n° 8 : L'accord

 

présentation générale

 

Laurent Danon-Boileau
Mary-Annick Morel
Irène Tamba


"L'accord est une énigme" dit Jespersen. L'ensemble de ce numéro le montre. D'un côté, on le dirait d'une régularité de surface largement répandue. Mais de l'autre les catégories qu'il affecte sont variables, et sa fonction balaie un spectre trop large pour n'être pas un peu flou. Les recherches d'explication vont osciller entre plusieurs pôles. Certains privilégient la géométrie des formes. Il y sera question de proximité, de portée, de linéarité de propagation d'une marque. D'autres maintiennent l'incidence de la construction référentielle et de l'intentionnalité énonciative. Il sera alors fait appel à des notions telles que cohérence référentielle, subjectivité de l'énonciateur. D'autres enfin y voient une manière de scander la chaîne sonore et d'y ménager des rappels sur fond de discontinuité. Le bien fondé de l'un ou l'autre point de vue dépend en partie du domaine retenu pour l'étude.


CONCORDANCE ET RECTION


D'une tradition à l'autre, les préoccupations et les concepts ne se recouvrent pas. En témoignent les trois articles qui initialisent le volume, de Bernard Colombat sur la tradition gréco-latine, de Boubker Intissar sur la tradition arabe et de Jean-Luc Chevillard sur la tradition tamoule.
Le mot "accord" lui-même est d'émergence récente. Comme le montre Bernard Colombat, la tradition gréco-latine connaît essentiellement l'opposition entre "concordance" et "rection". Concordance désigne le processus qui assure l'homogénéité interne d'un même syntagme en propageant un trait d'un terme à l'autre. On songe au lien du nom à l'adjectif. Rection vise en revanche l'opération qui permet d'articuler des constituants de classe différente, dont l'un commande l'autre. Ici, c'est le lien du verbe à ses actants dont il s'agit. Au demeurant, si le verbe régit l'objet, en revanche il s'accommode avec le sujet. L'accommodation elle-même semble d'ailleurs osciller entre deux archétypes, celui de la relation du nom à l'adjectif et l'image inversée du lien verbe / objet.
Dans les langues indo-européennes, l'accord intéresse exclusivement le groupe nominal ou la relation du verbe à ses arguments. En est-il nécessairement ainsi? En hindi par exemple il existe une postposition qui s'accorde au nom qui la précède. Est-ce à dire que le champ est plus vaste? L'analyse d'Annie Montaut invite à nuancer la réponse, car la postposition accordée équivaut à une dérivation adjectivale, ce qui tempère l'impression première d'exotisme.


INCIDENCE DU DOMAINE SUR LA VALEUR DE L'ACCORD


La valeur et la forme de l'accord varieraient donc selon son domaine. On pourrait imaginer un système en tache d'huile. Au centre, l'accord localisé dans le groupe nominal correspondant à la distribution d'une marque unique. Elle maintient l'unité, comme le '-s' de pluriel entre l'adjectif et le nom en français. Puis, à la frontière de deux classes fonctionnelles, au sein de la proposition toujours, l'accommodation articule le verbe au sujet par exemple. Ici, les marques sont corrélées plutôt que distribuées. Il s'agit de marquer la congruence référentielle entre unités maintenues distinctes. Au '-s' du sujet pluriel répond alors le '-nt' du verbe. On glisse d'une identité des marques vers une identité qui doit se dire en termes de valeur référentielle.
Plus loin encore, plus floue, la concordance des temps à laquelle Philippe Bourdin consacre un article. Et enfin, à l'extrême, les registres de politesse de langues comme le japonais ou le coréen. Progressivement, le cadre de la syntaxe s'estompe et l'on entre dans le champ de la construction référentielle et de l'énonciation.
Voilà donc une cartographie qui permet de croiser la question des domaines et celle des valeurs.


HETEROGENEITE DES FAITS


Toutefois, même dans un domaine aussi défini que le groupe nominal, la gestion des marques n'est pas nécessairement homogène. L'article de Jacques Poitou relève en allemand la multiplicité des configurations. Il est vrai qu'il indique aussi que ce foisonnement obéit à un principe distributionnel simple. La diversité des marques nominales est grande, mais les marques faibles se placent sur les adjectifs, tandis que les marques fortes affectent les déterminants.

Enfin, il semble aussi que la balance entre concordance et rection ne se maintienne pas toujours égale. Dans son étude sur le kasim et le kimbudu, Emilio Bonvini montre que, de ces deux langues pourtant proches, l'une privilégie constamment l'accord par rection commandée par le verbe, tandis que l'autre, s'appuyant sur un système de classes fort, préfère l'accommodement à partir du nom.


INCIDENCES DU POINT DE VUE THEORIQUE RETENU


Mais par delà les faits, la valeur de l'accord dépend aussi du cadre théorique retenu. Dans la théorie de la grammaire générative, l'accord à l'intérieur d'une catégorie majeure est traité comme un partage de traits entre la tête et le spécificateur. C'est ce qui conduit Georges Rebuschi à faire l'hypothèse qu'en swahili il existe un pronom relatif "abstrait", phoniquement vide, qui propage ses traits de classe sur le verbe de la relative et entraîne la postposition du sujet. Pourtant, en tswana, pour des faits comparables, Denis Creissels rejette ce principe de propagation à partir d'une tête abstraite. A ses yeux, la marque de classe qui apparaît sur un déterminant en l'absence de tête substantivale autorise à considérer que c'est la valeur du trait qui fournit directement la notion (personne, chose ou lieu) sur laquelle portent les opérations de détermination.
Ceci n'est sans doute pas sans rapport avec l'hypothèse que présente Pica pour les langues dites "non configurationnelles": ici les indices associés au verbe, loin d'indiquer une rection ou une anaphore d'éventuels actants, traduisent un formatage de l'événement auquel les éléments lexicaux associés apportent ensuite des précisions complémentaires.
C'est toutefois sous la plume d'Alain Delplanque que l'on trouvera la remise en cause la plus marquée du principe même de l'accord. Son exemple des langues gur montre un accord de l'adjectif au nom qui ne se fait que si la propriété attribuée est jugée objective.


D'OU VIENT L'ACCORD?


La genèse de l'accord a également préoccupé les auteurs des contributions ici rassemblées. Bien souvent, elle est abordée comme la grammaticalisation d'éléments pronominaux. Boubker Intissar montre ainsi qu'en arabe la marque pronominale affixée au verbe n'est plus un vrai pronom, mais plutôt une copie des traits de genre et de nombre du groupe nominal sujet. De manière comparable, dans les langues balkaniques (albanais, bulgare, roumain, macédonien, grec) le clitique objet, en se soudant régulièrement au verbe, équivaut à une marque d'accord avec celui-ci. C'est ce qui ressort des articles de Jean-Louis Duchet et Remzi Përnaska, et de Gilbert Lazard. Plus complexe est le cas du vogoul. Comme l'explique Jean Perrot, si dans la conjugaison objective c'est bien l'actant-objet qui déclenche l'accord en nombre sur le verbe, ce dernier n'en porte pas moins la trace de la référence à l'agent. Son indiciation se fait alors par le recours à une marque qui signe ailleurs le possesseur. Le sujet devient en somme possesseur de son action, ce qui entraîne une nominalisation du prédicat verbal.


EVOLUTION


Mais comment comprendre le jeu des amalgames (une seule marque pour deux valeurs relevant chacune d'un paradigme distinct) et des neutralisations (une marque disparaît)? Quelle logique invoquer pour définir une hiérarchie entre les amalgames possibles ou saisir ce qui oriente les faits d'une langue vers l'une plutôt que l'autre des stratégies d'effacement? Prenons le cas des marques de possession. Comment comprendre que le français marque le genre de l'objet "possédé" ('son' vs 'sa') et l'anglais le genre du "possesseur" à la troisième personne du singulier du moins ('his' / 'her' / 'its')?
On souhaiterait pouvoir faire appel à une proposition comparable à celle développée par Gertjan Postma pour les désinences personnelles du verbe latin. On s'en souvient, son explication conjugue deux principes. L'un pose que tout groupe cohérent de termes doit porter la marque d'un nombre donné de catégories appliquables à l'ensemble, et l'autre qu'aucune catégorie n'est marquée deux fois dans la chaîne.
En plus d'un point, on aimerait aussi faire appel à la morpho-phonologie. Comment autrement rendre compte des écarts évidents entre écrit et oral? Prenons l'exemple du français. A l'écrit, tout est régulier. Le marquage du féminin s'établit par un '-e', le pluriel par un '-s'. A l'oral en revanche, le féminin fait apparaître de nouvelles consonnes, tandis que le pluriel disparaît des noms pour ne plus figurer que sur le déterminant.
Le poids des marques est sans doute considérable. John-Charles Smith rappelle à ce propos que dans nombre de langues romanes, la propagation de l'accord ne se fait du pronom au participe que si la marque de ce dernier est suffisamment audible. Principe néanmoins tempéré par une généralisation naturelle qui pousse tout locuteur à entendre des marques là où il n'y en a pas mais où il devrait y en avoir.
L'accord semble ainsi osciller entre congruence de sens et répétition de forme. Pascal Vernus nous en donne un exemple avec le vieil égyptien.


L'ACCORD DANS LA CONSTRUCTION DU DISCOURS


Mais l'accord est également affaire de mémoire discursive. Il établit un lien entre éléments distants et dissociés. Quand le sujet est thème, dit Gilbert Lazard, il se disjoint du verbe et l'accord devient nécessaire. De même, quand l'objet s'autonomise, quand il est défini, que sa position devient variable, l'accord avec le verbe apparaît également crucial pour maintenir la liaison. Avec cet effet paradoxal que la marque zéro, celle de l'objet coalescent au verbe par exemple, est tout ensemble la moins visible et la plus intime.


LINEARITE DES MARQUES D'ACCORD ET SENS DU CHAINAGE


L'accord est sans aucun doute un domaine où l'ordre des mots est décisif. En témoignent en grande partie les fautes dites "d'accord" en français. Le plus souvent elles sont l'effet de difficultés d'ordre syntagmatique. C'est du moins ce que montre l'article de Jean-Pierre Jaffré et Dominique Bessonnat. Toute entorse à la linéarité des chaînes morphographiques en fait achopper la gestion. Au demeurant, le contexte crucial n'est pas ce qui précède mais ce qui suit l'espace où vient s'inscrire la marque. Il ne s'agit évidemment pas d'une règle intangible. Paul Cappeau et Catherine Gamugli-Gallardo soulignent l'incidence persistante des attaches référentielles. Et même en matière de gestion de la chaîne, il y a parfois conflit. Ainsi en français deux principes semblent s'affronter: l'un privilégie l'invariabilité du verbe sitôt qu'il est placé en position initiale, l'autre assure le chaînage avec le constituant nominal placé avant le verbe (sujet ou complément). La prédominance de l'un ou l'autre permet d'expliquer, selon Paul Cappeau, les erreurs sur le pronom redoublé postposé, dès que le verbe est précédé d'un groupe nominal autre que le sujet. En italien au contraire, comme le montre l'étude de C. Camugli-Gallardo, dans l'accord du verbe, c'est l'anticipation de l'aval qui prévaut. Il semble donc difficile d'établir une règle. A cela près que dans les deux cas le paramètre de localité prend le pas sur celui de la valeur fonctionnelle.


LES RUPTEURS DANS LA CHAINE DES ACCORDS ET L'ASPECT COGNITIF DES PHENOMENES D'ACCORD


En français, sitôt que l'accord transite par un relatif, il hésite. L'article de Daniel Luzzati et Reza Mir-Samii propose pour en rendre compte l'idée du fenêtrage. Lieu de transition, le relatif exige une double orientation à la fois vers l'amont et vers l'aval. D'où un conflit cognitif et une priorité indue accordée à l'une ou à l'autre de ces directions selon les conditions d'énonciation.
C'est également de ce phénomène de tension que fait état l'article de Sabine Boucheron. Son analyse porte sur la relation d'accordage qui s'établit entre le sujet et le verbe quand le sujet au singulier est séparé du verbe par un groupe nominal au pluriel "décroché" entre tirets. Selon que la dynamique choisie est centripète ou centrifuge, l'accord se fera au pluriel ou ne se fera pas.
Mais comment les locuteurs eux-mêmes expliquent-ils leurs erreurs d'accord? L'étude de J.-P. Jaffré et D. Bessonnat, fondée sur des entretiens avec les élèves et les explications fournies par ceux-ci, montre que, dans la plupart des cas, l'erreur résulte d'une difficulté à gérer les données linguistiques en raison de l'encombrement de la mémoire de travail par le traitement de l'information graphique.

Le thème de l'accord relève donc de problématiques passablement hétérogènes. La diversité des articles ici rassemblés permettra, on l'espère, d'en convaincre comme de faire saisir les relations que l'on peut établir entre elles.

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