Présentation générale
par Mary-Annick Morel* et Suzy Platiel**
Dans le premier volume consacré aux langues de Méso-Amérique, Caraïbes, Amazonie (Faits de Langues 20, 2002), la plupart des articles ont traité de l’état des lieux des recherches linguistiques pour en souligner le caractère lacunaire, tant sur le plan du nombre des langues décrites sur l’ensemble de l’aire géographique que de l’avancement de la description linguistique elle-même.
En effet, comme cela a été mis en évidence, peu de langues ont été analysées de façon complète et systématique et, de plus, celles qui ont pu l’être sont dispersées à travers l’Amérique Centrale et l’Amérique du Sud. Ceci explique que, dans l’état actuel des connaissances, il soit difficile de proposer d’éventuelles reconstructions permettant de dégager un (des) tronc(s) commun(s) susceptible(s) d’établir la parenté génétique entre les langues.
Toutefois, parce que les articles proposés révèlent, pour la plupart, un comportement morphosyntaxique très original, complexe, mais particulièrement prometteur, il nous a paru intéressant de publier ce deuxième volume, pour illustrer la dynamique de la recherche actuelle sur ces langues en France.
Ce volume s’inscrit donc plus directement dans la tradition de Faits de Langues, qui est de présenter, dans le cadre des études aréales, certaines caractéristiques morphosyntaxiques de langues d’une même zone géographique. Mais, pour les raisons qui ont été mentionnées ci-dessus, les auteurs ont préféré préciser les points qui leur paraissaient les plus dignes d’intérêt dans la langue sur laquelle ils travaillent. D’où la difficulté à proposer une présentation générale qui s’efforce de dégager les points communs à ces différentes langues, ainsi que de les rapprocher ou de les différencier de langues rattachées à d’autres univers linguistiques.
Le numéro est organisé autour de quatre parties : tout d'abord les "classes lexicales et (la) morphosyntaxe de l’énoncé", puis l’"actance", les "catégories nominales", et enfin, une quatrième partie qui traite de deux langues présentant certaines "singularités".
La première partie, intitulée "Classes lexicales et morphosyntaxe de l’énoncé", présente trois langues différentes : le nahuatl (M. Launey), le caxinaua (E. Camargo) et le maya yucatèque (X. Lois et V. Vapnarsky).
Ce qui fait la principale caractéristique de ces trois langues est que la démarche linguistique habituelle qui distingue les catégories verbe / nom leur est difficilement applicable.
En effet, en nahuatl, noms et verbes possèdent les mêmes propriétés syntaxiques et la distinction entre ces deux catégories est exprimée par la position, sans qu’il soit nécessaire d’insérer une copule. Cette absence de différenciation, comme le fait remarquer E. Camargo dans son article, se retrouve en caxinaua, où la prédication passe par l'adjonction de particules énonciatives -ki, -bin ou -ka, qui sont susceptibles de rendre prédicatif n’importe quel radical. Toutefois, en plus du critère de position, commun aux trois langues, la fonction prédicative est aussi exprimée par des indices dont certains diffèrent selon les langues. Alors qu’en nahuatl (article de M. Launey) comme en maya yucatèque (article de X. Lois et V. Vapnarsky), les fonctions syntaxiques de sujet et d’objet sont marquées par des indices personnels sur le verbe, en caxinaua (article de E. Camargo) ce sont d’autres types de morphèmes qui permettent de distinguer l’utilisation des radicaux dans leurs fonctions nominales (morphèmes casuels), et dans leur fonction prédicative (morphèmes aspecto-temporels). Autre différence encore, en maya yucatèque, les racines pouvant remplir les deux fonctions (et appelées de ce fait verbo-nominales par X. Lois et V. Vapnarsky) ne se rencontrent que dans des constructions intransitives.
C’est cette absence de distinction nette a priori entre verbe et nom qui amène M. Launey à proposer son hypothèse d’omniprédicativité pour les langues qui possèdent cette propriété.
La deuxième partie de ce numéro porte plus spécifiquement sur des questions liées à l'actance. Deux types de langues y sont présentés : une langue de type ergatif d’une part, le kipeá (langue morte de la famille karirí étudiée par A. D. Rodrigues) ; trois langues de type accusatif d’autre part, le sikuani (F. Queixalós), le purepecha (C. Chamoreau) et l’émérillon (F. Rose).
La caractéristique du kipéa, dont A. D. Rodrigues démontre l’ergativité en s’appuyant à la fois sur le plan morphologique et sur le plan syntaxique, est de comporter, dans une construction transitive, une marque d’agent placée non sur le verbe, mais sur le nom, qui se voit alors doté d’une préposition.
Pour sa part, F. Queixalós critique la distinction entre langues ergatives et langues accusatives généralement fondée sur le seul critère casuel. Il s’attache, en effet, à étudier la hiérarchie entre les actants. Dans la langue sikuani, les relations actancielles sont marquées sur le prédicat, l’agent par un suffixe et le patient par un préfixe. Comme le prédicat ne peut recevoir plus de deux marques actancielles, il constate donc que, dans le cas des constructions à trois actants du type donner, c’est le destinataire qui a la prééminence sur le transféré.
Une autre distinction est relevée par F. Rose à propos de l’émérillon. Cette langue présente (comme un certain nombre d’autres langues de cette zone géographique, cf. le maya yucatèque étudié par X. Lois et V. Vapnarsky) deux types de constructions intransitives, une pour l’agentif et une pour le statif. Mais les constructions statives se singularisent par le fait que les prédicats verbaux sont traités comme les constituants nominaux : pour marquer la relation actancielle, ils reçoivent des marques possessives.
Au delà de ces distinctions (ergatif / accusatif ; intransitif agentif / intransitif statif) toutes les langues présentées dans le cadre de l’actance portent des indices personnels sur le prédicat, qui marquent la fonction (on l’a vu plus haut à propos du nahuatl), mais à laquelle s’ajoute dans certaines langues une hiérarchisation parmi les actants. Les personnes de l’interlocution (1ère et 2ème personne) ont la primauté sur la 3ème personne. Que se passe-t-il quand les deux personnes de l’interlocution sont confrontées ? On trouve une diversité de solutions selon les langues. La plus courante est celle qui donne la primauté à la 1ère personne sur la 2ème. Mais il arrive aussi que les deux personnes soient traitées sur le même plan, il se produit alors une indistinction entre les rôles syntaxiques (entre je te et tu me). Dans d’autres cas, tel en émérillon, c’est la politesse qui l’emporte, et la 2ème personne a alors la primauté sur la 1ère.
De plus, dans certaines langues, en purepecha en particulier (article de C. Chamoreau), il existe un autre procédé de hiérarchisation, qui consiste à suffixer un terme antéposé au prédicat. Le terme ainsi suffixé reçoit, de ce fait, une prééminence énonciative marquée dans l’énoncé.
La troisième partie, portant sur les "Catégories nominales", est elle-même subdivisée en deux sous-parties : la classification nominale (articles de C. Grinevald et S. Seifart) d’une part, et l'expression du genre et du nombre (articles de S. de Pury) d'autre part.
Comme le remarque C. Grinevald, les marqueurs de classification nominale qui se retrouvent dans plusieurs langues amazoniennes présentent des similitudes de fonctionnement avec nombre de langues africaines. Toutefois les faits dont rendent compte les deux articles manifestent une utilisation syntaxique différente.
F. Seifart présente un système de classification nominale (celui du miraña parlé dans l’Amazonie colombienne), complexe s’il en est (environ soixante marqueurs de classe qui apparaissent sous forme de suffixes). Mais entre ceux-ci il distingue deux sous-groupes : les marqueurs spécifiques (environ cinquante) qui n’affectent que les noms, et les marqueurs généraux, catégorie beaucoup plus restreinte (il en dénombre six) qui, eux, comme les classificateurs des langues africaines, marquent aussi les déterminations associées au nom.
C. Grinevald, pour sa part, s’attaque à la description des systèmes de classifications nominales des langues amazoniennes, dans une optique de comparaison avec les langues africaines. Certes les systèmes des deux zones diffèrent. En particulier, dans les langues amazoniennes, l’origine lexicale de certains marqueurs de classe est encore perceptible ; leur motivation sémantique n’a pas complètement disparu. Une autre différence importante réside dans la grande latitude que présentent les langues amazoniennes à faire ou non l’accord en classe sur les différents constituants. Mais elle relève toutefois un certain nombre de langues, où les marques sont simultanément présentes sur le nom lui-même, sur divers modifieurs du nom, voire sur le verbe avec lequel le nom est en relation actancielle. Les différences relevées amènent à se demander si, comme le suggère C. Grinevald, il s’agit d’un système émergent.
En ce qui concerne le genre, le garifuna, langue présentée par S. de Pury, marque bien une distinction fondée sur l’opposition mâle / femelle. Mais, alors qu’elle s’applique correctement pour les entités sexuées, on observe une inversion pour les entités non sexuées. Pour marquer la politesse, les hommes vont recourir au féminin et les femmes au masculin. La distinction des genres tient donc compte d’un facteur d’ordre socioculturel. Dans l’évolution actuelle de ces langues, cette distinction tend toutefois à disparaître chez les locuteurs des jeunes générations.
Toujours dans une optique diachronique, S. de Pury étudie l’évolution du nombre grammatical dans une autre langue, le nahuatl, et en déduit la même conclusion : l’influence des langues en contact (ici en l’occurrence l’espagnol) tend à en faire disparaître certaines spécificités.
La quatrième et dernière partie, intitulée "Singularités", regroupe deux articles, l'un portant sur le barasana, et l'autre sur le purepecha.
Le barasana, analysé par E. Gomez-Imbert, illustre le phénomène fort intéressant de l’exogamie linguistique, dans une société où les mariages ne sont autorisés qu’entre un homme et une femme de langue différente, et où la langue paternelle, apprise très tôt par les enfants, est promue au rôle de langue identitaire. Cette norme sociale d’exogamie linguistique a pour corollaire un multilinguisme généralisé. Le barasana se caractérise, entre autres, par un trait de nasalité morphémique sur certaines racines, ce qui permet de classer les racines en deux groupes morphologiquement distincts. Quand les racines présentent le trait de nasalité, celui-ci peut se propager sur les différents suffixes associés à la racine, selon des contraintes strictes. Cette langue présente en outre la particularité d’avoir un préfixe tonal pour marquer le sujet en l’absence d’indice.
Pour finir, C. Chamoreau présente une analyse sémantique portant sur les marques d’espace, obligatoirement placées derrière le verbe et avant les marques d’aspect, temps et mode, en purepecha. Ces marques ont pour fonction de préciser la partie du corps ou l’espace affecté par le procès, ou représentant la "scène" où se déroule le procès. Les hypothèses proposées dans l’article portent sur les corrélations qui existent entre localisation sur le corps (tête, tronc-membres, articulations) et niveaux de complexité sémantique, la localisation sur la tête présentant le plus haut niveau de complexification.
Un mot pour conclure cette présentation. Si le premier numéro concernant les langues de Méso-Amérique, Caraïbes et Amazonie faisait état des lacunes de la recherche linguistique concernant les différentes langues présentées, ce numéro, qui regroupe des études morphosyntaxiques de plusieurs langues, permet pourtant déjà de dégager une certaine unité dans la recherche et des intérêts communs. La bibliographie générale, reprise du numéro précédent, atteste par sa densité de l'intérêt croissant des chercheurs pour ces langues sur lesquelles la description linguistique a certes commencé tardivement, mais se développe néanmoins considérablement à l’heure actuelle.
* Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle, EA 1483.
** CNRS.