n° 50-2 : VariaRésumés / Abstracts

 

Présentation générale par Anaïd Donabédian et Reza Mir-Samii (p. 5)

1. Dossier : Grammaires étendues

Émilie Aussant & Aimée Lahaussois : Présentation du dossier (p. 9)

 

Tatiana Nikitina : Missionary descriptions of Mande languages: verbal morphology in 19th century grammars [Descriptions missionnaires des langues mandé: morphologie verbale dans les grammaires du XIXe siècle] (p. 13)

Résumé : En dépit du rôle important des linguistes missionnaires dans la définition du domaine de la linguistique africaine moderne, les approches adoptées dans leurs premières descriptions grammaticales restent pratiquement non étudiées, tout comme les descriptions elles-mêmes, qui sont largement ignorées par les linguistes modernes. Cette étude explore la manière dont deux grammairiens missionnaires du 19ème siècle, R. Maxwell MacBrair et John Kemp, ont abordé la description de la morphologie verbale de deux langues de la famille mandé, le mandinka et le susu. Je présente les différences majeures entre leur approche et celle qui prédomine aujourd’hui dans les études descriptives modernes ; ces différences reflètent dans une large mesure les différents intérêts et objectifs des linguistes missionnaires et universitaires. Je montre également comment les deux premières grammaires permettent d’illustrer la diversité des attitudes et des approches qui se cachent derrière l'étiquette de « linguistique missionnaire ». Même dans le domaine restreint de la morphologie verbale - qui est loin d’être dominant dans les langues isolantes  - les deux grammairiens ont recours à des stratégies très différentes pour traiter l’altérité du matériel qu’ils décrivent. La diversité nous donne un aperçu des premières étapes du développement d’une tradition descriptive sensible à la typologie qui a inspiré l’étude des langues africaines telle que nous la connaissons actuellement.

Abstract: In spite of the prominent role of missionary linguists in shaping the field of modern African linguistics, the approaches adopted in their early grammar descriptions remain virtually unstudied, just as the descriptions themselves are largely ignored by modern linguists. This study explores the ways two 19th century missionary grammarians, R. Maxwell MacBrair and John Kemp, approached the task of describing verbal morphology of two languages from the Mande family, Mandinka and Susu. I discuss important differences between their approach and the one that has become prevalent in modern descriptive studies; these differences reflect to a large extent the different interests and goals of missionary and academic linguists. I also use the example of the two early grammars to illustrate the diversity of attitudes and approaches to language description concealed behind the label “missionary linguistics”. Even in the narrow domain of verbal morphology – which is far from prominent in the isolating Mande languages – the two grammarians resort to very different strategies for coping with the otherness of the material they describe. The diversity gives us a glimpse of the early stages of the development of a typology-sensitive descriptive tradition that informed the study of African languages as we presently know it.

 

Martine Vanhove : Finite verb forms in Beja (Cushitic): Labels vs functions, a historical perspective [Les formes finies du bedja (couchitique) : étiquettes vs  fonctions, une perspective historique] (p. 31)

Résumé : La synthèse historique des différentes étiquettes utilisées depuis la seconde moitié du 19e siècle pour nommer les formes verbales finies indicatives du bedja (couchitique) montre que les raisons des choix des linguistes ont été diverses. Ceux-ci peuvent être répartis en deux groupes : les descriptivistes et les comparatistes. Les premiers ont principalement adapté, rarement de manière explicite, les terminologies existantes dans des traditions grammaticales variées. Les seconds les ont essentiellement recyclées. Outre cette partition, le choix d’une étiquette peut être inférés de plusieurs facteurs, voire est parfois  explicité par les auteurs. Au-delà de l’absence d’une analyse approfondie de la sémantique grammaticale des paradigmes verbaux jusqu’à très récemment qui explique la profusion des étiquettes, une distinction nette se manifeste entre, d’une part les étiquettes temporelles et aspectuelles en lien avec les évolutions théoriques, et d’autre part celles issues des traditions grammaticales grecque, indo-européenne ou sémitique. De plus, ces étiquettes sont aussi liées aux traditions “nationales”, au sens d’aires linguistiques (correspondant soit à la langue maternelle des auteurs, soit à la langue de rédaction des grammaires), à savoir allemandes, anglaises et françaises. Les grammaires rédigées en allemand sont les plus anciennes et les étiquettes temporelles utilisées sont conformes à la tradition philologique de l’époque, parfois de manière contradictoire. La plus récente publication en allemand adopte une position aspectuelle explicite, mais les étiques oscillent entre temps et aspect, un mélange que l’on retrouve, dans des mesures différentes chez un linguiste français et un linguiste suédois. Les descriptions fournies par les linguistes britanniques et le typologue suédois Östen Dahl sont sous-tendues par des motivations concurrentes : la terminologie grammaticale anglaise et la tradition philologique. Mais elles sont aussi les premières descriptions fondées sur des théories de l’aspect. Enfin, les linguistes français, qui appartiennent à la plus récente communauté des spécialistes du bedja, ont été formés aux langues sémitiques, pour lesquelles les analyses aspectuelles dominent. Néanmoins, tous deux ont ré-utilisé des étiquettes des linguistes britanniques pour la forme en , de Roper pour Morin (‘conditional’) et d’Appleyard pour Vanhove (‘aorist’).

Abstract: The historical overview of the indicative finite verb forms of Beja (Cushitic) shows that several reasons may have induced the choice of labels by the linguists who worked on it since the second half of the 19th century. Linguists of Beja can be divided into two groups: descriptivists and comparatists. The former mostly adapted existing terminologies from various linguistic traditions, rarely explicitly, the latter mostly recycled them. Apart from this partition, several factors behind the choice of a label can be inferred, or are sometimes given by the authors. Beyond the lack of in-depth functional and semantic analysis of the verb forms until very recently, there is a clear-cut distinction between temporal and aspectual labels which correlates with the historical development of aspectual theories, and also with the linguistic traditions for Greek, Indo-European and Semitic. But labels are also linked to “national” traditions, in the sense of language areas (corresponding either to the native language of the authors, or to the language in which the grammars were written), namely German, English and French. Grammars written in German are the oldest ones, and their labels conform to the classical philological tradition of their time, even if at times in contradictory ways. In the most recent publication by German-speaking linguists, an aspectual stance is adopted by the authors, but they hesitate between temporal and aspectual labels, a mixture which is also found, to different extent in one French and one Swedish linguists. Descriptions of the three finite verb form by British scholars, and the Swedish typologist Östen Dahl, show competing motivations: the British terminology, the philological tradition, but also the first steps towards a more detailed analysis of the functions of the paradigms based on a theory of aspect. The French linguists on the other hand belong to the most recent layer of specialists of Beja and they were both trained in Semitic languages (for which aspectual analyses predominate) and for aspectual analysis. Nevertheless both of them took up existing labels for one of the forms (the iː-form) from British linguists, from Roper for Morin (“conditional”) and from Appleyard for Vanhove (“aorist”).

 

François Jacquesson : La notion linguistique d’agglutination. Son histoire et l’analyse des verbes dans les langues Boro-Garo [The linguistic Concept of Agglutination. Its History and the Analysis of Verbs in the Boro-Garo Languages] (p. 47)

Résumé : Nous allons d’abord examiner la notion d’agglutination, telle qu’elle s’est installée dans le vocabulaire des linguistes modernes ; cela permettra d’en percevoir les implications théoriques. Pour cela, nous allons partir (§ 1) de ses emplois initiaux en français chez Hovelacque, avec des exemples, puis (§ 2) nous remonterons dans le passé pour voir comment le concept a évolué depuis Schlegel jusqu’à Schleicher. Nous pourrons ensuite (§ 3) regarder quel emploi en fait de nos jours la linguistique analytique, avec l’exemple de travaux dévolus aux verbes des langues Boro-Garo (groupe Tibéto-birman) du nord-est de l’Inde. Enfin (§4) nous reviendrons sur ce que la notion a impliqué pour les conceptions qu’on se faisait de l’histoire des langues, et sur ce qu’elle a permis de mettre à jour.

Abstract: We first examine the concept of agglutination, as it developed in modern linguistics, and tentatively explore its basic tenets. With this purpose, we (1) start from the way Abel Hovelacque first used the word in French, (2) farther in the past find the concept in Schlegel’s writings, then follow it down to Schleicher, (3) describe how the term is now used in Analytic Linguistics, with examples from authors who described the Boro-Garo languages (Tibeto-Burmese, North-East India). We conclude (4) with ideas about the various shades of the concept as far as history is concerned, and linguistic history in particular.

 

Aimée Lahaussois : The shapes of verbal paradigms in Kiranti languages [Les formes des paradigmes verbaux des langues kiranti] (p. 71)

Résumé : Les langues kiranti (Népal oriental) sont caractérisées en partie par une indexation polypersonnelle, encodant deux arguments sur les verbes transitifs.  Dans les descriptions contemporaines de ces langues (de 1975 au présent), les paradigmes de verbes transitifs sont organisés de la même manière, dans un format à matrice avec des cellules distinctes pour chaque combinaison d'arguments, l'agent étant dans l'axe vertical et le patient dans l'axe horizontal.  Cependant, dans les grammaires plus anciennes, diverses tentatives ont été faites pour trouver un format rendant possible l'exposition des données.  Dans cet article, je présente les différents formats de paradigmes sur un corpus de grammaires de langues kiranti datant de 1857 à nos jours.  Cette démarche a pour objectif de retracer l'évolution du format actuel des paradigmes verbaux et d'identifier les modèles qui ont pu l'influencer.

Abstract: The Kiranti languages of Eastern Nepal have polypersonal indexation, with two arguments encoded in verb agreement markers.  In contemporary descriptions of Kiranti languages (from 1975 on), the tables presenting transitive verb paradigms are arranged according to the same layout, in a matrix format with the different person/number combinations for the agent argument represented in the vertical axis and the patient argument person/number combinations in the horizontal axis. In earlier grammars, however, a number of different formats for representing the combination of two arguments was used. In this article, I shall present the different paradigm formats found in a sampling of grammars of Kiranti languages from 1857 to the present day, with a view to tracing the origins of the current layout, and, in cases where significantly different layouts are encountered, attempting to retrace the model which may have influenced the presentation of the data

 

Renée Lambert-Brétière : The Bloomfieldian Heritage in Algonquian Linguistics: The Verbal Complex in Innu [L'héritage bloomfieldien en linguistique algonquienne : le complexe verbal en innu] (p. 95)

Résumé : L'innu, comme les autres langues algonquiennes, se caractérise par une morphologie verbale complexe et des morphèmes qui ne sont pas facilement segmentables.  Une grande partie de la terminologie utilisée en linguistique algonquienne provient des premiers algonquinistes, notamment Leonard Bloomfield. Les morphèmes y sont décrits en termes structurels : les thèmes verbaux de l'innu contiennent au moins deux morphèmes, un initial et un final.  Ils peuvent également contenir un morphème médial.  Dans la continuité de la tradition bloomfieldienne, une distinction a été proposée entre dérivation primaire pour la dérivation du thème verbal, et dérivation secondaire, pour la formation d’un nouveau verbe à partir d’un thème verbal déjà formé. Dans cet article, j'exposerai le complexe verbal de l'innu, décrirai ses morphèmes et discuterai de l'impact de l'héritage bloomfieldien sur l'usage comparatif des données des langues algonquiennes et plus spécifiquement de l'innu.

Abstract: Innu, like other Algonquian languages, has complex verbal morphology, and morphemes are often not easily segmentable. Much of the terminology used in Algonquian linguistics was influenced by early Algonquianists, especially Leonard Bloomfield, and morphemes are described in structural terms: Innu verb stems consist of at least two morphemes, an INITIAL and a FINAL. They may also contain a MEDIAL. Following the Bloomfieldian tradition, a distinction was later proposed between PRIMARY derivation for the derivation of a verb stem, and SECONDARY derivation for morphemes that attach to a verb stem to form a new verb. In this article, I shall explain what the verbal complex in Innu is, describe its component morphemes, and discuss the impact of the Bloomfieldian heritage on the comparative use of data from Algonquian languages and more specifically of Innu.

2. Langues une à une

Edoardo Lombardi Vallauri & Viviana Masia : L’information implicite entre économie d’effort et esquive du jugement critique [Implicit information between saving effort and dodging critical evaluation] (p. 113)

Résumé : L’implicitation de quelques contenus dans un message est l’un des moyens les plus efficaces de la communication persuasive. Dans la publicité et la propagande politique des stratégies discursives telles que les présuppositions, les implicatures et les topicalisations (que l’on propose de considérer dans leur fonction implicitante) sont fréquemment employées. Cette tendance peut relever du fait que ces stratégies cachent la réelle intention communicative du locuteur (implicature) ou sa responsabilité sur la vérité du contenu transmis (présuppositions et topicalisations). L’article propose une réflexion sur l’utilisation des présuppositions, implicatures et topicalisations pour accomplir des buts persuasifs dans la communication. Une discussion sera consacrée aux contraintes cognitives sous-jacentes le traitement cérébral de ces catégories et à leur influence sur la représentation mentale du modèle du discours de la part du récepteur. 

Abstract: The implicit transmission of contents in a message is one of the most effective means of persuasive communication. In both commercial and political propaganda, discursive strategies such as presuppositions, implicatures and topicalisations (which we propose to recast as implicit communicative devices) are frequently used. This trend may hinge on the fact that these strategies conceal the actual communicative intention of the speaker (implicature) or his responsibility for the truth of the content conveyed (presuppositions and topicalisations). The paper proposes a reflection on the use of presuppositions, implicatures and topicalisations to achieve persuasive aims in communication. A discussion will be devoted to the cognitive constraints underlying the brain response to the processing of these categories, as well as to their influence on the receiver’s mental representation of the discourse model.

 

 Katherine Hodgson : Discourse Configurationality and the Noun Phrase in Eastern Armenian [Configurationalité discursive et syntagme nominal en arménien oriental] (p. 137)

Résumé : Le sujet de cet article est la variation de l'ordre des mots liée au discours associée aux nominaux en arménien oriental. Hale (1983) propose qu'il existe des langues non configurationnelles, c'est-à-dire dépourvus de structure syntaxique hiérarchique. Les propriétés qu'il propose comme caractéristiques des langues non-configurationnelles sont: a) l'ordre des mots libre, b) l'utilisation extensive de l'anaphore nulle et c) les constituants discontinus. L'arménien possède toutes ces caractéristiques. Cependant, depuis la proposition initiale de Hale, il a été souligné que de nombreuses langues apparemment non-configurationnelles ont effectivement une structure syntaxique hiérarchique, mais que les motifs de surface sont déterminés principalement par les propriétés du discours plutôt que par des relations grammaticales. Ces langues ont été qualifiées de «configurationnelles du discours», défini par É. Kiss (1995) comme suit: une langue est configurationnelle du discours si les fonctions discursives thème/topic et / ou rhème/focus sont associés à des positions structurelles particulières. On a fait valoir que tel était effectivement le cas pour la clause en arménien oriental (voir par exemple Comrie (1984), Megerdoomian (2011) et Tamrazian (1994)). En utilisant des données d’environ 10 000 mots de paroles spontanées transcrites (de locuteurs natifs de l’arménien oriental), de la discussion avec des locuteurs natifs, et du Corpus national arménien oriental (www.eanc.net), j’affirme que le syntagme nominale a aussi des propriétés «configurationnelles du discours» similaires à celles trouvées dans la clause, et que celles-ci sont responsables de la variation de l'ordre des mots en son sein. L'interaction entre les mouvements liés au discours dans le syntagme nominal et les opérations de mouvement analogues liées au discours dans la clause est responsable de l'apparition de syntagmes nominales apparemment discontinus. Ainsi, l’existence de propriétés «non-configurationnelles» de Hale dans l’arménien oriental ne justifie pas la proposition selon laquelle ce langue n’a pas de structure syntaxique hiérarchique.

Abstract: The subject of this paper is discourse-related word order variation associated with nominals in Eastern Armenian. Hale (1983) proposes that there are some languages which are non-configurational, i.e. lacking hierarchical syntactic structure. The properties that he proposed to be characteristic of non-configurational languages are a) free word order b) extensive use of null anaphora and c) discontinuous constituents. Armenian possesses all of these characteristics. However, since Hale’s original proposal, it has been pointed out that many apparently non-configurational languages do in fact have hierarchical syntactic structure, but that the surface patterns are determined primarily by discourse properties rather than by grammatical relations. These languages have been termed ‘discourse configurational’, defined by É. Kiss (1995) as follows: a language is discourse configurational if (discourse-) semantic functions topic (what sentence is ‘about’) and/or focus (identification) are associated with particular structural positions. It has been argued that this is indeed the case for the clause in Eastern Armenian (see e.g. Comrie (1984), Megerdoomian (2011) and Tamrazian (1994)). Making use of data from approximately 10,000 words of transcribed spontaneous speech by native speakers of Eastern Armenian, discussion with native speaker consultants, and the Eastern Armenian National Corpus (www.eanc.net), I argue that the noun phrase exhibits similar discourse configurational properties to those found in the clause, and that these are responsible for word order variation within it. The interaction between noun-phrase-internal discourse-related movement and analogous discourse-related movement operations within the clause is responsible for the appearance of apparently discontinuous noun phrases. Thus the existence of Hale’s ‘non-configurational’ properties in EA does not justify the proposal that this language lacks hierarchical syntactic structure.