n° 38 : Du persan à la typologie. L’apport de Gilbert Lazard

 

Présentation générale

par Amr Helmy Ibrahim
Université de Franche-Comté & Université Paris-Sorbonne.

 

En février 2010, l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, choisissait de rendre hommage au doyen de ses linguistes qui venait de fêter ses 90 ans. L'année suivante, une association de linguistes, fascinée par l’activité peu commune de l’homme, décide d'inviter jeunes et moins jeunes à un colloque international autour de son œuvre. C'est que non content d'avoir publié 22 ouvrages dont 12 traductions et 124 articles en iranologie, 5 ouvrages et 84 articles en linguistique générale, Gilbert Lazard a trois nouveaux articles à paraître en iranologie et un ouvrage en préparation: le deuxième volume de ses Études de linguistique générale.

Cette œuvre, à la fois monumentale et toujours en devenir, nous a séduit par un biais inattendu: le propos est clair malgré, mais on pourrait dire aussi du fait de, sa rigueur méthodologique et de son absence de prétention dans tous les sens de ce terme. Nous avons pu le constater lorsqu’il y a un peu moins de dix ans, en janvier 2003, alors que la typologie faisait encore timidement son entrée dans les cursus de nos universités, il nous est venu à l’idée d’organiser, sur le thème Typologie pour non typologues, une journée scientifique à l’intention des collègues et des étudiants qui se posaient diverses questions sur la réalité, l’importance et la place en France de ce champ de recherche généralement associé dans la culture des linguistes à l’ombre tutélaire de Joseph Greenberg ou à l’Association for Linguistic Typology (ALT) – dont Gilbert Lazard a été l’un des membres fondateurs. Nous avons alors été séduits par la simplicité et l’efficacité avec lesquels Gilbert Lazard, inaugurant la journée, avait posé les problèmes, rendant plus accessibles et mettant en perspective les interventions de ses collègues : Alain Lemaréchal[1], Claude Hagège[2], Annie Montaut et Claude Muller, décrivant chacun comment un problème de linguistique générale mérite d’être posé dans une perspective typologique et, pour les deux derniers, dans une aire linguistique particulière, respectivement celle du sous-continent indien et celle de l’ouest de la France.

Depuis lors, nous avons suivi notre linguiste à la trace et l’idée a fait son chemin d’essayer de montrer comment des chercheurs, souvent jeunes, ont pu, à partir d’une problématique qu’ils ont mûrie dans leur champ spécifique, trouver des idées, des principes méthodologiques, voire l’amorce théorique de leur travail dans l’œuvre de Gilbert Lazard.

Les articles réunis dans ce numéro de Faits de langues se proposent de montrer sous différents éclairages comment, dans l’esprit de la méthode et des idées de Lazard, peut se dérouler le parcours d’un chercheur en linguistique. Ils portent, de manière quantitativement inégale, sur quatre domaines : l’iranologie, la grammaire descriptive, la linguistique générale et la typologie. Mais cette inégalité n'est pas accidentelle. Elle reflète, dans une certaine mesure, leur distribution par rapport aux centres d'intérêt actuels de ce maître.

C’est le domaine de la typologie que Gilbert Lazard affectionne le plus. A partir de la fin des années 70 et de son article inaugural "Éléments d’une typologie des structures d’actance : structures ergatives, accusatives et autres" paru dans le BSL (73/1 – 1978 – 49-84), c’est le domaine où il s’investit avec le plus de passion ainsi qu’en témoigne la place grandissante que cette thématique occupe parmi ses publications. C'est aussi le domaine où ses écrits ont suscité le plus de débats et même, parfois, de controverses. C’est donc tout naturellement dans ce champ qu’il a proposé d'inaugurer ce volume avec "Vers une science des langues, un exemple: la transitivité". Après le rappel de quelques principes, il fait une brève revue critique de deux études sur la transitivité, Hopper et Thompson (1980) et Næss (2007), et montre comment leur approche aboutit à des résultats inévitablement entachés de subjectivité. Il détaille ensuite les étapes d’une démarche méthodique suivie (Lazard 2002 Folia linguistica) selon les exigences de toute recherche typologique. Il fait apparaître la nécessité de se distancer d’une notion grammaticale traditionnelle confuse comme celle de transitivité, et d’examiner les faits dans des langues diverses à la lumière d’une notion choisie librement comme “cadre conceptuel intuitif” (CCI). Il dresse ainsi un tableau objectif des relations, qui rend compte de l’ensemble des faits observés et dont découlent d’importantes conséquences pour l’analyse de différents aspects de la syntaxe de la phrase simple. Il soutient enfin qu'en suivant cette voie la linguistique peut s’acheminer vers le statut d’une véritable science.

1. Iranologie

C’est le premier sillon creusé par Gilbert Lazard. Il y a fait ses armes en se confrontant à une langue et à une culture auxquels rien, a priori, ne le destinait et avec lesquels il ne se familiarisera vraiment qu’au lendemain de la guerre, à sa sortie du camp de concentration de Dachau. Cas d’école d’un défi relevé à un âge où certains prétendent qu’il est trop tard pour se lancer dans la maîtrise d’une langue, Lazard deviendra vite tant à l’échelle nationale qu’internationale[3] une référence incontournable pour l’étude aussi bien diachronique que synchronique de la langue persane. Ses publications dans ce domaine suivent, à l’instar des grands comparatistes qui ont jeté les bases de la linguistique moderne au XIXe siècle, trois voies interdépendantes même si elles sont souvent séparées par la spécialisation (on aurait presqu’envie de dire "la division du travail"), l’histoire et l’évolution de la langue (sa diachronie), les relations au sein d’un état raisonnablement délimité de cette langue (sa synchronie), et enfin le sens de ce travail de la langue au regard des autres langues et de leur système d’interprétation et de lecture (sa traduction). Les deux premières voies étant parfois difficiles à démêler dans le travail d’un même chercheur, nous avons choisi de les regrouper.

1.1. La description du travail de la langue

Adriano Valerio Rossi[4] discute le problème du déchiffrement d’un passage ambigu de l’inscription de Bisutun : DB/v-p. I 34-35 anyauva dahyušuva qui a fait l’objet de la seconde des Notes de vieux-perse de G. Lazard (BSL 71, 1976, 178-180). Dans le passage drauga dahyauva vasi abava uta Parsai uta Madai uta anyauva dahyušuva), "le mot dahyu- … est employé à très peu de distance dans deux sens différents". Ambiguïté déjà signalée par Bartholomae (AIW 707-708): 1) et sur laquelle devaient revenir par la suite d’autres orientalistes. Rossi met en lumière la spécificité et l’intérêt de l’interprétation de Lazard au regard des autres bien qu’elle soit passée pratiquement inaperçue. Il souligne que l’originalité de l’explication de Lazard réside dans l’identification d’un nœud syntagmatique entre drauga et dahyauva, comme si le second terme était une modalité du premier. Tout en argumentant le bien-fondé de l’interprétation de Lazard, Rossi remarque que différentes traductions récentes semblent ignorer le problème. Il situe par conséquent le problème au sein de l’ensemble de la littérature mondiale sur la question et repose les termes d’une solution.

 

Rappelant que Gilbert Lazard est le premier linguiste à avoir introduit le terme médiatif dans son article "L’inférentiel ou le passé distancié en persan" (1985 : 41) et que cette appellation a été reprise par Zlatka Guentchéva (1994: 8) qui l’a trouvée plus adéquate que celles qui avaient cours à l’époque (à savoir : inférentiel, non-testimonial, non-vu, évidentiel, admiratif, etc.), qui étaient employées notamment pour le persan, le bulgare, le turc, le géorgien, et l’albanais, Homa Lessan Pezechki[5] remarque que cette catégorie n’est pas étudiée dans les grammaires classique et moderne du persan, y compris les plus récentes. Cette absence pourrait s’expliquer, selon elle, en partie par la ressemblance partielle des formes qui fonctionnent en parallèle avec l’aoriste, l’imparfait, le plus-que-parfait et le progressif composé du persan. Mais elle observe qu’en règle générale, très peu d’études sont consacrées à la modalité en persan. Elle propose donc de rendre compte, en s’appuyant sur un corpus, de l’ensemble des valeurs pragmatiques du médiatif persan ainsi que de ses valeurs secondaires, discursives et textuelles.

 

Arthur Laisis[6], dans son article "Sur la catégorie des prépositions en moyen-iranien occidental", évoque un débat qui a donné lieu à un nombre important d’articles d’iranologie dans les années 1970 à 1990, et dont Gilbert Lazard fut sans conteste un des principaux instigateurs (dans le cadre plus général de ses recherches sur la formation de la langue persane et sa continuité avec le moyen-perse). Les langues iraniennes anciennes (avestique et vieux-perse), héritières directes de celle reconstruite pour le proto-indo-européen, ont connu au Moyen-Âge un assez profond renouvellement lexical et syntaxique, qui annonce le système du persan classique sans toutefois lui être identique. Un ordre des mots complexe a généré pour certains préverbes (singulièrement pour abar) plusieurs réanalyses possibles (préverbe en tmèse, ambiposition, circumposition, locution prépositionnelle), si bien que la délimitation de ces catégories n’est pas aisée. L’auteur constate que la particule be (qui entre dans la formation du subjonctif et de l’impératif en persan contemporain), à la fois préposition, préverbe et adverbe en moyen-perse, est de loin la plus controversée, que presque tout dans be fait débat, et que l’affirmation de B. Utas que "the uses of this prefix have not yet been fully clarified" confine à la litote. Il n’y a consensus ni sur la syntaxe de be (qui selon l’auteur s’écarte de manière non négligeable de celle des autres préverbes), ni surtout sur sa sémantique: les positions défendues sont parfois même rigoureusement contraires (du perfectif au duratif – cf. l’hypothèse de G. Widengren.). Il souligne d’ailleurs que le débat ne s’arrête pas aux frontières chronologiques du moyen-iranien et, après un rapide passage en revue des différents systèmes d’explication proposés, propose une nouvelle hypothèse sur la genèse et la coexistence en synchronie de ces différentes valeurs, insistant notamment sur les emplois non préverbaux. Il estime enfin qu’un peu au-delà du moyen-iranien stricto sensu, quelques exemples du persan ancien et du judéo-persan (sans doute les deux corpus de prédilection de G. Lazard) peuvent éclairer les faits. L'exposé, qui est avant tout un exposé de philologie et de linguistique iranienne (syntaxe diachronique et synchronique), tente néanmoins d'ouvrir sur les implications de ses conclusions pour la linguistique générale et la typologie.

Cette section se clôt sur une étude de Agnès Lenepveu-Hotz[7] consacrée à "Sîpâh-i Ispahân : évolution des groupes consonantiques initiaux du moyen perse en persan". L’auteur constate que ces groupes ont disparu en persan par ajout d'une voyelle, tantôt de prothèse, tantôt d'anaptyxe (VCC vs. CVC), et se propose de comprendre la raison de cette hésitation. Elle exploite à cet effet des données du moyen perse manichéen et surtout du judéo-persan qui lui paraissent apporter un nouvel éclairage au problème.

1.2. L’interprétation du travail de la langue: la traduction

Gilbert Lazard a publié dans douze ouvrages des traductions françaises entières ou partielles de textes dont on peut dire qu’ils sont constitutifs de la culture persane des temps les plus anciens à nos jours. On y trouve notamment des traductions de Ferdowsi, Khayyam, Hafez et Hedayat. Ses traductions jalonnent sa carrière (la première a paru en 1957, la dernière en 2010) et sont indissociables de son sentiment de la langue mais aussi de la manière avec laquelle il la décrit, c’est-à-dire avec cette attention extrême aux plus infimes nuances. En effet, la difficulté bien connue de traduire une langue dont les formes n’ont pas de correspondant exact dans la langue cible ne dispense pas le traducteur de rechercher la forme qu’il jugera la plus fidèle à ce qu’il a compris d’une langue dont il respecte le mode de production du sens.

Quatre chercheurs ont souhaité dédier au linguiste, devenu poète-traducteur, leur recherche-évaluation sur la traduction d’un texte ancien et surtout sur ce que le travail d’exploration du traducteur révèle du potentiel culturel, musical et poétique des formes linguistiques.

Mohammad Ziar[8] a comparé la traduction de Gilbert Lazard d’Omar Khayyâm Cent un quatrains de libre pensée (2002) avec l’original et avec une série d’autres traductions françaises qui s’échelonnent de 1867 à nos jours.

Dina Gamal Abou El Ezz[9] s’est penchée sur la même œuvre mais sans s’occuper du persan. Elle a essayé de construire des regards croisés sur l’œuvre à partir d’une part de la comparaison de deux traductions françaises, celle de Gilbert Lazard et celle de Etessam Zadeh, d’autre part de la comparaison de ces traductions françaises et des traductions arabes, notamment celle de Wadi’ El Bostani.

André Crépin[10] offre au "linguiste et fin lettré" qu’est Gilbert Lazard sa proposition de solution à l’énigme du Livre d’Exeter, un texte anglais du troisième quart du Xe siècle, c’est-à-dire d’un contemporain d’Omar Khayyam (1047-1122), l’évêque Leofric, mort en 1072.

Gianroberto Scarcia[11] clôt le premier volet de ce numéro sur le récit d’une rencontre fondatrice avec l’œuvre et l’influence de Lazard. Évoquant les trois années qu’il a passées en Iran en présence de Lazard, il crédite ce dernier de lui avoir fait découvrir : "qu’il était possible de transmettre dans une autre langue la grâce très recherchée de la poésie persane, sans en froisser les pages précieusement enluminées.", "en suivant notamment la manière, émotive et franchement phonétique, avec laquelle Gilbert Lazard avait abordé quatre chefs d’œuvres qui tranchent par leur pureté", de Daqiqi, Nezâmi, Attâr et Ghâleb. "Lazard souligne avec raison, écrit-il, que, tout en admettant que la poésie est intraduisible, elle peut quand même être reproduite en vers conformément à la sensibilité de la langue d’accueil. Et qu’à cette fin, elle se plie à des formes métriques en consonance avec cette langue d’accueil.".

2. Questions particulières de grammaire

Même si cette distinction peut paraître artificielle, nous distinguons, pour aider le lecteur à mieux situer le propos de chaque auteur, les contributions qui abordent le fonctionnement général des langues à partir d’un point particulier de la grammaire en s’appuyant sur une ou deux langues, de celles qui l’abordent d’emblée à partir de concepts immédiatement généralisables à toutes les langues. Dans le premier cas, l’approche se donne comme d’abord descriptive. Elle ne se prive pas de généraliser ou même de conceptualiser, voire de proposer un renouvellement des conceptions courantes, mais elle demande à être d’abord jugée sur les faits que sa démarche descriptive met en lumière.

David Gaatone[12] ouvre pour ainsi dire la danse dans cette section en déplorant "l’incapacité de nombreux linguistes, peut-être de la plupart d'entre eux, à se mettre d'accord sur les notions les plus fondamentales qu'ils utilisent quotidiennement dans leur travail, voire à leur donner une définition plus ou moins appropriée", tout en affirmant que "nous devons à Gilbert Lazard d'avoir frayé le chemin d'une meilleure compréhension des phénomènes linguistiques, par ses efforts incessants de définir ces notions aussi rigoureusement que possible dans ses nombreux travaux sur les relations et les variations d'actance, qui sont au cœur de la description syntaxique, et cela dans les langues les plus diverses." Il se donne pour "objectif de proposer quelques observations et remarques sur les problèmes, souvent complexes, que soulèvent les notions de base les plus communes de la grammaire : prédicat, sujet, objet, dépendance, passif, impersonnel, etc, mais en se limitant aux seules données du français."

Françoise Guérin[13] s’interroge sur la définition syntaxique des actants en tchétchène, langue ergative du Caucase du Centre-Nord. En s’appuyant sur les recherches menées sur ce point par Gilbert Lazard, elle se demande s’il faut conserver le couple traditionnel de sujet et d’objet ou au contraire, pour éviter toute confusion, les nommer autrement ? Faut-il maintenir la distinction entre relation syntaxique et rôles sémantiques ou ne définir ces deux actants que par rapport aux rôles prototypiques qu’ils assument ? Adhérant à l’idée que les notions de sujet et d’objet empruntées aux travaux des premiers grammairiens grecs portant sur leur propre langue ont été appliquées à toutes les langues sans se soucier de savoir quel est leur statut et si leur emploi est légitime dans la comparaison des langues (Lazard, 2008b : 17), elle définit le sujet à l’intérieur de chaque langue par l’ensemble de ses propriétés mais émet des réserves vis-à-vis de la proposition de Lazard de distinguer le sujet de prédication, caractérisé par la présence obligatoire, le cas zéro et la commande prioritaire de l'accord du verbe, qui sont le propre de l'actant représentant le patient (Lazard 1998 : 129), du sujet de référence, caractérisé par "la position initiale et un comportement particulier en cas de coréférence simple ou complexe : propriétés (qui) s'attachent généralement à l'actant représentant l'agent" (ibid). Elle estime que cette analyse risque de laisser la voie ouverte à un glissement sémantique aisé puisque l’agent est le sujet de référence, "le sujet" des langues accusatives et qu’il vaut mieux ne garder qu’un seul sujet syntaxique par phrase même si celui-ci est amputé de certaines propriétés. Rappelant qu' "en tchétchène, comme dans de nombreuses autres langues ergatives, la trajectoire de l’action ne passe pas du point de départ vers le point d’arrivée mais part du résultat pour éventuellement remonter jusqu’à sa source", elle suggère d'éviter de parler de transitivité en tchétchène et de rejeter le terme d’objet pour désigner le deuxième actant estimant que "si l’on conserve le terme de sujet pour désigner le patient il faut nommer le second actant : générateur, terme synonyme de source et qui a l’avantage de pouvoir s’appliquer tant à des humains qu’à des non humains." Elle n'en conclut pas moins qu'il "est peut-être plus prudent pour être plus consensuel et plus neutre d’abandonner sujet et objet pour ce type de langue et de les remplacer respectivement par prime actant et second actant ainsi que l’avait fait Georges Charachidze (1981) pour l’avar.".

Amr Helmy Ibrahim[14] part des travaux de Lazard sur la notion d’objet et sur la définition d’une zone objectale. Il retient plus particulièrement la critique adressée par Lazard à la plupart des grammairiens et linguistes qui tendent à raisonner souvent comme si, dans une langue donnée, l’objet était unique (Lazard 1994 : 89), son examen des langues à objets multiples, et sa conclusion qu’il est exclu qu’on puisse poser une fonction d’objet unique comme une catégorie de linguistique générale, sa délimitation d’une zone objectale (Lazard 1993, 1994 & 2003) qui inclut un objet prototypique et peut également inclure différents types d’actants qui ont certaines propriétés, mais pas toutes, en commun avec l’objet prototypique (Lazard 2003 : 13), enfin sa distinction de deux types d’objets : ceux qui, comme l’objet interne, sont plus proches du verbe et ceux qui, comme l’objet habituel des verbes transitifs en sont moins proches (Ibid. 2003 : 11-12). Amr H. Ibrahim essaie ensuite de montrer comment et pourquoi, dans le cas des objets proches, on peut être amené à considérer que dans les constructions à objet interne du type Un chanteur chante une chanson il y a, quelle que soit la langue, un déplacement du siège de la prédication vers l’objet interne et comment, en partant de la relation établie par Lazard entre le marquage différentiel de l’objet en persan et dans d’autres langues et l’échelle de sa détermination, on peut – dans le cadre de l’analyse matricielle définitoire [Ibrahim – cf. bibliographie] - établir des étapes dans l’actualisation du prédicat qui expliquent ce déplacement.

François Jacquesson[15] s’intéresse, dans la prose hébraïque classique centrée sur le corpus biblique, à l’alternance qu’il qualifie d’outil privilégié d’investigation dans la mesure où elle permet de "repérer à la fois un contraste valide et la frontière qui en motive le jeu, peut-être le sens". Il étudie plus particulièrement le waw conversif, où se recoupent le mode, le temps, l’aspect, mais où le point décisif est que les deux aspects dont "l’opposition fait presque la marque de fabrique du sémitique" fonctionnent "à l’envers".

Béatrice Jeannot-Fourcaud[16], prolongeant une discussion amorcée par Gilbert Lazard sur la notion de voix dans l’article "La typologie actancielle" (1997 & 2001), se focalise principalement sur la notion de basic voice par opposition à la derived voice, telle qu’elle est posée par Klaiman (1991). Elle s’appuie sur une structure de réduplication particulière que l’on peut observer en créole martiniquais et guadeloupéen, la réduplication en miroir constituée par la réduplication du noyau verbal et de la post-position d’un pronom personnel, co-référent du participant en fonction sujet. Cette réduplication est corrélée d’un point de vue sémantique à la notion de contrôle. Après avoir confronté les données à plusieurs options de description syntaxique, elle montre que celles-ci ne semblent pas opérationnelles pour caractériser la réduplication du prédicat lorsque la seconde occurrence est déterminée par un personnel, d’où l’intérêt d’avoir recours à la notion de basic voice. La description de la réduplication en miroir d’un point de vue morphologique, syntaxique et sémantique, a une portée théorique et typologique dans la mesure où "l’analyse des variations de construction sous l’éclairage sémantique, peut nous permettre de saisir une certaine représentation du réel, effectivement répercutée dans la syntaxe de la langue."

Gillette Staudacher-Valliamée[17] s’emploie, à la suite d’une discussion avec Gilbert Lazard, à approfondir l'analyse grammaticale de l'opposition verbo-nominale du créole réunionnais en observant davantage encore ce que le lexique peut révéler d’un ensemble de verbants. Des pistes qui ravivent la vigilance lexicale, morphologique et syntaxique – immédiate et phrastique dans la terminologie de Lazard (1999) - et approfondissent également l’examen que le grammairien peut entreprendre des dynamiques créoles formées loin des règles d’accord ou de congruence, mais toujours rattachées aux processus prédicatifs complexes de la coalescence, du figement ou de la lexicalisation dans les grammaires traditionnelles. Poursuivant le dialogue avec Gilbert Lazard, elle est amenée à saisir des tendances qui marquent ou pas le système grammatical en synchronie à la lumière des textes créoles anciens disponibles à ce jour (Staudacher-Valliamee, G, 2000a & b, Bollée, A. & Baker, P., 2004. Bollée, A., 2009, Chaudenson, Robert, 2010). Rapprochant classes grammaticales, emploi prédicatif et fonctions actantielles, le travail de reconstruction rencontre alors "la question du lien - historique, structurel, -typologique ?- entre grammaire et prédication à l'exemple des créoles".

Pierre-Yves Lambert[18] se penche sur la préférence que montrent, à la différence de la plupart des autres langues européennes, les langues celtiques, pour l'effacement de la personne du sujet, notamment dans l'expression des sensations, des sentiments, et dans celle des actes involontaires. Il étudie différentes formes prises par ces effacements: (a) L’emploi d'une forme verbale impersonnelle pour plusieurs actions exprimées ailleurs par des verbes inaccusatifs, comme "naître, mourir" etc. ; (b) Le fait que la même forme sera employée pour "trébucher, sursauter, éternuer", etc., ou encore pour des actes considérés comme commandés par le hasard, comme "rencontrer qqn" ; (c) L’emploi d'un verbe impersonnel du type "il arrive, il tombe" (par exemple il m'arrive une crise de hoquet ou il tombe un évanouissement sur moi); (d) L’emploi de périphrases dont le noyau est un verbe à la 3e personne du singulier. Il se demande si ces transpositions systématiques ne pourraient pas donner lieu à des conclusions plus générales sur l'esprit de la langue étant donné que dans les cultures correspondantes, la plupart des opérations mentales sont considérées comme involontaires ou subies et qu’il a pu recueillir de nombreux témoignages montrant que l'on "attribuait la plupart des actes involontaires à une intervention surnaturelle ; même les plus anodins passant pour être des signes ou des présages". Il fait néanmoins état parallèlement d’une logique purement linguistique selon laquelle le verbe conjugué avec sujet personnel doit être réservé à l'expression des actes intentionnels.

Denise Bernot[19] et San San Hnin Tun[20] s’intéressent au rôle qu’elles jugent primordial des relations actancielles dans l’interprétation des verbes être et avoir en birman. Chacun de ces deux verbes est rendu dans cette langue par des verbes différents et ainsi la variété déjà grande des sens de être et avoir se trouve démultipliée en birman. A l’aide des traductions françaises de deux chapitres d’un roman contemporain, elles tentent de mettre en lumière la pertinence des relations d’actance concernant ces verbes tant sur le plan syntaxique que sur le plan sémantique.

Claire Moyse-Faurie[21] étudie le statut syntaxique des compléments ayant une fonction de bénéficiaire ou de détrimentaire dans une langue océanienne, le xârâcùù. Dans cette langue, bénéficiaire et détrimentaire sont introduits par des prépositions d’origine verbale, respectivement < ‘donner’ et taa < witaa ‘enlever’. La perte des anciens suffixes applicatifs océaniens a été compensée par ces grammaticalisations, résultats de la réanalyse de constructions verbales sérielles. Les prépositions et taa introduisent aussi d’autres types de compléments. A travers des opérations comme l’antéposition ou la nominalisation, l'auteur montre que, du fait notamment de l’origine verbale de ces deux prépositions, les sphères actancielle et circonstancielle du xârâcùù sont particulièrement imbriquées.

3. Questions de linguistique générale et de typologie

Les positions de Lazard sont souvent tranchées et tranchantes. Il est donc normal qu’elles donnent lieu à des débats, y compris avec des linguistes qui partagent en grande partie son point de vue.

C’est le cas notamment de Paolo Ramat[22] qui propose sous le titre "Grandeur et misère de la linguistique" une synthèse critique des positions de Lazard sur le statut épistémologique de la linguistique et sa conception de la typologie, soulignant de nombreuses convergences avec son approche aussi bien que quelques divergences sur le plan théorique.

C’est à travers les relations d’actance et de valence que Lazard a apporté sa contribution majeure à la typologie. C’est donc sur cette dimension que porte la contribution de Jack Feuillet[23]. Son article porte sur le travail accompli dans le cadre du programme EUROTYP (1990-1995) où beaucoup de questions théoriques et pratiques portant sur la valence et les actants ont été posées, dans le but de tirer un bilan pour mesurer les acquis et indiquer les pistes qui enrichiraient les connaissances. Il aborde trois points : des considérations générales sur la valence (types de valences, délimitation actants / circonstants, ce qui implique des critères autres que formels, problèmes posés par certains constituants), ensuite une analyse des actants centraux (sujet et objets selon les structures accusatives et ergatives) où l’apport de Lazard a été considérable, enfin les problèmes particuliers concernant l’impersonnel, le marquage non canonique des actants et la nécessité de dépasser la dichotomie actants / circonstants pour rendre compte de tous les constituants de la phrase verbale. Sa conclusion montre les progrès qui ont été accomplis depuis Tesnière tout en soulignant qu’il serait possible d’envisager une étude de la valence élargie aux noms et aux adjectifs.

La typologie étant d’abord une activité de classement des fondamentaux du fonctionnement des langues, c’est sur ces fondamentaux et notamment ceux que Lazard avait traités dans son séminaire de typologie que revient André Rousseau[24] dans "Quelques principes de syntaxe générale". S’appuyant notamment, en plus du gotique, la langue sur laquelle il travaille plus spécifiquement, sur le géorgien, le grec et le latin, il s’emploie à démontrer que "le programme de l’énoncé est inscrit sur le prédicat verbal" et s’intéresse notamment pour le faire à l’interprétation des doubles négations et à quelques phénomènes de quantification et de modalisation. Il en tire deux conclusions: 1) le prédicat verbal est bien l’élément central et moteur de tout énoncé, commandant deux vantaux; 2) des "modèles casuels" ont contribué à fixer le signifié lexical des éléments présents dans l’énoncé; "grâce à leur convertibilité réciproque, ils organisent, dans les langues à cas, la répartition souple de la matière de l’énoncé."

Christiane Pilot-Raichoor[25] constate que s'il y a eu des travaux à visée typologique dans les domaines de l’aspect et du temps (tels que Bybee, Perkins and Pagliuca 1994, Bhat 1999, Dahl 2000, Tournadre 2004 ou le WALS), ils n’ont pas eu pour objet les ‘systèmes’ de temps-aspect. Elle rappelle que Dahl (2000: 3) notait ce fait et relevait “the difficulty in finding a suitable framework in which different systems can be compared”. Elle n’ignore évidemment pas que quelques "rares travaux", comme ceux de Guillaume 1929, 1945, Cohen 1989, ou Hewson et Bubenik 1997…, portent sur la comparaison des systèmes verbaux, les rapports entre les éléments du système et leur dynamique évolutive", et propose, "à partir de ces travaux fondateurs" d’identifier les bases et contraintes universelles les mieux à même de rendre compte des singularités et des variations des systèmes de temps-aspects dans les langues dravidiennes afin d’ébaucher leur comparaison.

Gilbert Lazard n'aime pas être catalogué. Certains historiens de la linguistique le "traiteront" vraisemblablement de "structuraliste". Les contributeurs de ce volume ont préféré le situer par rapport à ceux dont il se réclame lui-même: Ferdinand de Saussure et Émile Benveniste auquel il a succédé en 1972 à la 4e section de l’EPHE, et dont il était très proche.

Se référant plus particulièrement à un de ses plus récents articles "Pour une linguistique pure" (2009, Bulletin de la Société de Linguistique de Paris Tome CIV – Fas. 1), Claire Martinot[26] discute les principes de scientificité exposés par Lazard à travers sa lecture de Saussure et tente de montrer que les principes transformationnels au sens large (c’est-à-dire produisant des énoncés non nécessairement paraphrastiques) correspondent également à une démarche scientifique et permettent d’expliquer comment les enfants acquièrent leur langue maternelle en passant d’un stade linguistique au suivant. Elle montre qu’il y a des constantes translinguistiques (sept langues maternelles sont envisagées) entre enfants de même âge quand la description se situe au niveau ce qu’elle appelle procédures de reformulation (façon dont un enfant transforme les énoncés qu’il entend), l’analyse systématique du différentiel entre énoncé source et énoncé reformulé permettant de contourner les caractéristiques catégorielles et fonctionnelles propres à chaque langue et de comparer les niveaux successifs attestés dans la langue en acquisition.

Aucune description sérieuse d’une langue et a fortiori aucune typologie digne de ce nom ne saurait se passer de ce que les linguistes appellent un "travail de terrain". Gilbert Lazard a mené à plusieurs reprises des enquêtes de terrain qui ont donné lieu à des notes qu’il a consignées dans des cahiers. Rosine Schautz[27], qui a fréquenté son séminaire à l’EPHE, nous explique comment les "cahiers de terrain" remplis par Lazard dans le Luristan (ouest de l'Iran) ont relancé sa propre étude de terrain portant sur la langue des tsiganes égyptiens, les Nawar, une langue indo-aryenne qu’ils mêlent à l’arabe dialectal de Haute-Égypte.

Voir aussi