N° 15-16 : La langue des signes françaiseDir. Christian Cuxac

Avant-propos

Le mouvement de reconnaissance des langues des signes en tant que langues à part entière a pris naissance aux États-Unis voilà une quarantaine d'années, mais c'est seulement vers la fin des années 70, en France, qu'un mouvement analogue s'est constitué pour la défense de la langue des signes pratiquée par les sourds français, la LSF (Langue des Signes Française). 

Il m'a semblé opportun d'en retracer brièvement les étapes en y faisant figurer, de manière anecdotique, mes propres motivations et prises de positions linguistiques successives[1], tant la présentation de la LSF qui va suivre leur est corrélée.

Ma rencontre avec le monde des Sourds[2] remonte à la fin de l'année 1975, à l'occasion de cours de linguistique que j'assurais dans le cadre de la formation des élèves professeurs des Instituts de Jeunes Sourds. Cette formation se déroulait dans les locaux de l'Institution de Jeunes Sourds de Paris, autrement dit "Saint Jacques".

Pour qui avait la possibilité d'observer d'assez près le fonctionnement d'une institution de jeunes sourds, une chose sautait instantanément aux yeux : tous les élèves, en tous lieux observables, communiquaient en signes. Ces communications n'avaient rien de pathologique et ressemblaient, à l'exception du canal, à des communications entre enfants et adolescents entendants à l'école et au lycée. Dans les couloirs de l'institution, dans la cour de récréation, au réfectoire, à la sortie, on ne voyait que cela, des signes par milliers.

Comme pouvaient vraisemblablement le penser les riverains de l'institution, j'ai fait l'hypothèse qu'il devait en aller de même dans les salles de classe entre les professeurs et les élèves. A mon grand étonnement, j'appris, peu après, qu'il n'en était rien : en classe, les enseignants, tous entendants - les Sourds, à ce moment-là, n'avaient pas le droit d'être professeurs-, non seulement ne signaient pas, mais ignoraient, pour la plupart d'entre eux, les signes pratiqués par leurs élèves. Un enseignant m'avoua même qu'après plus de dix années d'exercice il ne savait pas comment les Sourds se disaient bonjour.

Je découvris assez vite qu'il n'en avait pas toujours été ainsi, qu'au 19ème siècle, un peu partout dans le monde, les gestes constituaient le fer de lance de l'éducation des Sourds, que l'idée même de regrouper institutionnellement des enfants sourds en vue de les socialiser et de les instruire en utilisant la langue des signes était née en France, grâce à l'Abbé de l'Epée, au milieu du 18ème siècle. Et puis, qu'en 1880, suite à un congrès international consacré à l'éducation des Sourds qui s'était tenu à Milan, fut prise la décision brutale d'interdire la pratique de cette langue et, par voie de conséquence aux sourds d'enseigner, privant la communauté sourde de l'exercice de métiers intellectuels. Quelles pouvaient bien être les raisons de cette interdiction et surtout de son maintien presque cent ans après ?

Des enseignants que je fréquentais me fournirent une réponse identique : ces gestes n'ayant pas le statut de langue, une attitude permissive à leur égard risquait d'entraver l'accès des élèves au français oral et écrit. Pourtant, à y regarder d'un peu plus près, ces communications gestuelles avaient tous les aspects pragmatiques d'une langue : on voyait des élèves qui, en signes, racontaient à d'autres des histoires qui les faisaient rire, donnaient des conseils, entamaient des négociations, menaçaient, se disputaient, etc... Et comment pouvait-on être aussi affirmatif sur le non-statut linguistique des signes lorsqu'on en ignorait tout soi-même ? Un peu plus tard, sur ma demande, un enseignant m'a montré des corpus écrits d'adolescents sourds de différentes classes de l'institution. Lorsque je lui ai rendu ces corpus, manquant certainement de tact, je lui ai dit que, de toutes façons, même avec les signes, le résultat ne pouvait être pire que ce que j'avais eu sous les yeux.

Par la suite, de nombreuses données, tant théoriques que pratiques, m'ont conforté dans le choix d'une éducation bilingue de l'enfant sourd ; mais je n'ai jamais oublié l'échec flagrant des Sourds à manier convenablement l'écrit lorsqu'ils avaient suivi une éducation où la langue des signes n'avait pas sa place, et c'est cette donnée première qui m'a fait maintenir, contre vents et marées, le credo suivant : la langue des signes -on disait à l'époque le langage gestuel-, devait réintégrer les salles de classe. 

1975 est une date charnière dans la reconnaissance de la Langue des Signes en France. Le Congrès Mondial des Sourds, tenu cette année-là à Washington, avait permis aux Sourds et aux professionnels français présents de voir dans quel état de misère sociale et intellectuelle les Sourds français avaient été relégués par rapport à leurs homologues américains. A ce premier noyau de témoins d'ores et déjà militants se joignirent peu après d'autres professionnels (éducateurs, enseignants spécialisés, orthophonistes), quelques chercheurs coiffant le champ des sciences humaines, des parents entendants ayant des enfants sourds. Mais surtout, sous l'impulsion de Bill Moody, un interprète en Langue des Signes Américaine résidant en France, un petit groupe de jeunes Sourds parisiens commencèrent à enseigner les signes qu'eux même utilisaient. Ce furent ces personnes qui, dans des lieux associatifs, permirent aux entendants d'apprendre peu à peu la langue des signes.

Les premières recherches pouvaient alors commencer : pour des raisons d'urgence, celles-ci portèrent plus sur l'histoire des Sourds, en particulier sur l'histoire jusque là occultée des modèles éducatifs en vigueur au 19ème siècle, lorsque les signes constituaient pour les élèves la base de leur accès au savoir, que sur les aspects linguistiques de la langue des signes. Pour des raisons d'urgence, mais aussi de compétence : à l'époque, en effet, que pouvions nous savoir, grands débutants en langue des signes, de son fonctionnement structural ? Toutefois, cet aspect de la langue n'était pas pour autant négligé : d'abord parce que les situations d'apprentissage nous faisaient faire jour après jour, des découvertes. D'autre part, nous nous tenions au courant des travaux inaugurés par des linguistes américains sur l'ASL, la Langue des Signes Américaine. Le premier d'entre eux, W. Stokoe, s'était focalisé sur la structure signifiante du lexique, et l'hypothèse d'une deuxième articulation de type "phonologique" fortement équivalente à l'organisation des langues orales commençait à être largement admise. Puis, au début des années 1970, d'autres travaux américains consacrés à la syntaxe de l'ASL avaient fait voir une exploitation pertinente et à grande échelle de l'espace de signation (l'espace de réalisation des messages). Enfin, les recherches américaines les plus récentes insistaient alors sur l'importance sémantique de paramètres non gestuels tels la mimique faciale et les mouvements du visage.

En France, plus que partout ailleurs, le monde institutionnel manifestait une telle hostilité à l'égard d'un retour de la langue des signes dans les établissements scolaires, que le mouvement de reconnaissance de la LSF y prit, par rapport aux pays voisins, une orientation politique radicale appelant au militantisme : de ce fait, nous étions amenés à rencontrer, au quotidien, des personnes sourdes sur des terrains n'ayant rien à voir avec des situations de laboratoire.

D'autre part, les réunions que nous tenions nous permettaient d'observer une langue qui, vraisemblablement, n'aurait pu émerger spontanément lors de situations formelles d'enquête linguistique. Cela ne fut pas sans influencer le choix de nos corpus et nos techniques d'investigation. Enfin, la stratégie consistant à mettre en avant les ressemblances avec l'organisation des langues orales, fort compréhensible au début de la recherche -il fallait garantir structuralement qu'il s'agissait d'une langue- n'était plus vraiment de mise au début des années 80. D'une certaine manière, le retard français permettait d'éviter le passage par des étapes superflues dans le déploiement de la recherche. Les réactions hostiles des Sourds français vis-à-vis de certains de ces travaux "assimilateurs", l'abondance de contre-exemples qu'ils nous fournissaient à l'appui de leurs réactions ne laissaient plus de doutes sur la non-opportunité de cette stratégie.

En particulier, résistant à toute tentative assimilatrice, s'imposait le lien de ressemblance entre la forme des signes et leur contenu référentiel, autrement dit leur caractère iconique. Seulement, l'iconicité des langues des signes était à cette époque et pour l'ensemble des chercheurs, un sujet tabou, à ne pas évoquer, tant les discours discriminateurs du passé à l'égard des langues des signes s'étaient construits sur cette dimension iconique. Ces discours prétendaient, par exemple, qu'en raison de la ressemblance référentielle de leurs unités lexicales, les messages en langues des signes se réalisaient nécessairement sur fond de présence et bloquaient de ce fait l'accès à l'abstraction ; ou bien que les signes, collant par trop aux choses, n'étaient pas susceptibles de s'intégrer dans un système de différences, et excluaient les communications gestuelles de l'ensemble des langues saussuriennes.

Un événement fit pour moi fonction de catalyseur. Au cours du séminaire de Bernard Mottez, à l'EHESS, alors que nous parlions de ce lien de ressemblance entre les signes et ce à quoi ils réfèrent, un participant fit la remarque dévaluative suivante : "le problème, avec la langue des signes, c'est bien son iconicité..." ; remarque à laquelle Bernard Mottez réagit vivement en ces termes : "heureusement qu'elle est iconique la langue des signes, c'est ce qui fait toute sa valeur et qui la démarque de nos langues orales, parfois tellement désincarnées !". J’enviai instantanément cette réponse, d'autant plus que ma formation de linguiste me l'interdisait : trop contraire aux dogmes, et donc trop hâtive. Mais si je voulais pouvoir me l'approprier, il convenait alors d'aborder la langue des signes par ses caractéristiques iconiques les plus évidentes, de voir quels mécanismes cognitifs les constructions langagières iconiques mettaient en jeu et, enfin, de tenter une théorisation de l'iconicité propre aux langues des signes.

Ce qui va suivre est en quelque sorte l'état des lieux actuels de cette réflexion. Ce parti pris synchronique ne va pas sans quelques déperditions : notamment en ce qui concerne le cheminement même de la recherche, ce qui fait que la découverte de certaines structures entraîne des remises en questions théoriques et mène à l'établissement de nouveaux concepts, plus pertinents, qui permettent de prendre ces structures en charge. Mais c'est surtout la dimension affective du parcours, avec son réseau de joies et de doutes qui risque de pâtir d'une présentation structurale en forme de bilan. Gageons que l'imagination des lecteurs leur permettra d'en reconstruire le caractère exploratoire et exaltant.

 


[1] L'alternance de la première personne et de formes plus collectives s'explique par le fait que les premiers témoins et acteurs de ce mouvement ont bien souvent partagé les mêmes expériences et défendu les mêmes idées.

[2] La différence graphique entre "sourd" (minuscule) et "Sourd" (majuscule) renvoie à une prise de position du chercheur qui établit une distinction entre une personne dont l'audition est déficiente (considération d'ordre médical) et une personne dont l'identité s'est construite sur la base de pratiques sociales, culturelles et linguistiques spécifiques plus ou moins communautaires (considération d'ordre socio-linguistique

 

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