"Pour nous qui croyons à la physique, la division entre passé, présent, futur,
n'est qu'une illusion bien que tenace" (Einstein)[1]
Reprenant une proposition de Laurence Rosier et Joan Barceló, la présente livraison de Faits de Langues propose un débat sur le thème du futur, "temps" relativement moins discuté que les autres, du moins si l’on en juge par les publications contemporaines en linguistique.
A l’évidence, la "catégorie" est rien moins qu’aisée à définir. A cela plusieurs raisons. D’abord, parler de "futur" dépend déjà de la conception que l’on se forme de ce dernier, et du temps en général. Or la question est notoirement complexe. Comme le souligne Catherine Taine-Cheikh (ici-même), Klein (2003 : 184) propose que la réflexion oscille entre deux perspectives : l’une fait du présent une grandeur physique, simple point entre "l'infini du passé et l'infini du futur", l’autre, au contraire, y voit une donnée de la conscience où se mélangent "un peu du passé récent et un peu de l'avenir proche". Cette instabilité retentit sur la catégorie mitoyenne du futur. A quoi l’on peut ajouter l’explication proposée par Jespersen (Philosophie de la grammaire, 1971, p. 367) : "les langues disposent de moyens d’expression moins définis et moins explicites pour le futur que pour le passé", car "nous connaissons moins bien l’avenir que le passé", ce qui "nous oblige à en parler avec moins de précision".
Le futur est donc une région du temps (si même c’en est une !) aux frontières indécises. On n’atteint les événements qui s’y logent que par détour : volition, prédiction, etc. Au fond, comme le souligne Touratier (1996 : 232, cité par Revaz ici-même) : "le morphème de futur n’exprime pas à proprement parler l’avenir, mais ce qui est projeté, envisagé". L’établissement par le discours d’une référence future a donc du mal à s’affranchir de toute valeur modale, d’où le recours fréquent au métaterme de TAM (Temps-Aspect-Modalité), et aussi l’idée que les formes indiquant le futur sont très fortement liées à l’aspect ou à la modalité (intentionnalité, volition, contrainte, destin…), ou aux deux. Comme on le verra, tous les contributeurs souscrivent plus ou moins à cette idée, tantôt en synchronie, tantôt en diachronie.
Dans une approche des marqueurs du "futur" en langue(s), on peut éventuellement ou bien partir du "futur", en lui supposant une référence plus ou moins stable, et essayer d’en définir l’expression (Rebotier), ou bien partir des marques dans une langue donnée ou plusieurs, et vérifier lesquelles se trouvent, toujours ou parfois, faire référence d’une manière ou d’une autre à du futur.
Plusieurs articles s’attachent alors à partir de l’expression du futur dans une langue donnée. Leur propos est alors d’y décrire les modes de référenciation au futur; le présent numéro comporte des contributions sur l’allemand, l’anglais, l’arabe et le berbère, le basque du nord, le bulgare, le coréen, les créoles français, l’espagnol, le français, l’hébreu contemporain, l’italien, le japonais, le martuthunira (langue du Nord-Ouest de l’Australie), le norvégien (bokmål, nynorsk), le portugais, le roumain, le tahitien, le vietnamien. Certains visent à montrer comment la conception même du temps et des temps varierait d’une langue à l’autre, en opposant par exemple des approches "bipartites" et "tripartites" (Chang, Terada, sur le coréen et le japonais). On verra aussi que les marqueurs sont souvent multiples dans une langue donnée (par exemple, quatre formes en roumain), et certains (notamment Revaz, Morgenstern, Sekali et Parisse dans l’optique de l’acquisition du langage chez l’enfant, mais aussi Timoc-Bardy, Malibert-Yatziv, entre autres), tentent de dégager les différences de marque et de valeur, ou de contextes d’emplois, que l’on peut observer entre les différents tours que l’on y rencontre pour construire une référence future. En dehors de la description des formes elles-mêmes, se pose aussi la question de leur formation. M.-A. Camussi-Ni réinterroge la morphologie du futur et du conditionnel français ; d’autres auteurs s’intéressent aux processus de grammaticalisation (Vetters & Lière, Véronique, chez qui l’on retrouve notamment des rôles divers pour les verbes déictiques aller/ venir). Certaines formes plus particulières, semble-t-il, dans la typologie des langues sont notées dans certains articles, notamment le "futur dans le futur", évoqué par G. Rebuschi, et la possibilité d’un "futur imparfait" envisagée de manière plus abstraite par les grammairiens de Port-Royal (Fournier). On voit que l’on retrouve une opposition, notée et discutée, entre le futur dit "proche", et des futurs "autres" ("non-proches"), mais cette dimension est souvent replacée, encore une fois, sur un plan aspectuel et modal plutôt qu’uniquement temporel. Dans le domaine du mode, deux contributions proposent une mise en parallèle avec la catégorie du médiatif (Celle & Lansari, Duarte). Quant à l’aspect, on notera en particulier que les formes recoupent, selon les langues, aussi bien celles de l’accompli que de l’inaccompli, pour des raisons diverses (voir, entre autres, Taine-Cheikh, Rebuschi).
On pourra encore noter le fait que le futur n’est pas forcément marqué. La multiplicité des marques éventuelles se double d’une possibilité d’absence de marque, ou de marque spécifique (cf. aussi TAM) : la référence à un événement futur peut se faire préférentiellement, régulièrement, voire uniquement, par implication. Le présent peut être la manière la moins marquée de faire référence au futur : c’est ce que notent chacune de leur côté O. Halmøy et A. Rebotier pour le norvégien et l’allemand. A cet égard, le français semble plutôt être une exception par rapport à d’autres langues, par une utilisation notablement plus fréquente de verbes au futur (Rebotier). Le "futur" peut se construire par des formes qui l’impliquent plus qu’elles ne l’explicitent : participes, thèmes verbaux dépouillés de désinence, etc. Les auteurs soulignent régulièrement la nécessité de prendre en compte ce qui est déterminé par l’ensemble de la construction où ce dernier s’inscrit (Revaz, Do-Hurinville, Rebuschi…). D’autre part, les marqueurs polysémiques "indiquant" le futur peuvent ne le faire que dans un contexte donné : c’est une valeur contextuelle plutôt qu’un sens stabilisé (Alvarez-Castro, sur l’espagnol). Au delà des formes verbales, il y a aussi bien entendu des spécificateurs temporels "externes", dont les plus courants sont évidemment les adverbiaux (Do-Hurinville pour le vietnamien). L’institution du futur comme horizon temporel semble donc rester particulièrement tributaire de la structure de l’énoncé où figure la forme verbale qui l’instaure.
Enfin, l’emploi du futur semble parfois tributaire de questions de genre. On constate qu’il y a des types de textes qui favorisent l’emploi du futur et des genres qui le favorisent moins. Ainsi le texte de loi peut-il sembler un type de texte autorisant, ou encourageant même, l’emploi de multiples futurs (cf. "Tu ne tueras point", et les rapports du futur à l’impératif), et pourtant, l’article de R.-M. Gerbe montre comment les pratiques d’écriture du texte légal français ont pu varier à ce propos. A un autre niveau, se pose la question des niveaux d’énonciation dans les textes narratifs. On sait que, selon les analyses notamment de Benveniste, le temps du récit par excellence est le passé. On trouve éventuellement aussi des textes au présent, mais très rarement au futur. En d’autres termes, la marquise ne "sortira" pas à cinq heures dans un récit. L’article de J. Bres s’interroge sur cette contrainte et fait porter son analyse sur deux textes à ce titre atypiques, puisqu’apparemment "récits au futur". L’auteur interroge alors les conditions d’emploi de ce "futur du récit". Deux autres contributions portent sur les niveaux énonciatifs et discursifs. Se pose alors la question de l’intégration de passages au futur dans la narration, et du maintien ou de la disparition des marques de futur notamment dans le discours indirect libre. Dans l’analyse d’un récit en martuthunira, M.-E. Ritz & A. Dench soulignent que l’on peut trouver des passages au futur, et s’interrogent sur leur présence. I. Novakova, quant à elle, montre comment les phénomènes de "concordance des temps" se posent différemment en français et en bulgare, ce qui, bien entendu, a un impact sur les emplois des formes de futur.
Le présent numéro offre donc un certain nombre de données variées sur les marques de "futur" dans les langues, en interrogeant aussi bien la conception du temps, l’intégration d’autres types de domaines à celui-ci (notamment, encore une fois, l’aspect et le mode), la formation des marques de futur, l’analyse du "futur" dans des théories linguistiques, les conditions d’apparition de la valeur de "futur", et ses possibilités d’emploi. On se reportera donc aux articles eux-mêmes pour une exploration plus détaillée de ce qu’est ce "futur".
Catherine Chauvin
Laurent Danon-Boileau
Claude Delmas
Reza Mir-Samii
Mary-Annick Morel
Irène Tamba
[1] Renaud F., 2005, Temps, durativité, télicité, Paris-Louvain, Peeters, BIG, p.87.