présentation générale
Laurent Danon-Boileau* Mary-Annick Morel**
La présente livraison de Faits de Langues est centrée sur l'oral. Il s'agissait bien sûr de présenter quelques-unes des théories qui tentent de rendre compte des marques intonatives. Mais à s'en tenir là, on aurait tôt fait de conforter l'idée que l'oral est un domaine de recherche exotique voire marginal. Aussi nous a-t-il semblé nécessaire de rendre compte aussi des efforts qui visent à réintégrer l'intonation dans une réflexion linguistique d'ensemble et en conjuguent les indices avec les faits segmentaux. Mais sitôt qu'une langue s'écrit, son oral change. De même, l'image écrite qu'elle donne de soi, sans être une image au miroir, conserve quelque chose de l'état parlé. Entre la forme orale et la forme écrite un lien existe. Il ne peut se dire ni en termes d'imitation, ni en termes de traces, mais il doit s'observer.
Le premier ensemble d'articles concerne l'intonation, la diversité de ses formes et l'interprétation que l'on peut en donner. Une part de la difficulté vient ici de l'hétérogénéité foncière des points de vue adoptés. A cet égard, l'organisation des faits varie considérablement selon que l'on se penche sur une forme isolée pour la soumettre à des tests de perception, ou que l'on tient compte de l'incidence du contexte linguistique, et de la situation comme du registre qu'elle induit. Bien sûr, l'un des enjeux essentiel demeure celui de la modélisation. Avec pour sanction quasi immédiate l'implantation sur la machine.
L'article de Jacqueline Vaissière éclaire à cet égard sur l'ampleur des problèmes que pose ici le fait prosodique, sitôt que l'on s'efforce d'en dégager des lois régulières aux fins de reconnaissance ou de synthèse automatiques. On croyait naguère qu'il y aurait congruence entre la structure syntaxique du message et sa structure prosodique. Mais la prise en compte des faits de l'oral spontané conduit à reconsidérer les choses, et à penser que l'intégration du segmental et du suprasegmental ne va pas de soi. Il serait par exemple nécessaire de modéliser l'interaction des locuteurs. Pour ce faire, il faudrait pouvoir comparer les données. Or les méthodes statistiques s'avèrent inopérantes et les notations des données prosodiques sont différentes selon les langues et les chercheurs. S'agissant de mélodie, l'un des propos de la recherche est malgré tout de dégager des régularités. Celles-ci sont parfois envisagées sous le jour de "clichés mélodiques". Mais qu'entend-on au juste par là? Combien de clichés convient-il de distinguer? sept, onze, seize? En outre, la stabilité des contours ne fait pas l'unanimité. Et c'est cependant de ce plus ou moins de stabilité que dépend l'évolution d'une langue. Suzanna Fagyal montre par exemple que l'inventaire de onze clichés recensés par Fónagy et al. en 1983 pour le français parisien doit être actuellement réduit à sept. Cinq de ces schémas sont en effet confondus par des auditeurs natifs qui y sentent une sorte de "vocatif stylisé". La différence ne redevient perceptible que si les conditions d'émissions sont fournies. Reprenant ces mêmes clichés, notamment l'opposition entre le "vocatif" de Natacha (son appel) et le "référentiel" correspondant (signifiant quelque chose comme "il s'agit de Natacha"), Olivier Piot propose de conférer un statut théorique à l'idée que la prosodie traduit des attitudes du locuteur. Pour ce faire il donne une interprétation géométrique de la motricité laryngée. Fernand Carton, quant à lui, se penche sur l'adjonction du vocoïde "e" en finale de mot (bonjour-e!). Il y voit une clausule rythmique et montre, à partir de données diachroniques, que cette "épithèse vocalique" change de fonction avec le temps: d'abord procédé oratoire, puis élément de l'accent "traînant", elle est devenue aujourd'hui un trait féminin ou légèrement affecté, trait en tout cas du parler "jeune". Selon F. Carton, elle est également l'indice d'importants changements phonétiques dans le français contemporain. Parfois la stabilisation d'un contour n'est pas affaire de langue, mais de style. Certains usages du discours notamment celui du conte et de la récitation portent à la stylisation des ressources phonétiques, prosodiques ou mélodiques qu'une langue donnée peut offrir. Christiane Seydou aborde la question avec la poésie peule. Elle montre comment cette stylisation tire parti des procédés naturels de la langue, dont elle accuse les traits tant au niveau du groupe nominal (détermination, règles d'accord de la qualification) qu'au niveau du groupe verbal (dérivation et paradigme des marques). A côté d'une stylisation qui découle des effets d'un genre, il y a aussi celle qui dérive de l'art d'un locuteur. Tel est l'objet d'analyse de Mathée Giacomo. Elle montre comment les pauses et les variations de F0 peuvent souligner l'engagement affectif de la narratrice corse ou la violence des sentiments auxquels elle prête sa voix. La recherche d'un contour stylisé n'affecte pas seulement la prosodie. On la retrouve dans le registre des marques morphosyntaxiques et lexicales, notamment celles qui scandent l'ouverture, la clôture, et plus généralement la gestion de l'interaction discursive. Comme le notent Mark Debrock, Danièle Flament-Boistrancourt et Raymond Gevaert, son emploi n'a rien d'évident, du moins pour des étudiants néerlandophones qui s'essaient à s'exprimer en français.
Un autre ensemble d'articles traite des indices démarcatifs, de leur forme et de leur valeur selon les styles et les emplois - qu'il s'agisse des pauses silencieuses ou des blancs graphiques. Certaines études portent à croire que la fonction démarcative dérive d'un emploi rhétorique. Ainsi dans son étude chronologique des discours de François Mitterrand, Danielle Duez met en évidence le fait que la valeur première des pauses silencieuses est de symboliser une position hiérarchique élevée. De même pour les blancs dans les manuscrits médiévaux français. Nelly Andrieux-Reix montre qu'ils ne séparent pas les mots ni même les groupes de mots, mais seulement les ensembles que la diction doit rassembler dans un même souffle. Dans le dialogue spontané, évidemment, il est rare que la démarcation se fasse par la pause. Elle se fait plutôt par une conjugaison des variations du débit et de la hauteur de la mélodie. Antonio Hidalgo Navarro montre ainsi que, en espagnol du moins, la distribution des tours de parole, y compris les prises de parole intempestives et les chevauchements, ne se font pas au hasard. Le débit, la chute de F0 sont des régulateurs de l'échange. Ce sont au contraire les marqueurs segmentaux qui retiennent l'attention d'Astrid Panis et Dominique Willems. Elles se penchent sur la valeur de pardon et de comment? et constatent que ces deux marqueurs permettent le contrôle de l'interaction, mais non la sortie du malentendu.
Contrairement aux premiers articles du numéro qui traitent la question de la mélodie par le recours à la notion de clichés mélodiques stables, les études suivantes se centrent sur la prise en compte des différents paramètres de la mélodie comme traces d'opérations énonciatives ou comme indices de l'état de la relation dialogique. Ainsi Dominique Delomier passe en revue la valeur des différentes intonations du "ponctuant" hein du français. Si le schéma montant correspond bien à la valeur de recherche de consensualité, les autres schémas mélodiques (descendant ou bas et plat) ont une valeur d'égocentrage ou de retrait, dont le sens précis ne peut cependant se définir qu'en fonction du contexte. Mais l'intonation permet aussi de désambiguïser la valeur de certaines structures. Ainsi, en se penchant sur les variations intonatives des énumérations et réitérations, Isabelle Guaïtella parvient à distinguer quatre fonctions correspondant à des propriétés mélodiques différentes qui caractérisent respectivement la mise en relation, le mimétique, l'expression des attitudes et l'hésitation. C'est un point de vue en partie comparable qui conduit Alain Nicaise à interpréter les variations de hauteur du F0 de l'anglais comme l'indice du mode de prise en charge de la relation énonciative et du placement de l'énonciateur par rapport au coénonciateur. Chaque mélodie détient ainsi une fonction qui lui est propre. Quant aux effets de sens décrits par les théories attitudinales, ils résultent en fait de la conjonction de la mélodie, du texte qui la porte et du contexte dans lequel elle apparaît. Pour Emanuela Cresti en revanche, chaque intonation traduit un acte illocutoire spécifique, et son travail sur l'italien spontané tente ainsi d'en dresser l'inventaire. L'intérêt du rapprochement des considérations segmentales et suprasegmentales permet parfois de faire apparaître des catégories qu'aucune morphologie ne semble inscrire dans la langue. Ainsi, en comparant l'éventail des valeurs du parfait médiatif de l'arménien à ses correspondants en russe, Christine Bonnot et Anaïd Donabédian montrent que si le russe ne dispose pas de morphème particulier pour indiquer ce type d'emploi, en revanche le placement inhabituel de son accent suggère l'existence d'une fonction dont la marque est l'intonation. On le voit, le propos de ces différentes études est d'intégrer l'intonation dans la combinatoire des formes. C'est dans cette perspective que se place Evelyne Saunier. Son objet est en effet de distinguer les cas où l'intonation permet de distinguer les valeurs d'une expression (en l'occurrence tiens!) et ceux où les morphèmes (oui/ouais, je/on) de par leur valeur opératoire sont incompatibles avec telle ou telle variation intonative.
Le dernier ensemble d'articles envisage la question de l'incidence entre l'oral et l'écrit et ce que cette incidence peut modifier de la structure de la langue en chacun de ces deux états. L'article d'Evelyne Oppermann s'interroge sur le lien qu'il est possible d'établir entre l'oralité et les emplois injonctifs de l'infinitif dans une langue morte, le français médiéval. S'appuyant sur les propriétés syntaxiques et pragmatiques de l'infinitif injonctif et l'évolution de ses emplois, elle constate qu'il apparaît d'abord comme la citation d'un ordre en discours direct, puis prend peu à peu la valeur d'une instruction écrite. La tendance à reproduire des propriétés de l'oral dans un texte écrit est constante. On la retrouve en français contemporain, notamment dans la forme que donnent les médias aux discours rapportés directs et aux citations dont ils émaillent leurs textes. Comme le note Ulla Tuomarla, c'est par le nombre des particules énonciatives, le recours aux constructions disloquées, et au lexique familier qu'ils s'efforcent de conférer une nuance d'oralité non seulement aux propos cités, mais aussi à l'ensemble de l'organisation du texte. A l'inverse, l'étude de Paul Cappeau, centrée sur la forme et la place de certains sujets lexicaux à l'oral, souligne la rétroaction de la langue écrite sur la perception et la production de la langue orale. Dans la relation entre oral et écrit, bien entendu, la question essentielle est celle de la transcription. Comment transcrire une langue qui n'a pas d'existence graphique (ou plus exactement dont l'existence graphique officielle ne correspond pas aux unités morpho-phonétiques ou syntaxiques de ce qui est parlé)? Dominique Caubet tente d'exposer quelques solutions. Elle prend l'exemple de l'arabe maghrébin, devenu depuis peu une discipline reconnue à l'écrit du baccalauréat français. Il s'agit tout ensemble d'un problème linguistique et d'un problème de politique de la langue, lequel pose en retour celui de l'identité, surtout quand l'arabe dialectal hésite pour sa transcription entre l'alphabet arabe et l'alphabet latin.
* Université de Paris V / Centre Alfred Binet.
** Université de Paris III - EA 1483 Recherche sur le français contemporain.