nos 35-36 : Linguistique de terrain sur langues en danger : Locuteurs et linguistes

 

Présentation générale

par Colette Grinevald
Département de Sciences du langage, Université Lumière Lyon2 
UMR 5596, Dynamique Du Langage, PRES de Lyon

 

 

1. Thème

Ce numéro de Faits de Langues participe, par sa problématique, à la discussion mondiale actuelle touchant à la très rapide disparition de milliers de langues. Il se situe en amont des discussions habituelles des faits de langues dans cette revue. Il se rapproche sous certains aspects des numéros antérieurs de Faits de Langues consacrés aux situations sociolinguistiques qui caractérisent Les langues des Caraïbes et de l’Amazonie (dir. Jon Landaburu & Francesc Queixalos, volume 1, 2002 n°20 et volume 2, 2003 n°21), et Les langues de diaspora (dir. Anaïd Donabedian 2001 n°18).

Ce numéro s'est élaboré à partir du principe évident que toutes les langues aujourd’hui en danger font partie intégrante de la matière brute de la linguistique. Il revient donc aux linguistes de les décrire pour ce qu’elles ont à révéler du génie humain tel qu’il s’exprime à travers elles[1]. L’étude scientifique de cette diversité, de ses aspects récurrents aussi bien que de ses limites, est à la source d’un puissant renouveau de la linguistique générale, notamment dans le domaine de la typologie linguistique telle qu’elle s’est développée dans les dernières décennies.

Les langues en danger présentent donc un intérêt scientifique pour la linguistique elle-même. Mais en participant à leur documentation, on contribue à la sauvegarde d’un patrimoine de grande valeur pour les communautés concernées et pour l’humanité en général. On donne aussi matière à de futures recherches linguistiques, historiques, anthropologiques ou autres. Et, dans la mesure où ces communautés le demandent, le travail des linguistes peut accompagner des mouvements de revitalisation de ces langues, projets qui se multiplient aujourd’hui de par le monde.

Pour leur très grande majorité, les langues en danger sont encore peu décrites, voire pas décrites du tout. Or, qui dit langues en danger dit majoritairement langues à tradition orale et dit, par conséquent, nécessité de "travail de terrain" avec des locuteurs. La recherche de "terrain" demande toujours une préparation spécifiquement orientée vers le processus même de collecte de données "sur le terrain". Cette formation est plus systématiquement développée dans les départements d’anthropologie que de linguistique. Mais certains départements de linguistique et des laboratoires de recherche qui ont une filière "linguistique de terrain" dispensent une formation spéciale au travail de collecte de données auprès de locuteurs.

Une des difficultés spécifiques au travail de terrain sur langues en danger est liée à la très grande diversité de leurs locuteurs. Dans un premier temps, ce numéro vise à faire prendre conscience de cette diversité pour mieux interpréter les contraintes et saisir les occasions qui surgissent dans les interactions avec les locuteurs, et à démontrer que se dessinent des profils spécifiques, particuliers aux locuteurs de langues en danger. Ces profils se font écho, au-delà de la très grande diversité des situations de terrain à travers le monde et au-delà d’expériences d’apparences très diverses. Il est ainsi possible de mettre en commun le fonds d’expériences des linguistes de terrain qui se dédient à l’étude de langues en danger.

Comment mieux préparer les futurs linguistes à ce genre de recherche, comment mieux encadrer ceux qui s’y sont déjà engagés, tel est notre objectif essentiel. Il s’agit aussi de montrer les risques et les défis, mais aussi les satisfactions de ce travail de terrain, à un moment où l’attention au phénomène de langues en danger s’intensifie, y compris dans les media.

 

Ce numéro traite donc de la rencontre entre linguistes et locuteurs de langues en danger. Il voudrait dévoiler la réalité du travail de terrain qui reste peu connu, si ce n’est mystérieux. Il rassemble des expériences d’une vingtaine de linguistes qui travaillent dans différents continents du monde, sur des langues de différents niveaux de vitalité et dans le cadre de différents projets. Ces contributions expriment toutes l'idée centrale que la prise de conscience de la très grande diversité des types de locuteurs est essentielle. C'est elle qui assure, en effet, la plus grande capacité à recueillir les données les plus riches et les plus fiables possibles. Ces contributions témoignent en même temps de la profonde dimension humaine de la démarche de terrain. Elles rappellent combien tout travail sur ces langues est dépendant de la qualité des interactions entre locuteurs et linguistes, en amont des questions technologiques d’enregistrement, de traitement et d’archivage des données. Elles révèlent l'origine des satisfactions personnelles, intellectuelles et scientifiques qui ont amené les linguistes à relever le défi de cette linguistique de terrain souvent exigeante, à laquelle la plupart d’entre eux ont dédié ou dédieront leur carrière universitaire. Elles rendent aussi justice à l'engagement personnel des locuteurs et à leur rôle déterminant, jusqu'ici encore trop souvent ignoré.

2. Contexte

Dans un paysage mondial où l'intérêt pour les langues en danger (désormais LED) va grandissant, paraissent de plus en plus de publications de toutes sortes sur ce thème. Certaines traitent de faits linguistiques intéressants, d’autres parlent de travail de terrain, visant soit la description soit la documentation de LED.

Trois ouvrages collectifs remarquables peuvent être cités :

"Endangered Languages", sous la direction de Austin & Simpson (2007), réunit des articles visant à mettre en lumière des ‘faits de langues’ notables. Le but même de l’ouvrage est d'exposer ce qu'apportent de telles études à la linguistique en général et de justifier l’intérêt porté au travail sur les LED. Y sont traités des phénomènes grammaticaux de tous genres, de la phonologie à la morphologie et à la syntaxe. Certains articles abordent des aspects socio-linguistiques de la problématique des LED : la situation particulièrement vulnérable de ces langues dans certains continents (par exemple en Australie), ou la prise en charge de la totalité du travail linguistique par des locuteurs eux-mêmes (comme le cas exemplaire des communautés linguistiques mayas du Guatemala).

"Linguistic fieldwork" de Newman & Ratliff (2001) rassemble les récits d'expériences de terrain de douze linguistes connus qui traitent des locuteurs avec lesquels ils ont travaillé et des méthodes de travail utilisées pour collecter des données. Toutefois, ces auteurs n’abordent pas directement la problématique du travail de terrain sur LED et les spécificités de tels terrains, même si la grande majorité des langues dont il est question sont en fait des LED. Mais aucun ouvrage, jusqu’à maintenant, ne s’est penché spécifiquement sur le thème de la grande diversité des locuteurs de LED et sur les conséquences de cette diversité sur le travail que les linguistes font avec eux. Cet aspect humain de la rencontre linguistes/locuteurs, prélude à toute étude de langues qui se parlent encore, n’a pas été véritablement pris en compte par la communauté scientifique. C’est, en revanche, un des principaux thèmes de recherche des deux co-responsables scientifiques de ce numéro sur leurs terrains spécifiques (dans un contexte latino-américain pour Grinevald et européen pour Bert).

 

Les articles rassemblés dans ce numéro traitent de situations très diverses, vécues sur des terrains de langues en danger tout aussi divers. Ils décrivent comment leur spécificité résulte d’une combinaison de paramètres intégrant le degré de vulnérabilité de la langue, le niveau d’expérience du linguiste à un stade particulier de sa carrière ou le degré de mobilisation ou politisation de la communauté linguistique. Mais ils en révèlent aussi les traits communs qui en font des expériences caractéristiques de toutes situations de LED. Ils soulignent, par exemple, les difficultés rencontrées pour localiser les locuteurs et prendre contact avec certains d’entre eux, et attestent aussi qu'il existe des profils récurrents de locuteurs de LED auxquels il faut adapter les méthodes de collecte de données. Ils offrent enfin des portraits de locuteurs qui ont voulu et ont su partager avec le linguiste le génie de leur langue.

Certains articles permettent aussi d’entrevoir comment les linguistes peuvent se retrouver pris entre des attentes multiples et souvent contradictoires. Ils doivent gérer, d’un côté, les attentes et demandes du monde académique auquel ils sont rattachés, ainsi que les exigences des institutions qui financent leur projet, et d’un autre, les attentes et demandes des locuteurs avec lesquels ils travaillent en tête à tête, ainsi que celles des communautés linguistiques concernées. Ces communautés peuvent être plus ou moins accueillantes et organisées et elles peuvent attendre d’eux des services plus ou moins spécifiques[2].

3. Origines et objectifs du numéro

Ce numéro a été conçu et élaboré dans un programme de recherche du laboratoire Dynamique du Langage (DDL) financé par l’ANR et connu à l’origine sous le titre ‘Afrique Amérique Latine Langues en Danger’ (AALLED, 2006-2009)[3]. Un des objectifs de ce programme était de contribuer aux débats actuels sur la définition de ce qui fait du travail de terrain sur langues en danger un exercice particulier. Il cherchait aussi à établir qu’il est possible de se former pour ce genre travail de terrain, de se familiariser avec certains aspects de sa complexité et de ses dynamiques, afin de pouvoir évaluer d’une façon raisonnable les prises de risques incontournables qu’il suppose.

Ce numéro est le résultat d’un travail collectif par le biais de séminaires et de séances de travail. Il a impliqué de nombreux linguistes de terrain du laboratoire et des linguistes étrangers associés de longue date, en visite au DDL. Parmi ces chercheurs reconnus, certains figurent dans ce volume comme S. DeLancey, M. Mithun, C. Dickinson, A. Ospina, et d’autres, qui travaillent sur des terrains d’Amérique et d’ailleurs, ont participé à des discussions qui ont alimenté ce volume, tels que L. Grenoble (cercle polaire), D. Pellicer (Mexique), C. Chamoreau (Mexique), D. Moore, D. Demolin et H. Van der Voort (Brésil), M. Crevels (Bolivie) ou S. Vogel (Cambodge). Ce volume s’est élaboré au fil de plusieurs années en accompagnant un certain nombre de développement dans le monde des LED, y compris l’émergence de nouvelles formations à cette discipline (écoles d’été sur plusieurs continents dont une organisée par AALLED[4]) et intégration grandissante de la problématique de la revitalisation linguistique dans les préoccupations des linguistes.

Les contributeurs sont aussi bien des chercheurs seniors qui furent des pionniers dans la problématique du travail de terrain sur LED que des juniors encore à leurs premières expériences de terrain, mais avec pour certains un avenir dans la discipline et probablement un rôle de pionnier. Il a semblé important d’inclure leurs voix dans ce numéro pour inciter d’autres étudiants à constater que ce type de recherche est concevable et réalisable, même s’il nécessite une formation, un encadrement et des soutiens spécifiques.

 

La problématique LED est envisagée ici sous trois aspects : d’abord sous l’angle de son impact sur la discipline de la linguistique, où elle est considérée de plus en plus comme une nouvelle sous-discipline connue dans certains milieux sous le nom de "linguistique documentaire" (documentary linguistics). Ensuite sous celui de sa courte histoire, en particulier celle de son émergence à la charnière des xxe et xxie siècles. Et enfin sous celui de son développement dans un monde de plus en plus globalisé, à travers des réseaux internationaux créés autour de nouvelles fondations, de programmes académiques et de colloques internationaux, réseaux encore peu connus en France.

En deçà de la question générale des LED, il s’agit de porter à la connaissance du lecteur les conditions de ce travail de terrain qui a pris un grand essor dans les dernières décennies, mais dont les difficultés restent peu comprises. Il est d’ailleurs à noter que la frontière (qui était relativement marquée, il y a peu encore et le reste peut-être dans certains milieux) s’estompe de plus en plus entre "linguistique descriptive" et "linguistique théorique". Aujourd’hui, les linguistes de terrain ambitionnent de faire de la théorie et de la typologie sur les données premières qu’ils collectent eux-mêmes, au même titre que les linguistes dits "de bureau" qui, eux, travaillent sur leur propre langue ou sur des données de seconde main, collectées par d’autres.

Pour décrire les relations entre linguistes et locuteurs de LED, il a été spécifiquement demandé aux contributeurs d’intégrer dans leurs écrits l’expression de leur ressenti en tant que linguistes face à la variété des locuteurs rencontrés dans le processus de collectes de données. Il s’agissait d’avoir matière à illustrer dans quelle mesure ce ressenti, dont il est peu question dans le monde académique, peut prendre des formes intenses d’étapes de deuils et des moments de frustrations, de peurs, d’étonnements et de surprises totales, entremêlés, heureusement, à d’autres de grandes satisfactions ou d’intenses émotions, de joies et de plaisirs partagés. Ce ressenti, qui fait partie intégrante de la recherche de terrain, constitue un fonds d’expériences communes qui conduit les linguistes de terrain à se (re-)connaître entre eux. Il crée un lien particulièrement fort entre ceux qui ont été confrontés à la réalité du travail de terrain sur des langues en danger.

C’est aussi un choix déterminant que de rédiger cet ouvrage en français et d’y inclure la traduction de plusieurs articles écrits à l’origine en anglais (Mithun, Dorian, Delancey, Dickinson). Ce choix est important dans la mesure où, à l’exception notable de l’ouvrage de Hagège publié en français en 2000[5], les nombreuses publications des vingt dernières années sont en anglais. Elles émanent d’un réseau international de linguistes constitué autour de la problématique des LED. Un des objectifs de ce volume est donc d’ouvrir un espace francophone dans ce réseau et d’inviter la communauté francophone à poursuivre et enrichir la démarche engagée dans cette publication.

4. Plan général du numéro

Le numéro est organisé en deux parties principales : la première constitue une introduction aux thèmes de recherche actuels sur la problématique des langues en danger dont il sera question dans ce volume, dont celui de la nature du travail de terrain sur langues en danger. La seconde partie, "Récits de terrains d’Amériques, d’Afrique et d’ailleurs", se compose d’une large collection de récits de terrain destinés à illustrer ces thèmes de recherche. Enfin, une dernière partie propose des documents traitant de l’évaluation de la vitalité des langues.

La première partie, intitulée "LED : terrains, théorie, méthodologie" rassemble des articles de linguistes entièrement engagés dans la problématique des LED qui participent à sa formulation depuis plusieurs dizaines d’années pour certains.

Colette Grinevald et James Costa présentent une introduction générale à la problématique des LED et reprennent les principales notions associées au phénomène aujourd’hui véhiculées dans les écrits circulant sur la question. Cette introduction reconstitue les débuts et l’évolution d’une réponse coordonnée des linguistes concernés en mêlant un point de vue de l’intérieur, celui de C. Grinevald, à une vision extérieure.

Les articles suivants abordent diverses questions d’ordre général par des récits d’expériences de terrain.

Colette Grinevald parle du contexte sociopolitique dans lequel la thématique LED a émergé sur le continent américain, et comment elle a pris forme entre évolutions dans le monde académique nord américain et (r)évolutions dans le monde latino-américain qui ont profondément modifié le statut des langues indigènes de pays comme le Guatamala et le Nicaragua sur les quarante années de sa carrière.

Michel Bert nous resitue en France, à la limite des domaines francoprovençal et occitan. Il détaille une quête des derniers locuteurs de ces langues sur plus de quinze ans et les origines d’une étude détaillée de leur grande diversité. Cet article sur les langues de la région Rhône-Alpes de France souligne que la problématique de travail de terrain sur LED se pose dans les mêmes termes pour les langues menacées de France. Il témoigne aussi du rôle des linguistes dans la mobilisation récente de la Région Rhône-Alpes en faveur de ces langues.

Colette Grinevald et Michel Bert présentent des propositions pour l’élaboration d’une typologie de locuteurs de LED, conçue dans un cadre multidimensionnel et dynamique. Les deux auteurs ont élaboré ces propositions sur la base de leurs expériences de terrain. Cet article est le fruit de plusieurs années de réflexions et de discussions entre ces deux chercheurs qui n’ont de cesse de comparer leurs expériences entre régions de France et côte des Caraïbes au Nicaragua, pour toujours arriver à la conclusion qu’au-delà de leurs évidentes différences, le plus frappant de ces expériences de terrain était qu’elles sont si étonnement semblables. Tous les auteurs de ce volume ont participé à des discussions qui ont aidé à l’élaboration de leurs récits de terrain et de portraits de locuteurs ce qui a en retour servi de test à la proposition de typologie présentée ici.

Le second article de Colette Grinevald pose de manière contrastive les conditions des enquêtes de terrain et du travail linguistique à proprement parler sur deux langues, le jakaltek popti’ du Guatemala et le rama du Nicaragua. L’article illustre l’adaptation des méthodologies de linguistique de terrain à des situations de terrain qui ont beaucoup évolué sur les quarante ans de pratique de terrain de l’auteur. Il considère les différents processus qui ont amené à la grande vulnérabilité de ces langues et les différents contextes de leurs programmes de revitalisation. Il dresse également les portraits de deux locutrices hors pair, linguistes "naturelles" de leur langue, dont les talents ont permis à la linguiste de produire des descriptions fines de leurs langues.

Marianne Mithun se concentre sur les derniers locuteurs du pomo central de Californie, pour montrer l’éventail de leurs talents et de leurs degrés d’investissement dans la description et la documentation de leur langue. L’article rend hommage à une locutrice par qui tout est arrivé, qui est sortie de sa solitude de dernière locutrice pour aller à la rencontre de la linguiste. Elle l’a ensuite guidée vers d’autres locuteurs âgés tout aussi isolés pour reconstituer une petite communauté de locuteurs. L’article se termine en montrant que, des années plus tard, la documentation réalisée avec les derniers locuteurs constitue aujourd’hui un trésor pour des jeunes en quête de leur langue ethnique.

Nancy Dorian offre un regard critique sur certains aspects de la constitution d’un corpus dans une optique de documentation de LED, et rappelle la prudence que requiert cette activité, à partir de son expérience personnelle dans deux villages de pêcheurs au nord-est de l’Ecosse. Elle attire l’attention sur l’invisibilité dans les écrits des linguistes de LED, du phénomène étonnant de la très grande variabilité linguistique individuelle des locuteurs.

Pour terminer cette partie, James Costa se tourne, à partir d’une analyse des contextes européens, vers la problématique de la revitalisation linguistique et propose une réflexion critique en termes d’idéologies et de discours des différents acteurs de ces mouvements de revitalisation. L’article renvoie à une expérience de terrain en Provence, et dresse le portrait de quelques "néo-locuteurs".

 

La deuxième partie de ce volume, "Récits de terrains d’Amériques, d’Afrique et d’ailleurs", est constituée par un ensemble de quatorze articles de témoignages de terrain sollicités par les co-responsables de ce volume pour illustrer une grande variété de types de projets, de terrains et de langues, mais aussi de profils de locuteurs et de linguistes. Cette partie organisée par régions du monde (Amérique, Afrique, Ailleurs) montre comment la thématique des LED est perçue et traitée dans les différents continents, et comment elle a évolué à travers différents types de projets (description, documentation, revitalisation).

Amérique

La première section rassemble six articles sur l’Amérique qui viennent s’ajouter à ceux de Marianne Mithun et Colette Grinevald dans la première partie.

Ana María Ospina Bozzi témoigne des défis d’un projet de description de la langue d’un des derniers groupes nomades de l’Amazonie colombienne difficilement accessible et victime d’une crise socioculturelle aigüe. L’article rend compte de l’histoire de ce peuple Yuhup, des circonstances difficiles des enquêtes de terrain, tout en offrant des réflexions sur les rapports entre locuteurs et linguistes dans de telles circonstances.

Françoise Rose traite d’un projet de linguistique comparative des dialectes du mojeño de Bolivie parlé par des communautés sédentaires et relate une enquête de terrain sur le mojeño javeriano, une variante aujourd’hui presque disparue. L’article évoque la difficulté à localiser des locuteurs, puis les attitudes et les insécurités linguistiques caractéristiques de locuteurs de LED, qui soulèvent la question de la fiabilité des données obtenues.

Antoine Guillaume s’inscrit dans le cadre d’un postdoctorat effectué avec le soutien de la fondation HRELDP pour la documentation du reyesano, autre langue de Bolivie dont le niveau de vitalité avait été considéré comme désespéré. L’article donne l’inventaire de la douzaine de locuteurs qu’il a pu localiser, prouvant ainsi que l’on peut en général retrouver plus de locuteurs que prévu, une fois sur le terrain et avec suffisamment de temps. Il explicite aussi les complexités de la collecte de données avec des locuteurs de LED.

Ana Kondic rédige une thèse qui sera la première description d’une langue maya du Mexique, le huastèque de San Francisco Chontla, mystérieusement très éloignée des autres langues maya du sud du Mexique et du Guatemala. L’article situe le travail de terrain dans le contexte d’un projet de documentation HRELDP et témoigne entre autre de la difficulté de travailler dans une communauté linguistique peu sensibilisée à la perte de sa langue et encore au stade de la dénigrer, sans voir l’intérêt d’une documentation. Il rend compte de la collecte d’une ambitieuse documentation qui comprend 17 heures d’enregistrements avec plusieurs dizaines de locuteurs aux profils très variés.

Connie Dickinson témoigne d’un projet de documentation de la langue tsafiki de l’Equateur financé par la fondation Volkswagen qui est à l’opposé de la situation de l’expérience de terrain de Ana Kondic. Le projet de Dickinson est le résultat d’une longue maturation de la relation de travail entre locuteurs et linguiste sur la durée, et d’un projet de documentation de postdoctorat qui a suivi la réalisation d’une thèse orientée vers la description de la langue. Il narre l’expérience extraordinaire d’une communauté de locuteurs qui prend le contrôle de la documentation de sa langue une fois formée par la linguiste. Ce projet est devenu un projet phare en Amérique latine et a établi un modèle pour plusieurs autres entreprises de documentation en Amazonie d’Equateur, dans lesquelles les locuteurs sont les principaux acteurs de la documentation de leur langue et sont formés par les experts tsachila décrits dans ce volume.

Scott DeLancey, en contraste total avec l’article précédent, traite de projets de revitalisation de langues sur le point de s’éteindre ou même complètement disparues, nés à la demande des communautés linguistiques concernées. Il témoigne de l’extraordinaire attachement des communautés à leurs langues ethniques et de l’investissement personnel de derniers locuteurs totalement engagés dans leur revalorisation. Il montre aussi le rôle essentiel des linguistes de l’Université d’Oregon, entre doctorants dirigés vers les derniers locuteurs et écoles d’été entièrement dédiées aux langues d’Oregon pour le bénéfice de membres de ces communautés linguistiques[6].

Afrique

Les six articles de la section suivante traitent de projets sur des langues en danger d’Afrique. Les quatre premiers se situent de part et d’autre du continent, mais les deux suivants nous ramènent en France avec des locuteurs en interaction avec des linguistes à Lyon même. Contrairement aux articles du continent américain de la première section, ceux portant sur l’Afrique sont issus en général de projets de recherche qui, au départ, n’étaient pas conçus dans l’optique de LED même s’ils en relèvent en fait tous. Les auteurs ont donc en commun d’offrir des regards rétrospectifs sur des expériences de terrain qu’ils ont vécues avant d’être sensibilisés à la problématique des LED telle qu’elle s’est développée récemment dans le monde et telle qu’elle est présentée à travers le programme de recherche "Langues En Danger : Terrain - Documentation - Revitalisation (LED-TDR)[7], dans la continuité de l’ANR AALLED".

Sophie Manus retrace quinze ans de travail de terrain au sein de communautés makonde d'origine mozambicaine installées en Tanzanie. Elle dresse le portrait de quelques-uns des locuteurs avec qui elle a travaillé et évoque la rencontre avec celui qui allait devenir son assistant sur le terrain, un locuteur de référence aux multiples talents. L’article montre comment, aux cours d’enquêtes sur les viélistes makonde et l'acquisition tonale chez les enfants, ils prirent peu à peu conscience que le makondé en Tanzanie était bien plus menacé qu’ils ne le pensaient.

Alain-Christian Bassène offre le cas d’un linguiste travaillant sur sa propre langue, le jóola-banjal du Sénégal. Après la présentation de l’environnement multilingue de son enfance, typique de certaines régions d’Afrique, il parle de sa prise de conscience de la situation de langue en danger du jóola banjal et propose des moyens afin de préserver cette langue ou à défaut de retarder sa disparition.

Pascale Paulin retrace plusieurs séjours de terrain au Gabon dans le cadre de la réalisation d’une thèse sur le baka, la langue parlée par un peuple de chasseurs-cueilleurs, encore en partie nomade, localisé au nord du Gabon. Sous la pression des Fangs, la population bantu voisine, les spécificités linguistiques (langue oubanguienne) et culturelles de cette communauté minoritaire sont menacées. L’article décrit la collaboration établie entre la linguiste et un jeune locuteur désireux de participer au projet qu’elle conduisait alors. Au cours d’un séjour de travail à Lyon, cet informateur s’aperçut peu à peu du nombre d’emprunts au fang dans sa propre langue, ce qui lui fit prendre conscience de différents enjeux de la préservation du baka.

Lolke Van der Veen présente les conditions de réalisation d’un documentaire sur la communauté ethnolinguistique eviya du Gabon et sur le travail d’élaboration d’un dictionnaire scientifique pour cette communauté. Ce dernier est le fruit d’un travail entre le linguiste et un lexicographe amateur, un des derniers locuteurs de cette langue très fortement menacée de disparition. L’article dresse également un portrait détaillé de ce locuteur au profil atypique.

Hadrien Gelas présente un cas de travail de terrain réalisé à Lyon avec un locuteur du gisir originaire du Gabon, dans la continuation d’un cours de méthode de description de langue pour lequel ce locuteur était l’informateur. Ce cas est similaire à celui de Rose dans sa démonstration de l’utilité d’une sensibilisation à la typologie des locuteurs de LED : le linguiste découvre au détour de difficultés dans la collecte de données morphosyntaxiques que ce locuteur, dont il n’avait pas identifié le profil au départ, n’est pas un locuteur traditionnel mais un "semi-locuteur" au parler déjà marqué par un processus d’obsolescence commun aux LED[8].

Réjane Vincent-Falquet traite d’un cas particulier de perte de langue, celle qui peut affecter certains membres d’une famille immigrée. L’article relate la dynamique des langues au sein des trois générations d’une structure familiale dont les parents sont originaires d’Algérie et parlent principalement berbère. Il pose la question du rapport liant choix de langue chez les individus plurilingues et définition de leur identité, et il décrit les mécanismes impliquant la perte d’une langue et les effets de cette perte pour l’individu vis-à-vis de sa communauté. Il est aussi l’occasion d’un questionnement sur le rapport que le chercheur entretient à son terrain d’étude lorsqu’il est un membre à part entière du réseau familial.

Ailleurs

La dernière section de cette deuxième partie emmène le lecteur ailleurs dans le monde à la suite de deux linguistes sensibilisés à la question des LED dans le cadre du laboratoire DDL.

Noëllie Bon traite d’un projet de description d’une langue du Cambodge, le stieng, dans le cadre d’un projet de Master. L’article détaille les premières étapes du projet, y compris les raisons du choix de cette langue particulière une fois dans le pays, les difficultés rencontrées lors du séjour sur place, et les premières rencontres d’une linguiste débutante avec des locuteurs[9].

Enfin, Julien Meyer relate ce qu’une ouverture à la problématique des LED permet de comprendre des dynamiques de survie et de déclin des langues sifflées du monde et les multiples profils des derniers siffleurs autour du globe. L’article revient sur plusieurs terrains visités dans un tour du monde pendant un travail de thèse pour identifier la grande diversité des langues sifflées du monde. Il confirme les parallèles entre profils de siffleurs de ces langues sifflées en danger et de locuteurs de langues orales en danger, et entre les dynamiques de communautés de siffleurs et celle de langues orales plus ou moins mobilisées pour leur défense et revitalisation[10].

Dans le dernier article, Colette Grinevald situe ce volume par rapport à la recherche sur la problématique des LED au niveau national et international. Cet article décline les financements des recherches de terrain dont il est question dans le volume, aspect peu connu de ce travail, et remercie les institutions françaises et les individus qui ont rendu la production de ce volume possible. Il présente le programme français SOROSORO sur les langues du monde qui est devenu une vitrine grand public de cette problématique. L’article conclut sur une sitographie abondante conçue comme le partage d’outils de travail de l’équipe de chercheurs de ce volume avec des lecteurs intéressés par la problématique des LED. Les liens électroniques ainsi présentés permettent entre autres d’accéder au contenu d’écoles d’été pour la formation en LED, à de multiples vidéos de conférences et d’interviews d’acteurs cités dans le volume, à des archives de documentation de LED, aux sites de fondations de soutien aux LED ou à des atlas en ligne de LED.

 

Une annexe offre ensuite, dans le même esprit, de l'information sur les critères UNESCO utilisés aujourd'hui dans le monde entier pour l'évaluation du niveau de vitalité d'une langue. Elle présente brièvement les critères d'évaluation proposés en 2003 par le groupe d'experts linguistes (dont Grinevald), puis les différents niveaux de vitalité qu'ils permettent de distinguer. Ces éléments sont suivis d'une collection d'exemples de l'application des critères UNESCO par plusieurs auteurs de ce volume (Kondic, Van der Veen, Paulin, Meyer et Ospina).

Un ensemble de cartes qui situent tous les terrains dont il est question dans le volume et une bibliographie générale concluent ce volume.