n° 15-16 : La langue des signes française

 

présentation générale

 

Deux arguments ont été régulièrement avancés et, parfois, le sont encore, pour ne pas reconnaître aux langues des signes un authentique statut linguistique : 1°) le "choix", par l'ensemble de l'humanité, du canal audio-oral ; 2°) l'iconicité des signes, c'est à dire le lien de ressemblance entre la forme des gestes utilisés et ce à quoi ils réfèrent.
Loin de chercher à minimiser cette dernière caractéristique, je montrerai, dans le cours de cet ouvrage, que la construction du sens, puisant dans les ressources tout à fait particulières qu'offre le canal, exploite de manière productive, pertinente et économique la nature iconique des unités gestuelles. Mais avant cela, il convient de réfuter, sur un plan plus théorique, les deux arguments susmentionnés.


1. LA QUESTION DU CANAL


Il est scientifiquement impossible de penser la façon dont a pu s'opérer la préférence du canal audio-oral au canal visuel-gestuel pour véhiculer des informations linguistiques. Le terme de "choix" ou de "préférence" suppose en effet un état où les deux canaux auraient été en concurrence, alors que cela ne s'est peut-être jamais posé en ces termes. Toujours est-il qu'il s'avère qu'aucune communauté humaine n'a développé un système de communication visuel-gestuel aussi sophistiqué que peuvent l'être les langues orales. Aucune, sauf les communautés de Sourds, ce qui, (parce qu'il s'agit d'une population sourde), évacue à nouveau toute problématique sérieuse quant à l'éventualité d'un choix entre canaux, à l'aube de l'humanité.
Cependant, qu'une telle communication linguistique "compensatrice" soit attestée, repose autrement la question de cette unanimité. Ceux qui estiment que les langues des signes ne sont pas vraiment des langues avancent en général une raison d'ordre interne. Ils font l'hypothèse d'une moindre capacité d'abstraction des gestes dont la forme, parce qu'iconique, les condamnerait à ne pouvoir être que le rappel-évocation d'une présence.
Comment imaginer sérieusement qu'un tel choix unanime se soit décidé à partir d'un raisonnement qui, à l'époque concernée, ne pouvait être que projectif.
En fait, des raisons externes justifient, à elles seules, la prédominance du canal audio-oral :
1°) Il rend possible une communication de nuit (difficilement envisageable gestuellement en l'absence d'une maîtrise du feu).
2°) Un travail manuel socialement organisé n'est pas incompatible avec le maintien d'une communication orale simultanée.
3°) La saisie d'un message linguistique gestuel monopolise l'attention visuelle alors que la focalisation de l'audition, en raison de son omni-directionnalité, est nettement moindre et permet de libérer, en grande partie, le regard.
Toutefois, pour ne pas laisser l'impression d'une consternante infériorité du canal visuel-gestuel, signalons, avant d'y revenir plus longuement et plus loin, ce qui me semble constituer un avantage considérable par rapport au canal audio-oral : la possibilité massive de montrer, d'illustrer, d'imiter, et de dire en même temps.


2. LA QUESTION DE L'ICONICITÉ


Toute discussion actuelle relative à l'iconicité se situe implicitement en relation avec le moment fondateur de la linguistique structurale, lorsque Saussure (1972 [1915]) affirme le caractère arbitraire du signe linguistique.
Or, le terme d'arbitraire, qui revient à différents endroits du Cours de Linguistique Générale, renvoie en fait à deux propriétés linguistiques bien distinctes.
Un premier sens que je qualifierai d'arbitraire mineur renvoie à la propriété de la face signifiante des unités linguistiques des langues orales de ne pas présenter de lien de ressemblance avec la tranche de réalité qu'elles étiquettent (le référent). Ce premier sens ne se légitime donc que par rapport à des activités linguistiques référentielles. Cet arbitraire1 des signes linguistiques, autrement dit leur caractère non-iconique, est ramenable, à mon avis, à un effet automatique de l'utilisation du canal audio-oral.
Un second sens, que je qualifierai d'arbitraire majeur, ou d'arbitraire radical saussurien, modélise un type de fonctionnement de la langue comme système et renvoie au caractère différentiel et négatif des unités de celle-ci.
Il est clair que ces deux propriétés n'ont, sur un plan fonctionnel, aucune raison de se recouvrir, même partiellement. Sauf si l'on invoque que la première de ces propriétés est la condition de possibilité de la seconde. J'ai montré en fait que celle-ci, loin d'être exclusivement une caractéristique des langues, est dûe à une aptitude propre à l'espèce humaine qui s'exerce sur l'ensemble des faits sémiologiques, quelle que soit leur complexité structurale. Cette aptitude (appelée aptitude au "méta") consiste à décontextualiser et déréférentialiser tous types de signes, indépendamment de leur taux d'iconicité, et permet, par là-même, de les envisager les uns par rapport aux autres, pourvus d'une face signifiée et d'une face signifiante s'intégrant séparément (arbitrairement) dans un double réseau de différences2.
Le brouillage et la confusion patente des sens du terme "arbitraire" dans la linguistique structurale d'inspiration saussurienne a donc donné lieu à un enchaînement de méprises.
Première méprise : avoir confondu l'objet "langue" avec ce qui rendait possible son fonctionnement en système, en d'autres termes, avoir pris l'effet pour la cause.
Deuxième méprise : par voie de conséquence, avoir fait des structures (non-iconicité, linéarité, double articulation) des conditions définitoires de ce qui est digne d'être classé parmi les langues.
Dès lors, l'iconicité peut devenir une entrée métalinguistiquement intéressante à condition de réduire le cadre d'observation à l'utilisation référentielle de la langue, tout en apportant la preuve que le caractère iconique des signes ne constitue pas une entrave à leur fonctionnement différentiel et systématique et ne bloque pas la possibilité d'avoir accès à l'ensemble des jeux de langage (on en verra plusieurs illustrations au cours de cet ouvrage).


3. ICONICISATION DE L'EXPÉRIENCE CHEZ LES PERSONNES SOURDES ISOLÉES


Les enfants nés sourds dans un environnement exclusivement entendant présentent le cas de figure unique d'êtres humains placés dans une situation où ils ne bénéficient d'aucune sollicitation linguistique (verbale) et où, avec des capacités intellectuelles normales, ils ne peuvent mettre en oeuvre les processus d'acquisition normaux d'une première langue orale. Hors système d'éducation spécialisé, et sans rencontrer d'autres sourds pratiquant une langue des signes, que peut-il en être de leurs relations communicationnelles avec leur entourage ?
De rares chercheurs se sont penchés sur ce problème où l'observation des faits, antérieurement à toute anticipation théorique, est capitale.
C'est ce qu'a fait, par exemple, Yau (Yau 1992, voir aussi Souza-Fusellier, 1999) en collectant de nombreuses données sur la constitution de langages gestuels chez des personnes sourdes adultes isolées. Il ressort de ses recherches :
- que les lexiques créés par ces locuteurs subissent l'influence des cultures environnantes ;
- qu'en ce qui concerne les signes renvoyant aux mêmes référents stables, leurs formes signifiantes sont fortement semblables d'un individu à l'autre.
Les faits observés par Yau sont corroborés par ce que l'on sait sur les créations de signes chez les petits enfants sourds vivant en milieu entendant : avant leur entrée en institution scolaire, ces enfants tentent de communiquer avec leur entourage au moyen de gestes de leur cru (Goldin-Meadow, 1991). Si la famille réutilise les signes de l'enfant, un code familial gestuel s'installe, assez semblable formellement aux lexiques observés par Yau chez les adultes sourds isolés.
Ces créations lexicales gestuelles, constats d'une aptitude humaine à catégoriser, permettent de faire l'hypothèse de stabilisations conceptuelles pré-linguistiques. Celles-ci s'ancreraient dans la perception ou, pour ne pas être trop réducteur, dans l'univers perceptivo-pratique. La forte ressemblance des formes gestuelles retenues montre qu'un processus d'iconicisation de l'expérience a été mis en oeuvre et que ce processus se fonde sur la description de contours de formes et/ou la reprise gestuelle iconique de formes saillantes des référents catégorisés.
Deux remarques suite à cette hypothèse :
a) Le fait que ces conceptualisations soient mises en signes en renforce certainement la stabilité.
b) La forme de ces signes se différencie selon qu'ils renvoient à des entités référentiellement stables, ou bien à des événements les concernant. En effet, les premières sont rendues, soit par des signes spécifiant une forme ou un contour de forme, soit par des combinaisons gestuelles associant description de contour de forme et action fréquemment associée à cette forme, alors que les seconds ne font appel qu'à des imitations d'actions. Cette différenciation iconique entre "choses" et "procès", pour reprendre les termes de Langacker (1987), argumente fortement en faveur d'une donnée cognitive pré-linguistique, point d'ancrage de l'opposition verbo-nominale.
La valeur très générale de ce processus d'iconicisation du monde sensible, la forte similitude iconique des formes retenues, témoignent du fait que ces individus sourds isolés réitèrent dans leur microcosme familial les premières étapes de la constitution des langues des signes.
Il ne faut jamais perdre de vue, c'est en cela que la surdité de naissance est un formidable analyseur, que toutes les langues des signes pratiquées à l'heure actuelle dans le monde ont eu pour points de départ -ce sont l'univocité du point de départ, comme sa datation, qui constituent des fictions-, des situations de communication analogues, quoiqu'à plus grande échelle de population concernée, et que la genèse des signes s'est toujours effectuée selon le même scénario.
Les communautés sourdes constituées dans les grandes villes, au hasard de rencontres -Platon en fait déjà état-, puis les regroupements institutionnalisés d'enfants sourds dans des structures scolaires dès le milieu du 18ème siècle n'ont fait que déployer, en l'accélérant, le processus de sémiogénèse mis en oeuvre par ces personnes sourdes isolées, ces enfants sourds de famille entendante.


4. BIFURCATION DES VISÉES DANS LES LANGUES DES SIGNES


La description de la langue des signes qui va suivre part de l'hypothèse qu'une bifurcation s'est produite dans les langues des signes à histoire institutionnelle longue, selon que cette iconicisation première va se mettre au service d'une visée iconicisatrice ou non.
Ce que j'appelle "visée iconicisatrice", si l'on prend le cas de figure le plus simple d'une expérience passée réelle, correspond à des séquences équivalant à : "voilà, ça s'est passé comme ça"- et l'on montre en disant ; "c'était dans une pièce qui était comme ça"- et que l'on montre en la décrivant, "où un personnage comme ça, ..."- et que l'on montre en l'imitant, etc... Un peu ce qu'évoque ce que l'on nomme, en criminologie, une reconstitution.
Toutes les langues permettent de reconstruire des expériences, mais les langues orales ne font que le dire (sauf les cas d'ajouts gestuels : un poisson grand "comme ça", ou d'imitation posturale de personnages, ou d'imitation de voix dans des dialogues rapportés), sans le montrer.
Il en va tout autrement avec les langues des signes, où la dimension du "comme ça" en montrant et/ou en imitant (comme si j'étais celui dont je parle, et quelles que soient ses actions) peut toujours être activée.
Le plan même de cet ouvrage, dont la première partie sera consacrée au fonctionnement de la LSF sous visée iconicisatrice, est entièrement construit à partir de l'hypothèse de cette bifurcation.
Le premier chapitre ainsi qu'une partie du second passeront en revue les différentes structures de "grande iconicité", autrement dit les traces structurales résultant de la mise en jeu d'une visée iconicisatrice, lorsque la dimension intentionnelle du "comme ça" est présente.
J'ai regroupé fonctionnellement l'ensemble des structures de grande iconicité en opérations dites de "transfert" (Cuxac, 1985). Le terme me semble approprié dans la mesure où il s'agit d'opérations qui permettent, en amont, de transférer, en les anamorphosant faiblement, des expériences réelles ou imaginaires dans l'univers discursif tridimensionnel appelé "espace de signation", (l'espace de réalisation des messages).
Les structures de grande iconicité sont essentiellement attestées lors d'activités discursives ciblées :
- en premier lieu, dans le cadre de constructions de références actancielles spécifiques. De ce fait, elles sont massivement présentes dans l'ensemble des conduites de récit : récits de vie, récits romanesques, récits de films, contes, histoires drôles, etc...
- en second lieu, dans le cadre de constructions de références spatiales spécifiques (localisation et déplacement d'actants par rapport à des repères fixes, relations tout-partie, etc...) et, mais dans une moindre mesure, génériques.
Ces structures, jusqu'aux formes utilisées, sont très semblables entre langues des signes. Ce sont elles que les Sourds de communautés linguistiques différentes utilisent pour communiquer entre eux lors de rencontres internationales fortuites ou programmées ; d'où le phénomène fascinant que, par delà la spécificité lexicale de chacune d'entre elles, la pratique d'une langue des signes permet d'établir rapidement un échange linguistique efficace avec quiconque en pratique une autre.
La question de savoir comment ces structures, spécialisées dans la construction de références spécifiques et les conduites narratives, voient leur utilisation dérivée vers d'autres types d'activités langagières, par exemple, dans le cadre de conversations entre Sourds étrangers, et d'où vient, pour ceux-ci, le savoir que ces formes seront immédiatement accessibles et convenablement interprétées (en quelque sorte, détournées de leur finalité de construction référentielle spécifique) est un problème que j'aborderai au cours du deuxième chapitre de cette première partie.
L'autre branche de la bifurcation, hors visée iconicisatrice, dont l'examen fera l'objet de la deuxième partie de ce livre, a abouti à un accroissement considérable d'un lexique standard, ensemble d'unités significatives discrètes.
On constate que ce vocabulaire standard ainsi que les structures sémantico-syntaxiques qui l'encadrent présentent d'indéniables caractéristiques iconiques, ce qui semble entrer en contradiction avec le fait que leur utilisation ne procède pas d'une visée iconicisatrice.
Un point de vue linguistique dominant concernant ce phénomène est qu'il s'agit de reliquats iconiques sans pertinence et promis à disparaître à moyenne échéance. Je défendrai une autre hypothèse en postulant que la stabilisation de la forme de ces unités standards s'est effectuée à partir du jeu de contraintes physiologiques (adaptation optimale à la réception de messages par le système visuel et facilitation articulatoire) liées à une contrainte de maintien d'iconicité s'exerçant hors du champ de la conscience des locuteurs et fixant en quelque sorte les limites possibles de l'évolution formelle des signes.
La structure interne des signes standards fera l'objet du premier chapitre de la deuxième partie de cet ouvrage et les grandes caractéristiques sémantico-syntaxiques de la LSF seront examinées en détail, dans trois chapitres successifs. Il s'agit essentiellement :
1°) D'un ordre canonique de présentation des éléments dans la chaîne que j'appelle "ordre de l'iconicité" et qui, de manière non-marquée correspond à "localisant" d'abord, puis "localisé" et, selon une logique similaire, à un ordre "contenant-contenu", "fond-figure", "stable-non stable", "déjà là-nouveau", etc...
2°) De l'exploitation de la multilinéarité paramétrique regard/mimique/signes, autres mouvements du corps et du visage, ainsi que de la multilinéarité paramétrique intra-signes qui, au delà de l'iconicité du lexique spécialise iconiquement chacun de ces paramètres à un niveau sémantico-syntaxique.
3°) Enfin les rapports sémantiques inter-unités standards, utilisent pertinemment et économiquement l'espace pour marquer la totalité des relations locatives ainsi que la plupart des relations actancielles, ces dernières se présentant comme de micro scènes spatialisées et animées.
Cette organisation complexe à composante iconique résulte de mécanismes cognitifs présidant à la construction du sens d'autant plus profonds qu'ils ne sont pas mis en oeuvre intentionnellement. Toutefois, la forme même (la face signifiante) des éléments de structures observés par le linguiste, grâce aux traces iconiques qu'ils conservent permet, à mon avis, d'appréhender ces mécanismes plus directement.
Et la ressemblance des langues des signes entre elles ne fait que renforcer la pertinence d'une approche métalinguistique par leur iconicité. En effet, ces caractéristiques structurales et iconiques concernant la compositionnalité des signes standards ainsi que les types de relations inter-signes se retrouvent, à peu de choses près, dans les différentes langues des signes étudiées à ce jour.
Certes, on pourra toujours objecter qu'à partir d'un processus d'iconicisation si semblable à la base, cela ne peut que donner lieu à des résolutions structurellement similaires d'une langue des signes à l'autre. Peut-être n'est-ce que cela, mais par rapport au faible éclairage que les langues orales nous permettent d'avoir sur le fonctionnement de l'esprit humain lorsqu'il élabore du sens, on peut aussi estimer que c'est déjà beaucoup.

 

1 Afin d'éviter toute confusion j'utiliserai, à partir de maintenant le terme "caractère non-iconique" pour rendre compte de ce sens du mot "arbitraire". Dans le même ordre d'idées, je parlerai dorénavant de la "non-iconicité" des langues orales.


2  Pour une discussion plus serrée suivie d'une démonstration, voir Cuxac, 1996, pp. 64-81.

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