle pas de la même chose.

Dans l’article de Homa Lessan-Pezechki, nous ferons connaissance avec une exception qui proviendrait d’un malentendu méthodologique : par une omission que même le souci de simplification ne pourrait justifier, les grammaires persanes traitent d’une certaine forme de médiatif comme d’un aoriste, étant donné la coïncidence des formes. Après un bref exposé des valeurs temporelles et modales, spécifiques du médiatif, connu aussi sous le nom d’inférentiel, non-testimonial, non-vu, évidentiel, admiratif, et également employé pour d’autres langues comme le bulgare, le turc, le géorgien, l’albanais, etc., l’auteur nous propose de juger nous-même de l’insuffisance de rigueur dans ce domaine, car "c’est au plan des valeurs d’emploi, en contexte, qu’il est possible de distinguer le parfait du médiatif", et non pas en privilégiant la morphologie, comme le fait la plupart des grammairiens traditionnels. La solution serait alors de considérer "le médiatif comme une sorte de mode, auquel il importe de donner aujourd’hui une existence grammaticale", et par là, donner un statut autonome à des formes éparpillées dans d’autres catégories.

Un cas partiellement semblable nous est présenté en phonologie fonctionnelle (cf. l’article d’Irina Vilkou-Poustovaïa), où il existerait deux types de cas problématique : ou bien on ne peut pas décider de quel son/phonème il s’agit dans un contexte particulier, ou bien on ne peut pas dire s’il s’agit d’un phonème ou de deux à propos d’un certain segment phonique. Or, si la difficulté de calcul des neutralisations vient du cadre méthodologique, c’est-à-dire du calcul de la marque d’oppositions phonologiques, ici absente (et les limites du modèle sont alors évidentes), le problème des groupes des sons complexes semble subir d’autres contraintes, que l’on a souvent voulu ignorer. L’exposé des théories qui se sont confrontées à ce problème impose une réflexion sur l’importance de l’oreille du locuteur dans l’identification ou non de certains traits phoniques. Idée qui conduit à dépasser les règles canoniques du calcul phonologique et à s’interroger sur le rôle des idéologies identitaires dans la promotion d’un modèle d’analyse d’une langue.

Simple bavure, comme dans le cas du médiatif iranien, ou bien omission volontaire, comme dans celui de la phonologie pragoise ? le tour des ‘erreurs’ n’est pas encore fait.

L’article sur la l’opacité des séquences figées en français de Maria Isabel González Rey et Montserrat López Díaz élargit l’espace des ‘erreurs’, avec une interrogation sur ces : "automatismes linguistiques qui s’imposent tels quels dans la langue." Et contrairement à une idée aprioriste, leur ‘marginalité’ "ne provient ni de leur nombre, qui est, comme on le voit, assez grand, ni de leur irrégularité syntaxique, moindre que ce qu'on pense au vu des résultats du traitement informatique de la langue, ni encore de la non compositionnalité de leurs formatifs dont le sens est motivé et, de ce fait facile à dégager." Pour nos auteurs, l’exception est ailleurs : "En croyant savoir ce qu'on dit sans savoir pourquoi on le dit ainsi, on démontre qu'entre le signifiant et le signifié il n'y a pas toujours concordance : l'exception est là." A la fin, nous saurons tout ou presque sur l’origine de l’opacité sémantique et sur la menace permanente de remotivation des expressions figées. Mais surtout, cette contribution pointe un cas particulier d’‘erreur’ linguistique, celui de l’ignorance partielle : que l’on connaisse ou non l’expression croquer le marmot, on se doute bien que cela ne veut pas dire manger le bébé.

Entre les ‘erreurs’ méthodologiques de toutes sortes et l’‘ignorance’ du locuteur, notre enquête progresse vers une appréhension plus fine des ‘fautes’, qui jouent un rôle fondamental dans la compréhension des exceptions.

De toute évidence, l’accentuation en anglais moderne occupe les esprits des chercheurs, car aussi bien l’article de Nicolas Balier que celui de Franck Zumstein s’y attache, avec un grand bagage bibliographique à l’appui. Si les auteurs partagent l’idée que l’exception n’est pas une impasse en accentuation anglaise, étant donné qu’il y a une sorte d’arbitrage du système "au bénéfice d'une solution de type analogiste" (N.B.), il conviendrait de se demander si ce n’est pas le statut particulier de l’anglais dans le monde d’aujourd’hui qui explique en quelque sorte les phénomènes constatés ici. Comme le rappelle Nicolas Ballier, English is a Lingua Franca, à l’instar du latin à une certaine époque, même si "les mécanismes analogistes se retrouvent aussi chez les locuteurs natifs". Ainsi, à côté de "l'erreur comme laboratoire de la règle qui met en jeu chez des locuteurs non natifs des tendances analogiques" (N.B.), Franck Zumstein met en valeur la naissance des variantes accentuelles qui tendent à devenir de plus en plus régulières (par un conflit des règles phonétiques et morphologiques), en anglais britannique, chez des locuteurs natifs.

L’erreur comme "laboratoire de la règle", souvenons-nous des enfants en acquisition de la norme, que Dominique Delomier nous présentait. ‘Fautes’ suivies ou non de ‘corrections’ et d’‘autocorrections’, c’est l’exercice même du langage qui est fait ainsi, c’est le mécanisme même des changements linguistiques qui se déroule de la sorte, sans rien épargner, même les langues artificielles, (cf. l’article de Claude Hagège)

Il doit y avoir pourtant une astuce dans le langage qui permet ce jeu d’instabilité sans compromettre la communication ! Et nous l’avons déjà mentionnée à plusieurs reprises, que ce soit à propos des irrégularités des verbes irréguliers en anglais (cf. l’article de Gilles Boyé et Patricia Cabredo), de l’oxytonisation en portugais (cf. l’article d’Elisete Almeida), de la dérivation lexicale en français (cf. l’article de Georgette Dal et Fiammetta Namer), et bien d’autres encore. Cette astuce, ce schéma correcteur, c’est l’analogie.

L’analogie et son rôle central de mécanisme linguistique dans l’évolution d’une langue – nous voici peut-être devant une explication de l’exception. Grâce à l’analogie (système de métarègles, pour Nicolas Ballier) : "le système linguistique prévoit [donc] bien un au-delà de la règle, une possibilité d'enfreindre le système de règles, qui n'est pas un au-delà du système linguistique : les infractions à la règle restent interprétables". Mais l’histoire est celle de toujours, car "les innovations de l'analogie sont plus apparentes que réelles. La langue est une robe couverte de rapiéçages faits avec sa propre étoffe (CLG, p : 235)" – comme nous le rappelle Saussure, nous faisant ainsi comprendre qu’une ‘infraction’ et sa solution dans une langue sont le plus souvent (à part les emprunts et les changements phonétiques aveugles) d’une même nature que cette langue. L’origine et la solution d’une exception linguistique sont à chercher alors dans son propre système linguistique.

Or chercher ne veut pas toujours dire trouver — comme le cas du a prédit par Saussure et découvert par la suite, car souvent la ‘patine du temps’ (évoquée par Maria Isabel González Rey et Montserrat López Díaz), occulte les conditions d’analyse.

5. De l’exception

Si l’exception dans les langues est générée et gérée par l’analogie (et où toute norme n’est qu’une tentative d’imitation de cette dernière), dans les théories elle se révèle – et se rebelle – dans un modèle. Cependant, à y regarder de près, le modèle n’est qu’un même mouvement analogique de systématisation, le linguiste n’étant qu’un humble observateur de la langue. Comme le disait encore Saussure : "La langue est un système serré, et la théorie doit être un système aussi serré que la langue. Là est le point difficile, car ce n'est rien de poser à la suite l'une de l'autre des affirmations, des vues sur la langue : le tout est de les coordonner en un système" (Godel, 1957 : 29). C’est peut-être bien pour cette raison de mimétisme entre objet et modèle que l’exception est un terme répandu surtout en sciences du langage…

Réalité et modèle, modèle et réalité. Ce va-et-vient relie les théories à l’expérience, ces deux termes étant souvent indissociables. Et l’exception est là, entre les deux, abstraction et principe de réalité à la fois. En effet, le a indo-européen de Saussure, était-il seulement une conclusion théorique ou bien également un objet empirique, découvert par la suite dans des langues ? Ce qui au départ semblait être une entité théorique se révélera dans la recherche ultérieure une donnée linguistique, tout simplement inconnue auparavant.

Pour conclure disons que si l’exception gêne encore, ce n’est que par une sorte de paresse de l’esprit, comme nous avons pu nous en convaincre ici à plusieurs reprises. En tant qu’élément déstabilisant et novateur dans le réel des langues, elle est par là même un aveu d’échec et une source de nouvelles inspirations dans la réflexion linguistique.

 

Du contre-exemple au contre-argument

Notule par Laurent Danon Boileau

Comme Meillet (Esquisse d’une grammaire comparée de l’arménien classique, 1903) n’avait pas manqué de le noter, c’est avec l’exception constatée que le travail du linguiste commence : il lui faut en rendre raison. C’est ce travail qui permet de muer le contre-exemple (l’exception) en contre-argument. Le contre-exemple est un fait de langue qui s’oppose aux prévisions d’une règle ; le contre-argument est un raisonnement qui permet d’expliquer sa survenue, et conduit à réformer la règle initiale.

De ce point de vue, l’argumentation que l’on déploie pour expliquer l’exception me paraît relever de deux stratégies nettement opposables.

La première consiste à plaider l’hétérogénéité du domaine d’application de l’opération qui produit l’exception. L’exception révèle alors une fracture dans le domaine. Ainsi, en anglais courant, la première personne prime actant d’un verbe est d’ordinaire au cas nominatif I, tandis que le verbe porte la marque ّ de première personne. C’est le cas de I say dans I say that you are right. Toutefois, chez Milton, Tennyson, Shakespeare (Me thinks the lady doth protest too much), E. Brontë…, on trouve l’expression me thinks, présentant la première personne prime actant au datif-accusatif associée à un verbe portant un ‘s’ de troisième personne. Or cette exception vient en fait souligner que l’animé humain correspondant à ‘me’ n’est pas agent du procès exprimé par le verbe auquel il est associé. Comme avec de nombreux verbes de la catégorie ‘perception, sentiment, conscience’, la relation entre le prime actant animé-humain et le verbe n’est pas est de type <agent / procès>, mais de type <siège-expérienceur / procès>. C’est cette différence de valeur sémantique dans la relation entre le prime actant et le procès exprimé par le verbe qui est cause de l’exception constatée. L’exception révèle ici l’existence de sous-catégories sémantiques de relations entre le verbe et le prime actant.

Il existe une seconde manière de traiter l’exception. Elle consiste à dire qu’une marque donnée est porteuse de deux ordres de valeurs, et que la hiérarchie établie entre ces ordres varie. Ainsi, il est commun de dire que la forme de troisième personne du singulier est la moins marquée, parce qu’elle correspond à la ‘non-personne’. Mais ici l’anglais (entre autres) fait exception : au présent, la marque de troisième personne du singulier (le fameux ‘s’) s’oppose au ّ des autres personnes. Pour expliquer cette exception, on peut partir de l’idée que toute marque de personne fait simultanément deux choses: 1) elle repère la position de l’argument prime actant par rapport à l’énonciateur ; 2) elle valide la relation prédicative dans son ensemble. Dans les langues où la troisième personne correspond à une forme verbale moins marquée que les autres (français par exemple), c’est la dimension de repérage de l’argument prime actant par rapport à l’énonciateur qui a prévalu; dans les langues pour lesquelles c’est la marque de troisième personne qui est la plus marquée (anglais par exemple), c’est la dimension de validation de la relation prédicative qui a prévalu. Ici l’exception souligne le changement de hiérarchie possible entre les ordres de valeurs portés par la marque flexionnelle ‘s’.

 

 

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