n° 6 : L'exclamation

 

présentation générale

LAURENT DANON-BOILEAU
MARY-ANNICK MOREL

 

Dans l'exclamation, tout est problématique: l'origine, les marques, la valeur modale comme la structure interne. C'est du moins ce qui ressort de la lecture des articles du présent numéro.
L'origine: s'agit-il de l'expression naturelle d'un mouvement de l'âme (d'un avatar du cri de douleur en somme)? ou bien au contraire d'une manière de rite social, dont le blasphème et l'insulte seraient alors une manifestation exemplaire?
Les marques: les trouve-t-telle dans l'intonation ou dans ce point dont l'histoire fluctuente souligne la complexité?
La valeur: elle indique la surprise, dit-on parfois. Mais qu'est-ce au juste que l'expression de la surprise? La traduction d'un état de choc ou le début d'une reprise de la pensée? Et puis, qui en est le siège? Le locuteur lui-même ou celui à qui il s'adresse et dont il prévoit les réactions?
La structure: l'exclamation est-elle toujours une prédication ou s'agit-il d'une autre organisation plus proche, finalement, de la détermination?


L'ORIGINE NATURELLE : LE CRI OU L'APPEL


"La proposition affective, dit Grevisse (Grevisse 1964 p. 122) présente en la colorant d'une nuance émotive l'expression d'un fait. Exclamative, elle traduit avec la force d'un cri la joie, la douleur, l'admiration, la surprise, l'indignation, la pitié, la crainte, l'ironie, ou quelque autre sentiment du sujet parlant. Optative, elle exprime un souhait, un désir; elle n'est en somme qu'une variété de la proposition exclamative.Impérative, elle exprime un ordre, un conseil, une prière; elle n'est aussi souvent qu'une variété de la proposition exclamative." On ne saurait mieux dire la parenté de l'exclamation, de l'ordre et de l'interjection, ni souligner plus nettement la dimension censément naturelle de l'exclamation et du "langage émotif".
Si le présent numéro confirme le continuum relevé ici (on y a même ajouté l'insulte), en revanche il s'inscrit en faux contre l'idée selon laquelle le langage émotif serait un prolongement naturel du cri. Certes l'exclamation puise dans la réalité de l'émotion. Mais l'incidence de la convention, celle du style,des rites et de la rhétorique est cruciale dans les formes qu'elle revêt. Expression d'un affect, l'exclamation n'en demeure pas moins la marque socialisée d'un rapport à autrui. Ce n'est pas la symbolisation à l'état naturel. Certes, le langage émotif précède celui qui l'est moins. Mais cette émotivité ne marque pas un trouble particulier du sujet. C'est seulement la trace de ses efforts pour attirer l'attention de l'autre et construire avec lui l'espace nécessaire au déploiement de l'échange.
C'est du moins ce qui ressort des études ici rassemblées Gabrielle Konopczynski montre par exemple que le recours au schéma intonatif de l'exclamation pour exprimer la surprise la joie ou la douleur est bien moins précoce chez l'enfant que la simple assertion, l'impératif ou l'interrogation. Il faut attendre 20-22 mois pour voir apparaitre une véritable exclamation. Même chose dans la langue des signes où Aliyah Morgenstern et Marianne Bedayan relèvent que le pendant gestuel des interjections n'est nullement le fruit d'une création immédiate et spontanée mais résulte au contraire d'un apprentissage tardif.
Ceci ne veut bien entendu pas dire que l'exclamation n'ait aucun précurseur.Très tôt l'enfant produit des énoncés qui accentuent les divers indices de l'intonation normale.(intensité, allongement, hauteur du fondamental) et se démarquent des énoncés d'assertion ou d'interrogation. Mais leur fonction n'est pas d'exprimer un affect ou une sensation. Elle est d'établir le dialogue avec autrui. L'ancêtre de l'exclamation n'est donc pas le cri mais l'appel. Ceci est encore vrai pour la langue des signes: même intensification des traits de l'énoncé d'appel (accélération, mimique effarrée) quant le jeune sourd désigne à l'adulte le thème qu'il veut mettre au départ de leur échange
Résumons: l'intensification des indices de l'intonation est d'un emploi précoce. Mais elle correspond longtemps à une fonction d'appel. L' extension du procédé à l' expressivité véritable est tardive. Comme si, par une sorte de paradoxe du comédien, la manifestation linguistique de l'émotion exigeait une distanciation préalable. Ce n'est d'ailleurs que vers quatre ans qu'apparaissent les interjections véritables (ouf! ah bon!). En outre, c'est dans le récit qu'on les trouve, c'est à dire dans un registre de parole où le locuteur, particulièrement averti de son rôle et de sa fonction, s'efforce de construire ses effets. On peut s'en étonner. Mais on peut aussi penser que dans l'exclamation la difficulté est plus grande que dans l'assertion: dans l'exclamation, le sujet ne montre pas un objet mais un état qui lui est intérieur. Contrairement à l'objet que pointe la deixis, cet état n'appartient pas à un espace commun. Il est enfoui enfoui dans l'intimité d'Ego.

Mais revenons à l'exclamation d'appel. L'étude de Christiane Préneron et Marie-Mercedes Vidal-Petit sur les injonctions exclamées des parents à l'adresse de leur jeune enfant dans les diverses occasions de la vie quotidienne (lavage de mains par exemple) confirme le primat de cette fonction et en étudie la diversité. Dans le corpus étudié, au delà du simple appel, les exclamations correspondent au souci plus large d'établir une coopération. L'appel se fait ici injonction.C'est un appel à obéissance. Dans l'intonation, la rapidité des changements de niveau et d'intensité souligne l'incitation à l'action, la contrainte, et le conflit qu'il s'agit de prévenir en forçant l'adhésion.


LA DIMENSION SOCIALE: L'INSULTE ET LE BLASPHEME


Bien. Mais, on l'a dit, l'exclamation est aussi une forme linguistique au rituel social fortement marqué. Ce fait est particulièrement net quand elle devient injure. Le paradoxe bien sur, c'est que l'injure est un code qui conteste le code. Dans son étude comparée du français et de l'espagnol Sophie Fischer montre ainsi de manière précise que ce lieu de passage entre geste et profération ne se justifie que d'être en rupture avec la loi et le respect dû au corps de l'autre. Cette destruction fictive du corps de l'autre Emile Bonvini la retrouve dans les langues africaines.Ici, d'ailleurs, elle semble associée à des schèmes syntaxiques dont l'écart à la norme redouble l'effet de remise en cause. Ce que les sociétés africaines s'efforcent alors de canaliser par un retour à un système de strict ritualité.


ICONICITE DE LA FORME


Si l'origine de l'exclamation prête à controverse, les indices formels qui la caractérisent sont en revanche assez stable. Son allure intonative est claire: elle se définit par des allongements et le recours à une plage intonative haute. Reste alors à repenser ces propriétés formelles dans le cadre d'une théorie générale des contours. C'est ce que tente Mary-Annick Morel en se fondant sur un principe simple: chaque mouvement exprime la représentation que l'énonciateur se forme de sa relation à autrui. Hors exclamation, le schéma montant marque un appel à l'autre. Il indique un souci de captation, la recherche d'une convergence. C'est aussi une façon de présumer qu'elle sera établie. Le schéma descendant au contraire marque une relative indifférence à cette écoute et un centrage plus marqué sur ce qui émane de soi. Le schéma mixte, montant puis descendant (c'est celui de l'assertion), correspond à la combinaison des deux précédents: appel pour l'établissement du thème, puis centrage sur soi dans le rhème. Reste l'exclamation avec sa ligne mélodique haute et plate. Pour Mary Annick Morel le contour plat indique une rupture, et la hauteur un appel. Ce qui définit la surprise, laquelle est tout ensemble rupture de la pensée devant un monde brutalement ininterprétable, mais appel à l'autre pour confirmation et soutient. Comme si dans l'énoncé de surprise le sujet demandait le réconfort d'un consensus devant l'incohérence d'un monde qui sidère sa pensée.
Et à l'écrit, dira-t-on? L'étude historique du point d'excalamation à l'écrit tant dans les dictionnaires et chez les grammairiens, que dans les textes littéraires du Moyen-Age, montre en effet que cette catégorie linguistique se définit tardivement. Le signe de ponctuation, d'abord nommé point d'admiration,comme le rappelle Liselotte Bidermann-Pasques se développe ne trouve ses titres de noblesse qu'au cours de la période classique. Il faut attendre l'Encyclopédie pour qu'il reçoive son étiquette actuelle de point d'exclamation. Toutefois, l'examen de la ponctuation des textes du moyen-âge réalisé par Nelly Andrieux-Reix apprend que la présence du ! y figure déjà comme signe diacritique du scribe ou des éditeurs modernes soucieux de souligner la valeur énonciative d'une phrase, même quand elle est éclairée par son contexte. Il s'agit de marquer la place de ce qui n'est pas assertion. Et de fait, dans la plupart des cas, un point d'interrogation aurait pu aussi bien convenir.
La difficulté rencontrée par les dictionnaires de langue dans la définition des interjections marque bien la particularité de ce type d'énoncé pour une approche centrée sur l'écrit. Comme le montre Georges-Elia Sarfati, le point essentiel est qu'une interjection n'est pas passible d'un traitement structuraliste: une même marque peut recevoir des fonctions différentes, et une même fonction peut être explicitée par des marques différentes. Sans doute un croisement entre le classement fonctionnel et l'étude des valeurs pragmatiques serait-il plus approprié.


VALEUR DE L'EXCLAMATION: CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR 'SURPRISE'


Dans l'ensemble du recueil, divers articles s'efforcent de définir ou de redéfinir la valeur fondamentale de l'exclamation. On connait les positions claissiques. Celle de Goffman, par exemple,pour qui des expressions comme oups ou hé-la expriment une perte momentannée de contrôle de sur le monde ou soi-même. Celle de Martin, assez proche finalement, qui voit dans le phénomène une mise en défaut des anticipations du locuteur, ou plutôt une tension contradictoire entre "ce qui est et ce qu'on pouvait penser qui serait". La notion de surprise permet donc de saisir la fonction sociale, psychologique et modale des énoncés exclamatifs.
A certains égards l'incrédulité est une forme atténuée de surprise. C'est du moins ce que semble indiquer l'étude de Catherine Camugli-Gallardo sur les exclamations liées aux métaphores musicales en français et en italien. Les ressemblances y sont nombreuses: même recours au changement de l'ordre des mots à la troncation ("Flûtes!" "Pipeau!") même prédilection pour un certain type de phonème (accompagné de de mimiques faciales très particulières). Même complémentarité des niveaux enfin entre le phonétique, le syntaxique et le lexical pour souligner la distance de l'énonciateur face à une situation nouvelle comme à celui auquel il s'adresse.
Parfois d'ailleurs l'incrédulité en jeu n'est pas celle du locuteur mais celle qu'il construit pour celui qui l'écoute. C'est du moins ce qui ressort de l'étude de Jean Jacques Briu sur la valeur de quatres particules allemandes qui semblent construire la surprise comme un mouvement nécessaire de la pensée de l'autre. Elles traduisent en somme l'évidence d'une vérité que l'énonciateur veut voir s'imposer à l'autre contrairement aux anticipations qu'il lui prête.
C'est encore cette dimension dialogique de l'interjection qui intéresse Diane Vincent, Marty Laforest et Julie Nicole dans les situations d'interview. Mais cette fois, l'effet semble inversé. Au lieu de préjuger du point de vue de l'autre, l'interjection de l'intervieweur reprend pour le conforter le discours de l'interviewé. Dans la forme et la fonction il s'agit presque d'une demande de confirmation. Au demeurant, le surgissement de telles interjections n'apparaissent pas devant la relation de faits spectaculaires, mais plutôt lors de la mise en jeu de stéréotypes sociaux (cf. avoir huit enfants, jouer à la poupée quand on est une petite fille). Comme si l'interviewer souhaitait souligner son adhésion aux archétypes de l'interviewé, ou peut-être de repérer certains élements pour l'oreille de ce tiers absent que symbolise l'appareil d'enregistrement. C'est aussi ce marquage de consensualité et de reconnaissance d' identité socio-culturelle que développe Gisèle Prignitz dans son étude du français écrit du Burkina Fasso. Marquer une surprise partagée, devient alors une façon de ressérer ses liens de connivence avec le destinataire.
Mais l'interjection n'est pas la surprise. Elle en est l'expression. Dès lors faut-il y voir la trace d'une simple impression liée à un état de choc ou le premier travail de la pensée qui renoue avec elle-même? Dans son étude fondée également sur des corpus d'interview, Jeanne-Marie Barbéris constate que l'interjection précède toujours l'infléchissement brutal d'un thème en cours. Mais plutôt qu'une marque d'étonnement il s'agit à ses yeux d'une première tentative pour rétablir la continuité un moment perturbé par le surgissement du nouvel objet de pensée. Rapide, indicielle sinon allusive, syncrétique aussi, l'interjection permet de donner forme à un affect qui peut ainsi faire objet d'échange au même titre que la pensée qui lui est associable. Dans la même ligne argumentative, Jacques Brès voit dans l'interjection une sorte de degré zéro de l'actualisation phrastique. Formulation économique s'il en est, elle permet d'évoquer l'intégralité d'une représentation qui reste encore à expliciter. L'interjection se situe entre la pensée d'avant et la pensée d'après. Elle coincide avec une reprise du mouvement tout autant qu'elle le prépare. C'est ce point que soulignent les analyses de Josiane Caron-Pargue et Jean Caron dans leur examen du langage employé par différents sujets soumis à des expériences de résolution de problème. L'interjection marque une sortie de l'impasse, quand le sujet prend acte de l'échec de ses stratégies antérieures et envisage autre chose. Apparaissent alors d'autres phénomènes linguistiques qui manifestent également une réorganisation linguistique de la pensée.Tant d'ailleurs dans l'ordre du lexique que de la syntaxe (changement thématique, verbes modaux, emploi de la première personne etc.). L'interjection suppose donc la capacité à se représenter la faillite du processus même de la pensée. Ce qui à son tour suppose sa sidération puis sa reprise.


L'EXCLAMATION: DESTRUCTURATION DE LA PREDICATION, OU AUTRE FORME D'AGENCEMENT?


L'exclamation joue donc entre le silence et la parole. C'est cette idée qui intéresse Paul Siblot. Il part d'abord du constat que la surprise a des degrés qui se traduisent dans l'énoncé par des signes de destructuration modulés. On reste parfois "muet de saisissement" ou bien la voix s'altère, puis l'on recourt à l'onomatopée, à l'imitation des bruits corporels, aux jurons. Vient ensuite l'emploi du lexique (taxi, garçon, silence), puis celui des noms propres (Chirac-Chirac scandé par la foule). Toute une palette mimétique dont il s'agit de cerner les valeurs liés à des codages à la fois linguistiques et comportementaux qui sont une sorte de manifestation sonore du somatique.

Cette recherche sur le lien entre interjection et rupture de l'enchainement narratif est également présente dans l'étude de Paul Laurendeau. Il montre que le mouvement de parataxe énonciative observable "lorsqu'un mouvement du monde situationnel déstabilise les conditions d'énonciation" favorise l'apparition de l'exclamation.Parataxe et exclamation convergent dans l'expression de l'inattendu.
Mais la structure de l'exclamation est-elle seulement celle d'une prédication déstructurée? Rien n'est moins sûr. C'est du moins à cette conclusion que nous conduit l'article de In-bong Chang et Martine Prost sur la syntaxe des phrases exclamatives en coréen. Dans cette langue en effet, celles-ci se différencient des autres types de phrase par la présence de particules finales spécifiques.
Il en va ainsi également dans l'exclamation en russe où le prédicat précède le sujet. Comme le montrent Christine Bonnot et Olga N. Seliverstova cet ordre signe un changement des opérations énonciatives en jeu. Car dans un énoncé comme "Elle est ouverte, la porte!", l'énonciateur n'opère plus une prédication sur "la porte". Grossièrement dit, il commence par caractériser globalement une situation insolite en constatant que quelque chose est resté ouvert, puis précise que c'est la porte dont il s'agit.
On retrouve une idée du même ordre chez Akira Terada dans son analyse de certains énoncés exclamatifs du japonais. Il y constate l'absence de particule thématique derrière le constituant nominal et la présence d'une particule de nominalisation derrière le prédicat. A ses yeux, la relation établie entre les deux constituants n'est plus une prédication En fait, le prédicat, nominalisé par la particule qui le suit, est déterminé par le constituant nominal qui, lui, est dépourvu de tout statut thématique. Pour Terada, la structure interne de ces exclamations est comparable à la détermination que l'on observe au sein d'un groupe nominal. Quant à l'énoncé dans son ensemble, il caractérise une situation et permet d'exclure les descriptions concurrentes de cette même situation.
Bien entendu, toutes les exclamatives ne sont pas de ce type. Dominique Caubet pour sa part souligne au contraire la variété des exclamations de l'oral spontanné en arabe marocain. Elle différencie les cas où l'exclamation porte sur toute la relation prédicative de ceux où elle n'affecte qu'un terme, notamment dans l'expression du haut degré.
Il se peut d'ailleurs qu'un certain nombre des traits qu'elle releve soit assez général car on les retrouve dans l'étude de Marie-Line Groussier sur l'anglais. Ici aussi l'on constate des perturbations dans l'organisation prédicative de l'énoncé. Troncation et la focalisation retiennent l'essentiel de l' attention.
On le voit, l'organisation interne de l'exclamation se démarque de la structure prédicative que l'on trouve dans l'assertion. Comme l'a déjà fait valoir Milner, dire 'quel homme compétent!' n'est pas catégoriser l'homme dont on parle, mais se contenter de le valoriser. Tout se passe comme si l'exclamation s'appliquait globalement à une situation pour la caractériser, tandis que sa structure interne s'écartait du schéma prédicatif pour se rapporcher de la détermination à l'oeuvre dans le groupe nominal.

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