n° 49-1 : Créoles / Creoles

 

Présentation générale

par Alain Kihm 
CNRS – Université Paris-Diderot. Courriel : alain.kihm@linguist.univ-paris-diderot.fr

 

Comme on le lira plus loin dans l’article intitulé «L’étude des langues créoles…», les études créoles ont connu assez récemment un changement de paradigme auquel on peut trouver deux causes. D’une part, il est devenu de plus en plus évident qu’on ne pouvait raisonner sur l’émergence des langues créoles sans s’appuyer sur les résultats des travaux en matière d’acquisition de langue seconde, dont l’essor a été spectaculaire au cours de trois dernières décennies. Grâce à cette prise de conscience, on s’est d’autre part avisé que, quoi qu’il en soit du rôle des facteurs généraux, chaque langue créole est issue d’une situation particulière, qu’il importe de décrire aussi précisément qu’il est possible. Dans ces conditions, l’élaboration de théories générales de la créolisation, longtemps très en vogue, apparaît comme une entreprise prématurée, si tant est qu’elle s’impose réellement, étant donné la forte probabilité que l’émergence des langues créoles au cours de la séquence historique qui va de la fin du XVème siècle au début du XXème soit un cas particulier, peut-être extrême, de changement linguistique dans un contexte de contact (le plus souvent violent) de langues et de cultures.

Les articles rassemblés dans ce numéro reflètent ce déplacement d’intérêt. Aucun ne remet sur le tapis les grandes questions de genèse. Les contributions de Shrita Hassamal, Anne Abeillé & Fabiola Henri, et de Muhsina Alleesaib s’attachent au contraire à explorer en détail des aspects particuliers de la grammaire d’une langue créole, en l’occurrence le mauricien, de base lexicale française. Les premières s’intéressent au placement des adverbes, tandis que la seconde étudie la syntaxe et la sémantique du marqueur de pluralité bann. L’article d’Alain Kihm compare la structure et l’interprétation des syntagmes nominaux dans deux langues que tout sépare, hormis le fait d’être créoles, le kriol de Guinée-Bissau, de base lexicale portugaise, et le kinubi d’Ouganda et du Kenya, de base lexicale arabe. C’est l’histoire de ce même kriol qu’étudie Jean-Louis Rougé d’un point de vue de (socio)linguistique diachronique (comme on pourrait le faire pour n’importe quelle langue). Enoch O. Aboh, reprenant la notion d’hybridation, entreprend de reconsidérer le changement linguistique à la lumière de la créolisation, d’où il conclut que «nous parlons tous un créole». Anne Zribi-Hertz et Loïc Jean-Louis se penchent sur les pronoms clitiques du martiniquais envisagés sous un angle original et révélateur du sentiment linguistique des locuteurs natifs, à savoir leur transcription orthographique. La même originalité dans l’approche marque les articles de Ana R. Luís & Paulo Estudante et de Tjerk Hagemeijer & Jorge Rocha, le premier consacré aux cantiques en afro-portugais (Língua de Preto) du XVIIème siècle, le second à une comparaison génétique et linguistique des populations créolophones de São Tomé et Príncipe. On ne devrait pas trop s’avancer en affirmant qu’une telle collaboration interdisciplinaire – Paulo Estudante est musicologue et Jorge Rocha généticien, tandis que Ana R. Luís et Tjerk Hagemeijer sont linguistes – est une première dans notre domaine. Enfin, Fabiola Henri & Olivier Bonami nous livrent une étude statistique des facteurs favorisant l’agglutination de l’article étymologique dans les noms mauriciens tels que latab «table». Là encore, l’application de méthodes mathématiques très avancées à des données créoles est une première.