Présentation générale par Alain Kihm (p. 5)
Alain Kihm : L’étude des langues créoles : retour sur l’histoire et point sur la situation actuelle [The study of creole languages: Looking back on history and assessing the present situation] (p. 7)
Résumé : L’histoire de la créolistique moderne s’étend à présent sur plus de soixante ans. Cette présentation vise à en dégager les grands traits. Après une période dominée par l’élaboration de grandes théories propres aux langues créoles, la tendance actuelle va plutôt dans le sens, d’une part, de rapprocher leur émergence de phénomènes plus généraux tels que les contacts de langues et l’apprentissage non guidé de langues secondes par des adultes et, d’autre part, de se recentrer sur la description détaillée et formalisée de langues particulières, afin de dégager similitudes et différences et de dépasser l’idée préconçue qui veut que «tous les créoles se ressemblent». Les articles rassemblés dans ce volume témoignent de la réalité et de la fécondité de cette évolution.
Abstract :The history of modern creole studies now extends over more than sixty years. This presentation aims to display the main features of this history. A search for big theories that would explain creole formation as a specific phenomenon dominated the first period. Then came the present period showing two main trends. First, the emergence of creole languages is increasingly paralleled with more general phenomena such as language contact and unguided second language acquisition by adults. Then, there is the tendency to focus on detailed and formal descriptions of particular languages, in order to tease out similarities and differences, thereby overcoming the prejudiced notion that ‘all creoles are alike’. The articles in this volume witness to the actuality and fecundity of such an evolution.
Enoch O. Aboh : Pourquoi parlons-nous tous un créole ? Le changement linguistique à travers le prisme de la créolistique [Why do we all speak a creole language ? Language change : A view from creole studies] (p. 25)
Résumé : L’étude des langues créoles nous montre que toute langue naturelle émerge d’un processus d’hybridation. Les systèmes grammaticaux sont hybrides par définition car l’apprenant tisse des propriétés différentes sélectionnées dans les inputs auxquels il est exposé pendant l’acquisition. Du fait du processus d’hybridation qui caractérise l’acquisition, tout système linguistique émergeant est aussi complexe. Il s’agit cependant de complexité locale plutôt que globale. Les discussions récentes portant sur la simplicité grammaticale supposée de certaines langues nous semblent donc peu appropriées. Cet article montre que l’étude des langues créoles permet de modéliser la façon dont le système de grammaires hybrides développées par certains locuteurs peut se propager au sein d’une communauté et devenir la langue pratiquée par tous et apprise par de nouveaux apprenants. Comprendre cette évolution au sein de la population reste une question d’actualité, car de nouveaux parlers apparaissent dans les zones urbaines, où bien souvent, les locuteurs recombinent des traits linguistiques provenant de différentes langues.
Abstract :The study of creole languages indicates that natural languages emerge through a process of linguistic hybridism. Grammatical systems are hybrid by definition because language learners weave together distinct linguistic features selected from a heterogeneous input. It is shown that linguistic hybridism naturally leads to (local) complexity. In this regard, recent views on simplicity in creole languages and linguistic complexity in general appear to be misleading. This paper argues that the study of creole languages makes it possible to develop a model of how systems of hybrid grammars generate variants that may spread across the whole speech community and become conventionalized.
Jean-Louis Rougé : Eléments pour l’histoire du kriol de Guinée Bissau et de Casamance : de la variation à la variation [Elements for the history of Guinea-Bissau and Casamance Kriol: from variation to variation] (p. 47)
Résumé : Le kriol ‑ créole portugais parlé en Guinée Bissau et en Casamance ‑ des origines à nos jours est marqué par une grande variation. Dans un premier temps, l'utilisation de cette langue émergente à la fois comme lingua franca et comme langue d'identification de groupes humains explique cet état de fait. Plus tard, la constitution de communautés luso-africaines, puis le regroupement de ces populations dans et autour des places fortes -praças- a accentué cette situation, en fonction des clivages sociaux et spatiaux et des relations des uns et des autres avec le portugais et les langues africaines.
Abstract :The Portuguese Creole spoken in Guinea-Bissau and Casamance (Kriol) ‑ is marked by a great variation from its origins until today. First of all, the use of this language emerging as both a lingua franca and a group identifier explains this fact. Later, the constitution of Portuguese-speaking African communities, then the regrouping of these populations in and around strongholds- praças- made this situation even clearer, according to spatial and social divisions and individual relations to Portuguese and the African languages.
Shrita Hassamal, Anne Abeillé & Fabiola Henri : Les adverbes en mauricien [Adverbs in Mauritian] (p. 69)
Résumé L’«Adverbe» est une catégorie problématique dans la plupart des langues. Nous proposons une étude des adverbes en Mauricien, créole à base française parlé dans l’océan indien (Baker 1972, Henri 2010, Guillemin 2011), basée sur une liste de 485 adverbes. Contrairement au français, la catégorie Adverbe est fermée en mauricien (pas de suffixation productive). Nous proposons une classification sémantique en 8 sous-classes, que nous utilisons pour l'analyse syntaxique. En fonction d'ajout, les adverbes mauriciens sont moins mobiles qu'en français, mais ils peuvent occuper d'autres fonctions : tête de phrase attributive (Li boukou. 'C'est beaucoup.) ou complément de verbe (Li vinn isi. 'Il va ici.'), suffisant à déclencher la forme courte du verbe.
Abstract :Adverbs are problematic as a category in many languages. We examine adverbs in Mauritian, a French-based creole spoken in the Indian Ocean (Baker 1972, Henri 2010, Guillemin 2011), based on a lexicon of 485 adverbs. Unlike French, adverbs seem to be a closed class in Mauritian since there doesn’t seem to be any productive adverb formation processes. We propose a semantic classification with 8 subclasses that allows for a neat syntactic analysis. As adjuncts, adverbs are less mobile than in French but can assume other functions such as predicative heads or complements of verbs which trigger the verb’s short form.
Muhsina Alleesaib : Les SN pluriels avec bann en créole mauricien [Mauritian Creole plural noun phrases with bann] (p. 99)
Résumé : En mauricien, comme dans d’autres langues créoles, le marquage explicite du nombre est facultatif, puisque l’absence de quantificateur ou de pluriel ne signifie pas que le syntagme nominal est singulier. La marque du pluriel bann dans les créoles de l’océan Indien est un déterminant prénominal autonome, et en mauricien, il n’est pas limité aux SN définis. Le présent article étudie la distribution de bann et celle du déterminant complexe enn-bann dans le cadre de l’hypothèse DP. J’examine en outre les interprétations possibles selon divers paramètres tels que la distributivité, l’interprétation ‘groupe’, l’opposition massique/comptable et la portée large ou étroite.
Abstract :Explicit number marking is optional in Mauritian Creole, as it is in other creole languages. The absence of quantifiers or of the plural does not mean that the noun phrase is singular. The plural marker bann found in the Indian Ocean creoles is an independent pre-nominal determiner that is not restricted to definite NPs, at least in Mauritian. This article studies the distribution of bann and that of the complex determiner enn-bann under the DP hypothesis. It is also concerned with the interpretation of DPs with bann with respect to various factors, such as distributivity, ‘group’ reading, the mass/count distinction and scope.
Fabiola Henri & Olivier Bonami : Prédire l’agglutination de l’article en mauricien [Predicting article agglutination in Mauritian] (p. 113)
Résumé : Cet article examine le phénomène d’agglutination de l’article en mauricien sur la base de données quantitatives. Le mauricien dispose de deux types d’agglutination -fixe et variable - synchroniquement productifs. Nous explorons plusieurs facteurs, pour la plupart morphologiques, qui pourraient favoriser l’agglutination de l’article. Les résultats, issus d’une analyse statistique, montrent que les facteurs examinés contribuent collectivement à prédire l’agglutination en mauricien.
Abstract :This article examines the phenomenon of article agglutination in Mauritian based on quantitative data. Mauritian exhibits two types of agglutination - fixed and variable - which are synchronically productive. We explore several factors, for the most morphological, that favor agglutination. The results show that the examined factors collectively contribute to predict agglutination in Mauritian.
Alain Kihm : Le syntagme nominal en kriyol de Guinée-Bissau et en kinubi: comparaison morphosyntaxique et sémantico-pragmatique [The noun phrase in Guinea-Bissau Kriol and Kinubi : a morphosyntactic and semantic-pragmatic comparison] (p. 139)
Résumé : A travers une étude de cas particulière, le présent article se veut une contribution à la théorie de l’émergence des créoles. Il prend le parti de comparer systématiquement, dans un domaine de leurs grammaires, deux langues créoles, le kriol et le kinubi, l’une de base lexicale portugaise, l’autre de base lexicale arabe, apparues indépendamment l’une de l’autre, en des lieux et à des époques tout à fait différentes, mais qui n’en manifestent pas moins des convergences frappantes. La thèse soutenue est que le fait qu’elles soient toutes deux issues d’un processus d’apprentissage spontané de langue seconde par des adultes est ce qui donne de ces convergences l’explication la plus satisfaisante.
Abstract :Based on a particular case study, the present article aims to contribute to the theory of creole emergence. It consists in a systematic comparison of the noun phrases in two creole languages, Portuguese-based Kriol and Arabic-based Kinubi. These two languages appeared independently from each other, in quite different locations and times. Yet they show intriguing convergences. The hypothesis is that these convergences are best explained as resulting from the fact that both languages result from analogous processes of unguided second language acquisition by adults.
Ana R. Luís & Paulo Estudante : Vilancicos de Negro: the meeting-point between Afro-Portuguese and Baroque church music [[Les Vilancicos de Negro : une rencontre entre l’afro-portugais et la musique d’église baroque] (p. 155)
Résumé : Les Vilancicos de Negro nous permettent d’approfondir notre connaissance à la fois de l’afro-portugais (alias Língua de Preto) et de la musique d’église baroque. Ils nous apportent en effet de nouvelles données empiriques sur l’émergence et l’évolution de l’afro-portugais depuis ses premières attestations au XVIe siècles, puis pendant tout le XVIIe siècle. Ils constituent en même temps une documentation précieuse sur l’une des périodes les moins étudiées de l’histoire de la musique portugaise. Cet article a donc pour but d’étudier, de façon au moins préliminaire, l’apport des Vilancicos de Negro du XVIIe siècle à la musicologie et à la linguistique. Nous commençons par passer en revue les contextes religieux et musicaux des Vilancicos de Negro. Puis nous mettons en lumière quelques unes des propriétés linguistiques de la Língua de Preto du XVIIe siècle en comparaison de celle du siècle précédent.
Abstract :Vilancicos de Negro play an instrumental role in deepening our understanding of both Afro-Portuguese and Baroque church music: they offer new empirical evidence on the emergence and development of Afro-Portuguese since its early documentation in the 16th-century and throughout the 17th-century, while at the same time providing much needed data on/about one of the least studied periods of Portuguese Music History. The goal of this paper will be to offer a preliminary study of the contribution of 17th-century Vilancicos de Negro to musicology and linguistics. With this twofold goal in mind, we offer a survey of the religious and musical context of Vilancicos de Negro. We then highlight some of the linguistic properties of 17th-century Língua de Preto, based on a comparison with Língua de Preto from the 16th-century.
Tjerk Hagemeijer & Jorge Rocha : Creole languages and genes: the case of São Tomé and Príncipe [Langues creoles et genes : le cas de São Tomé et Príncipe] (p. 167)
Résumé : Cet article se propose d’étudier la relation gènes-langage dans les populations créolophones de São Tomé et Príncipe, deux îles du golfe de Guinée. Deux régions continentales actives au cours de la traite des esclaves, le delta du Niger et l’aire bantoue occidentale, ont exercé une influence sur ces populations. Néanmoins, les données linguistiques et génétiques révèlent un effet « fondateur » de la première de ces deux régions pendant la période de la société d’habitation. Quoique les esclaves de langue bantoue aient assez vite dépassé en nombre ceux originaires du delta du Niger, leur influence ne s’est fait sentir que dans le cadre de la société de plantation, qui s’est développée un peu plus tard et n’a pas effacé l’effet fondateur des premiers arrivés
Abstract :This article focuses on the gene-language connection between the Portuguese-related Gulf of Guinea creole-speaking populations in São Tomé and Príncipe, a small archipelago in West Africa. While these populations and their languages show the impact of two historically relevant continental areas in the slave trade, the Niger delta and western Bantu, we argue that both the linguistic and genetic data reveal a founder effect of the first area related to the homestead society. Despite the fact that Bantu slaves must have largely outnumbered Nigerian slaves over time, the Bantu impact is related to the plantation society that developed slightly later and did not undo the founder effect brought about by the oldest African population.
Anne Zribi-Hertz & Loïc Jean-Louis : La graphie créole à l'épreuve de la grammaire : plaidoyer pour un marquage graphique de l'attachement morphologique non lexical dans les créoles français des Antilles [Spelling conventions from a grammatical perspective: the issue of nonlexical morphological attachment in Caribbean French-lexifier creoles] (p. 183)
Résumé : Les créoles à base lexicale française ont aujourd'hui des conventions graphiques qui présentent une certaine variation d'un créole à l'autre et une certaine instabilité particulièrement sensible dans les DOM-TOM où l'écriture se fait surtout en français. Cet article contribue à la réflexion sur la mise en place d'un code graphique en retraçant l'historique des propositions faites pour les créoles des Antilles françaises, et en discutant d'un point spécifique d'orthographe en martiniquais : le traitement de l'attachement morphologique, dont nous montrons qu'il n'est pas représenté de façon cohérente dans les dernières recommandations orthographiques de Bernabé (2013). L'ajustement que nous proposons (l'emploi élargi du trait d'union) rétablit la cohérence sans enfreindre le principe de lisibilité qui guide le travail du groupe GEREC-F sur la graphie créole.
Abstract :The phono-graphemic spelling conventions set for French-lexifier creoles vary across creoles and are somewhat unstable in French départements d'Outremer (overseas departments), where creole stands as a 'regional language' alongside French, the national language used in all official writing. Spelling conventions however obviously need to be stabilized for creoles to be used in writing. This article discusses the spelling conventions developed and readjusted over the last 40 years by the GEREC-F group for Martinican-Guadeloupean-Guyanese, and focuses more specifically on one spelling issue: the encoding of nonlexical morphological attachment. We argue that the latest GEREC-F spelling recommendation (Bernabé 2013) to encode morphological attachment only when it is lexical (viz. in compounds), results in inconsistencies from a grammatical point of view. We consequently propose that morphological attachment should be generally encoded in spelling, whether it is lexical or not, and argue that this convention does not impinge on legibility—the main guiding principle for GEREC-F.