Présentation générale
par Anaïd Donabédian et Reza Mir-Samii
SeDyL (UMR 8202), Inalco, CNRS, IRD. Courriel : adonabedian@inalco.fr
Université du Mans, Laboratoire 3L.AM. Courriel : Reza.Mir-Samii@univ-lemans.fr
Avec cette livraison de Faits de langues, nous poursuivons la formule qui fait alterner des numéros thématiques et des varia, construits autour de plusieurs rubriques (Dossier, Langues une à une, Langues entre elles), qui sont autant d’éclairages de la question de la diversité des langues[1].
La rubrique Dossier réunit une série d’articles qui, dans leur diversité, rendent compte de travaux en cours sur une langue ou un groupe de langues, une catégorie, ou encore une problématique théorique innovante ou peu connue.
Le dossier proposé dans ce volume par Émilie Aussant et Aimée Lahaussois réunit cinq articles consacrés aux «Grammaires étendues»
Les articles sont mis en perspective avec l’état de l’art et présentés dans l’introduction au dossier p. 9-12.
Dans le dossier thématique «Grammaires étendues» et descriptions de morphologie verbale, Émilie Aussant et Aimée Lahaussois présentent cinq contributions consacrées au transfert de modèles grammaticaux d’une langue vers une autre. Cette problématique fait écho au défi que constitue depuis toujours la comparaison des langues, ainsi que la terminologie et les concepts sur lesquels elle repose, généralement forgés pour une langue, puis «étendus» à d’autres, comme cela a été massivement le cas lors de la «grammatisation» (Auroux 1992:28) des vernaculaires européens sur la base de la description du latin. Le propos du projet dans lequel s’inscrit ce dossier est de rendre compte de l’ampleur de ce phénomène au-delà du cas bien connu et assez systématiquement exploré de la Grammaire Latine Etendue. Les contributions ici présentées traitent de différents aspects de la notion de transfert de modèle grammatical dans le domaine de la morphologie verbale.
Deux contributions illustrent des cas de transfert de terminologie et leurs conséquences. Martine Vanhove analyse les facteurs de confusion terminologique autour du terme «aoriste» en bedja, qu’il s’agisse de traditions grammaticales locales divergentes, de descriptions fondées sur des données élicitées, ou d’une antériorité de ces descriptions sur le traitement théorique de l’aspect. Renée Lambert-Brétière rend compte du poids de l’héritage bloomfieldien dans la terminologie utilisée pour la description des langues algonquiennes, dans le cas présent, la morphologie verbale de l’innu, et souligne le dilemme entre l’efficacité et la précision de cette terminologie d’une part, et la difficulté qu’elle induit pour l’utilisation typologique de ces descriptions jusqu’à aujourd’hui.
Les trois autres contributions, elles, se penchent sur le transfert de notions abstraites. François Jacquesson, étudiant la description de la morphologie verbale dans les langues boro-garo du nord-est de l'Inde, analyse les pratiques de segmentation de formes verbales fondée sur le binôme racine/affixe, notions entrées dans la grammaire européenne à travers l'hébreu, et liées aux premières catégorisations de typologie morphologique. Aimée Lahaussois s’intéresse, elle, au transfert de schémas représentationnels des paradigmes verbaux. Elle retrace les influences entre les grammaires dans l’évolution de la présentation des paradigmes verbaux, notamment des affixes d'indexation verbale dans des grammaires de langues kiranties du Népal oriental, groupe qui se différencie d'autres langues du Népal par l'indexation verbale polypersonnelle, où deux arguments sont marqués sur les verbes transitifs. Enfin, Tatiana Nikitina montre comment les grammaires missionnaires de langues mandé du 19ème siècle, fortement influencées par le modèle grammatical gréco-latin, recourent néanmoins à des approches créatives et variées dans la description de phénomènes étrangers au modèle gréco-latin, ce qui montre que la confrontation entre un modèle transféré et les réalités de la langue à décrire peut également être féconde.
La rubrique Langues une à une comprend deux contributions consacrées à l’italien et à l’arménien.
En se fondant sur des exemples italiens de propagandes politiques, utilisées aussi bien par la droite que par la gauche, et des slogans de publicité commerciale (récoltés depuis 1980), Edoardo Lombardi Vallauri & Viviana Masia cherchent à montrer que les implicites (présuppositions et topics) permettent aux locuteurs, sans recourir à une assertion/prise en charge directe, d’être plus persuasifs, et d’«affaiblir l’esprit critique» des destinataires, comme si les contenus étaient connus et partagés. Pour les vérifier, Edoardo Lombardi Vallauri & Viviana Masia recourent aux trois fonctions avec un effet évolutif qu’ils discutent : Le connu présenté comme connu, Epargne cognitive sur l’inconnu, Distraction du discutable.
Plusieurs travaux sur l’arménien oriental ont mis en évidence l’existence de phénomènes associés à une configurationalité discursive de la proposition, selon la définition qu’en a proposée Kiss en 1995. Katherine Hodgson étudie ici, en s’appuyant à la fois sur un corpus attesté et un travail avec des locuteurs natifs, les cas d’extraposition de l’adjectif hors du syntagme nominal en arménien oriental, en contradiction avec sa position canonique (réputée stricte) avant le nom. Elle démontre que ce phénomène, qui génère une apparente discontinuité du syntagme nominal, résulte d’une variation discursive combinée de l’ordre dans la proposition et de l’ordre au sein du syntagme nominal, ce qui infirme l’idée d’une non-configurationnalité (Hale 1983) corrélée à la combinaison d’un ordre flexible, d’une anaphore zéro, et de constituants discontinus.
[1] Outre le Comité de lecture international de la revue, nous remercions vivement, au nom du Comité de rédaction, les rapporteurs anonymes sollicités pour leurs compétences particulières qui ont contribué à la qualité scientifique de ce numéro.