Présentation générale
par Anaïd Donabédian et Reza Mir-Samii
SeDyL (UMR 8202), Inalco, CNRS, IRD. Courriel : adonabedian@inalco.fr
Université du Mans, Laboratoire 3L.AM. Courriel : Reza.Mir-Samii@univ-lemans.fr
Avec cette livraison de Faits de langues, nous poursuivons la formule qui fait alterner des numéros thématiques et des varia, construits autour de plusieurs rubriques (Dossier, Langues une à une, Langues entre elles), qui sont autant d’éclairages de la question de la diversité des langues[1].
La rubrique Dossier réunit une série d’articles qui, dans leur diversité, rendent compte de travaux en cours sur une langue ou un groupe de langues, une catégorie, ou encore une problématique théorique innovante ou peu connue.
Le dossier proposé dans ce volume par Irmtraud Behr et Florence Lefeuvre réunit cinq articles consacrés aux genres de discours brefs non littéraires (consignes ou énoncés explicatifs, par exemple dans le cadre de panneaux ou de recettes) dans quatre langues européennes, avec pour certains une approche comparative. La problématique qui traverse ces contributions est, compte tenu des contraintes qui caractérisent le genre (concision, non-redondance) et de leur situation énonciative particulière (énonciateur visé mais non spécifique), d’identifier leurs propriétés formelles (structures averbales, association du verbal et de l’iconique) et sémantiques (statut spécifique des déictiques). Les articles sont mis en perspective avec l’état de l’art et présentés dans l’introduction au dossier p. 9-12.
La rubrique Langues une à une comprend quatre contributions consacrées à plusieurs langues : coréen, japonais, français, espagnol andin, et uto-aztèques du Sud.
Stéphane Couralet & Hyunjung Son examinent les critères qui permettent l’enchaînement temporel et la «succession immédiate» entre propositions affirmatives des trois connecteurs coréens («équivalents» du français dès que, aussitôt que…) -jamaja, -ja, considérés comme des suffixes verbaux conjonctifs, et la «locution conjonctive» -neun daero. Alors que ces connecteurs s’ajoutent aux verbes de P1, c’est le «marqueur verbal temporal» de P2 qui définit la valeur aspecto-temporelle des événements. En outre, en prenant en compte le type d’évènement ponctuel et duratif…, les conditions de succession d’événements, ils cherchent à dégager les contraintes et restrictions aspecto-temporelles spécifiques à chacun de ces connecteurs.
Yayoi Nakamura-Delloye s’intéresse aux particules de toritate en japonais. Ces particules, essentiellement adverbiales, sont souvent présentées comme marqueurs de focalisation, ce qui est considéré comme inadéquat par des linguistes japonais. Pour illustrer les singularités des particules japonaises, elle procède à une analyse contrastive avec des marqueurs français (type même, seulement) qui lui permettent de les caractériser comme des «déclencheurs de présupposition sur la présence d’un paradigme» tout en spécifiant le rapport avec les autres éléments de la classe ou du paradigme, ce qui les rapproche des adverbes paradigmatisants de Nølke (large distribution, classes sémantiques sensiblement proches) tout en présentant des différences (contraintes syntaxiques, polysémie).
En s’appuyant sur l’abondante littérature théorique consacrée aux constructions de prédication possessive dans les langues du monde (sémantique de la notion, structures attributives et structures prédicatives, origine conceptuelle et chemins de grammaticalisation) Fany Muchembled et Albert Alvarez Gonzales examinent la distribution de ces traits dans 17 langues uto-azteques d’un point de vue de typologie synchronique fonctionnelle. L’étude de la répartition des différents schémas dans les langues concernées leur permet de faire des hypothèses concernant l’origine conceptuelle d’un certain nombre d’entre elles, contribuant ainsi à la compréhension de l’organisation sémantico-cognitive du domaine de la possession dans ces langues.
Santiago Sanchez Moreano se penche sur l’ordre OV en espagnol andin, en tentant de dépasser la contradiction entre l’approche qui privilégie le contact avec le quichua et l’aymara, et celle qui impute le changement uniquement à des règles pragmatiques internes à l’espagnol. Il propose ainsi une hypothèse plurifactorielle impliquant d’une part un contact de longue date, et d’autre part un «effet boule de neige» entre les traits des langues de contact et les facteurs pragmatiques propres à l’espagnol. Pour cela il s’appuie sur la syntaxe (marquage différentiel de l’objet, adverbe, reprise clitique, accord, etc.) et la structure de l’information (topicalisation, focalisation, etc…) de nombreux exemples considérés dans le contexte de pratiques langagières socialement situées.
La rubrique Langues entre elles, qui s’intéresse à la comparaison entre langues, qu’il s’agisse de mettre l’accent sur ce qui les rapproche ou au contraire sur ce qui les distingue, vient clore ce numéro.
La contribution de Jacques Bres et Yordanka Kozareva Levie se propose d’interroger l’identification faite par Celle et Lansari 2015 entre la catégorie typologique du miratif et l’«allure extraordinaire» définie par Damourette et Pichon pour les constructions modales en ‘venir’ et ‘aller’ (Qu’est-ce que vous allez penser là !). Au terme d’une analyse stimulante des données concernées, respectivement en bulgare et dans plusieurs langues romanes (français, espagnol, catalan), les auteurs montrent que ces deux catégories partagent en effet certains traits (portée verbale, caractère grammaticalement non obligatoire, dimension discursive, ainsi qu’une partie de la charge sémantique), mais ils soulignent également plusieurs types de différences. Certaines d’entre elles, formelles (mode d’expression, contraintes temporelles), pourraient à notre sens être attribuables à la différence typologique des systèmes des langues concernées (si le miratif se présente comme une variante du parfait en bulgare et dans les langues du continuum balkanique et ouest-asiatique, cela n’est pas nécessairement un trait définitoire de la catégorie). En revanche, les différentes contraintes que soulignent les auteurs sur la compatibilité de chacune de ces catégories avec l’impératif ou le potentiel pourraient signaler une véritable différence de nature entre elles.
Joanna Cholewa propose une analyse sémantique d’une partie des emplois de ‘tomber’ en français (changement de position réel d’une entité discrète) à la lumière des différents verbes que sélectionne le polonais dans la traduction des mêmes contextes. Dans cette étude qui s’appuie sur plusieurs corpus extensifs en ligne, français et polonais, elle met en évidence les paramètres sémantiques qui expliquent le choix en polonais de différents verbes (le couple perfectif/imperfectif upaść/padać mais aussi przewracać się, walić się ou encore spaść/spadać), et qui concernent la taille de l’entité, sa verticalité inhérente, le changement d’emplacement, l’expression ou non d’un complément adlatif, montrant que certains paramètres exprimés par le contexte en français sont portés par le choix du verbe en polonais.
[1] Outre le Comité de lecture international de la revue, nous remercions vivement, au nom du Comité de rédaction, les rapporteurs anonymes sollicités pour leurs compétences particulières qui ont contribué à la qualité scientifique de ce numéro.