Présentation générale
par Nicolas Quint et Sylvie Voisin
LLACAN UMR 8135 (CNRS / EPHE / INALCO). Courriel : Nicolas.QUINT@cnrs.fr
UUniversité Aix Marseille-CNRS DDL UMR 5596. Courriel : sylvie.voisin@univ-amu.fr
Nous tenons à remercier ici la Fédération TUL (Typologie & Universaux Linguistiques, Fédération de Recherche FR 2559) qui a retenu notre proposition thématique de recherche sur les classes nominales et a financé l’atelier Classification nominale et autres procédés de catégorisation du nom dans les langues du monde (tenu les 13 et 14 novembre 2018 sur le campus CNRS de Villejuif), permettant ainsi de rassembler les chercheurs qui ont contribué à ce numéro de Faits de Langues.
Depuis que l’homme est homme, il classe, les silex pour faire le feu et les omoplates de bison pour creuser, les dents de requin pour faire des colliers et les herbes médicinales pour soigner… Cette propension immémoriale de notre espèce à ordonner le réel et à l’organiser en catégories se reflète dans le langage humain (Danon-Boileau & Morel 1999), et en particulier dans le comportement du substantif qui, dans nombre d’idiomes, régit des phénomènes morphologiques différents en fonction d’une propriété spécifique du signifié associé audit substantif. Ainsi le français distingue deux genres ou systèmes d’accord fondés en dernier lieu sur le contraste entre masculin (le laboureur est content) et féminin (la laboureuse est contente).
Pendant longtemps, l’analyse des systèmes de classification nominale distinguait principalement (i) le genre, largement attesté dans les langues indo-européennes et afro-asiatiques et reposant sur l’opposition entre sexes féminin et masculin (avec parfois un troisième genre, dit « neutre » et tendant à regrouper les entités non sexuées), (ii) les classes nominales, proposant généralement un nombre de catégories plus élevé que le genre au sens strict, ne présentant pas de contraste fondé sur le sexe et regroupant généralement les référents humains dans une classe morphologique propre, le trait |animé́ humain| contrastant ensuite avec différents traits sémantiques caractérisant diverses autres classes de référents et (iii) les classificateurs qui, par contraste avec les genres et les classes, ne commandent pas de schèmes d’accord morphologiques et offrent un découpage du réel en fonction de critères sémantiques variables (matière, forme et usage des référents nominaux…).
Historiquement, classes nominales et classificateurs, connus à travers quelques langues de grande diffusion, renvoyaient respectivement à des langues africaines (p.ex. les classes nominales du swahili) et aux langues d’Asie de l’Est (p.ex. les classificateurs du chinois). Par la suite, l’exploration plus approfondie d’autres aires géographiques a permis de mettre en évidence l’existence de certains de ces systèmes ailleurs : ainsi, des classificateurs ont été décrits dans diverses langues amérindiennes (Berlin 1965 ; Craig 1986). Enfin, l’expansion des descriptions de langues dans toutes les régions du monde ainsi que l’approfondissement et l’affinement de ces descriptions ont conduit à une refonte de la perception du comportement de ces outils classificatoires et de leurs fonctions. Aujourd’hui, genres, classes et classificateurs sont généralement rassemblés par les typologues (Aikhenvald 2000 ; Grinevald 2000 ; Contini-Morava & Kilarski 2013) sous une étiquette commune, incarnée ici par l’expression « classification nominale ». Ils sont par ailleurs le plus souvent séparés en deux grands types, distingués sur la base d’un gradient d’intégration morphologique : (i) genres – plus intégrés morphologiquement et incluant les classes nominales (Corbett 1991) – et (ii) classificateurs – morphologiquement moins intégrés[1] – et chacun de ces types présente une hétérogénéité parfois considérable.
En conséquence, du fait des enjeux que la classification nominale représente aux niveaux tant morphologique que syntaxique, lexical ou cognitif, elle constitue l’un des domaines les plus étudiés dans la description des langues. En effet, dans de nombreuses langues, la classification nominale met en jeu des paradigmes plus ou moins riches et qui, bien souvent, concernent l’ensemble des éléments du syntagme nominal, voire de la proposition dans laquelle ce syntagme est inséré.
La richesse et la diversité des systèmes de classification, attestés dans différentes langues du monde et mis en lumière par des descripteurs toujours plus compétents, ont par ailleurs révélé que genres, classes nominales et classificateurs, malgré leurs différences, présentent aussi des points communs. Ces similarités rendent parfois difficile l’identification tranchée du système décrit dans une langue donnée. Ainsi on trouve dans plusieurs langues une répartition des substantifs fondée sur le sexe pour les référents humains et sur l’appartenance à des catégories sémantiques diverses pour le reste du lexique : de tels exemples remettent en cause les distinctions traditionnelles entre genre et classes nominales (cf. par exemple Evans, Brown & Corbett 2002 pour une langue d’Australie, le bininj gunwok). Dans d’autres cas, des auteurs envisagent la coexistence des genres et des classificateurs dans la même langue, ce que l’on avait considéré pendant longtemps comme improbable, sinon impossible. Il existe ainsi des langues où certains morphèmes ont le comportement typique de marques de genre et d’autres de classificateurs, mettant en concurrence les deux principaux systèmes de classification nominale dans un seul et même idiome (Fedden & Corbett 2017).
Ainsi, comme on vient de le voir, la typologie de la « classification nominale » est à la fois en pleine expansion et dans une phase de profond remaniement. Le présent volume se veut une participation à l’enrichissement de ce débat. En proposant la description de points particuliers dans des langues spécifiques, encore généralement peu étudiées et remettant en cause les typologies actuellement disponibles sur ces différents systèmes, il offre aux spécialistes de la question de nouvelles données et études de cas qui, nous l’espérons, contribueront de façon constructive et ouverte aux réflexions actuelles sur la classification nominale.
Ces contributions ont été articulées en trois thématiques complémentaires.
La première de ces thématiques, intitulée Analyses de quelques systèmes originaux, a avant tout une fonction documentaire. Elle fournit des données sur des systèmes de classification nominale encore pas ou peu abordés précédemment dans le cadre de la linguistique descriptive.
Ainsi, Thiago Costa-Chacon, avec son article intitulé Le genre et les marques de classes nominales en kubéo (« Gender and Noun Class Markers in Kubeo »), décrit en détail le système de classification nominale mixte attesté dans cette langue tucanoane d’Amérique du Sud où coexistent en synchronie d’une part, un système de genre prenant en compte l’animéité et le sexe du référent (quand celui-ci est animé), et d’autre part un système dit de « marques de classes nominales » qui, d’un point de vue typologique, se trouve à mi-chemin entre les classes nominales et les classificateurs décrits pour d’autres groupes de langues. Fait intéressant, ces deux systèmes peuvent entrer en compétition pour certains items.
Sylvain Loiseau, quant à lui, nous fait découvrir les classes nominales en tuwari, une langue papoue isolée de Nouvelle-Guinée dont les marques de classe présentent la particularité d’être assignées au niveau du syntagme nominal et de présenter une certaine fluidité dans leur attribution : un même lexème peut-être affecté à différentes marques de classe en fonction de son contexte d’usage (p.ex. le poisson, selon qu’il est vivant ou cuisiné).
Sylvie Voisin, elle, s’intéresse aux phénomènes d’accord de classe nominale en kobiana (langue nyun-buy peu décrite parlée en Guinée-Bissao) dans un sous-système particulier de la langue, celui des numéraux et des quantifieurs dérivés de numéraux. Son étude, intitulée Numération, quantification et accords en classe en kobiana, souligne le conflit descriptif entre différents types de critères pour définir une catégorie grammaticale donnée au sein d’une langue. Ainsi, s’il est vrai que sur le plan fonctionnel, les numéraux représentent une catégorie homogène (ce sont les items de la langue qui servent à compter), il n’en reste pas moins que, sur le plan morphosyntaxique, en kobiana comme dans maintes autres langues, les numéraux présentent des comportements nettement hétérogènes. L’étude des rapports existant entre bases numérales et morphèmes de classes nominales est précisément un bon moyen de mettre au jour cette hétérogénéité morphosyntaxique de la catégorie fonctionnelle des numéraux.
Enfin, Marine Vuillermet, dans Les verbes de posture en ese ejja : variations sur l’entité catégorisée, décrit le système des classificateurs verbaux de l’ese ejja, une langue takana parlée en Bolivie et au Pérou. Elle revient sur les différentes fonctions des verbes de posture, morphèmes polyfonctionnels du système verbal grammaticalisés en plusieurs fonctions de tam, mais également en tant que classificateurs verbaux. Elle montre, entre autres, que le choix des verbes de posture en tant que classificateurs verbaux repose sur le genre de l’entité (S/A), mais également sur le type de lieu où se déroule l’événement.
La seconde thématique, comme son titre – La classification nominale : limites et perméabilités – l’indique, traite de la question des frontières de la classification nominale.
Le premier article de cette seconde thématique, écrit par Na Song et Marc Allassonnière-Tang et intitulé Un cas de variation au niveau de l'inventaire des classificateurs en chinois mandarin : le parler de Baoding (« The diversity of classifier inventory in Mandarin dialects: A case study of Baoding »), pose incontestablement la question de la limite en ce qui concerne la catégorie des classificateurs. En effet, à la différence du chinois mandarin standard, qui dispose d’un riche éventail de classificateurs, en mandarin de Baoding, il n’existe en synchronie qu’un seul classificateur (dit « général »). Le contraste entre les usages attestés dans divers contextes des classificateurs du mandarin standard et l’usage qui est fait dans les mêmes contextes du classificateur général dans la variété de Baoding, permet de mettre en valeur les conséquences linguistiques d’une réduction maximale de l’inventaire de la catégorie des classificateurs.
Denis Bertet s’est penché sur les facteurs déterminant l’affectation des participants à une classe d’accord nominale donnée en tikuna (isolat, Amazonie occidentale). Il conclut que ce processus d’affectation est dynamique et que son conditionnement est à la fois lexical et contextuel (« Nominal agreement class assignment in Tikuna (isolate, western Amazonia): a dynamic process conditioned by both lexicon and context »). Ici, on a affaire à une autre limite, celle de l’appartenance d’un substantif tikuna donné à l’une des cinq classes d’accord nominales de la langue. En effet, le même substantif peut commander des accords de classe différents en fonction du contexte, voire même changer de classe dans un seul et même acte discursif, ce qui rend effectivement très difficile de prévoir l’affectation d’un substantif à une classe donnée. À travers le cas du tikuna, c’est donc la question de la relation entre classes nominales et lexique qui est posée.
Enfin, Denis Creissels, Alain Christian Bassène et Boubacar Sambou, dans leur contribution intitulée Classes orphelines, bases caméléons, contrôleurs fantômes, classes adverbiales et relativiseurs polyvalents en jóola fóoñi (Atlantique) (« Orphan classes, chameleon stems, ghost controllers, adverbial classes, and versatile relativizers in Jóola Fóoñi (Atlantic) »), s’attaquent à d’autres zones d’ombre des systèmes de classes nominales. En effet, en jóola fóoñi, comme dans de nombreuses autres langues atlantiques ou plus généralement Niger-Congo, il existe des classes et des types d’accord qui, en synchronie, ne sont pas commandés par des noms. On peut certes considérer ces phénomènes comme non-canoniques. Cependant, le fait que de tels phénomènes existent remet précisément en cause les conceptions dominantes sur les mécanismes gouvernant les classes nominales (et plus généralement le genre) dans les langues qui en sont pourvues.
Les Approches comparatives et phylogénétiques constituent le cœur et la raison d’être de la troisième thématique : ici, les auteurs explorent les points communs et les différences que l’on observe dans les systèmes de classification nominale de diverses langues Niger-Congo ou parmi les classificateurs de trois langues d’Asie du Sud-Est.
Comme le rappelle Nicolas Quint, dans Classes nominales dans deux langues Niger-Congo : le baïnouck djifanghorois (atlantique) et le koalib (kordofanien), l’existence et les particularités du système de classes nominales est un des critères morphologiques utilisés dans les reconstructions du phylum Niger-Congo. Dans cet article, l’auteur revient sur l’organisation sémantique des classes nominales du koalib et du baïnouck djifanghorois en s’appuyant sur les régularités que la comparaison des systèmes de ces deux langues permet de mettre en évidence au sein du Niger-Congo, et ce malgré l’éloignement à la fois géographique et phylogénétique de ces deux idiomes.
Guillaume Segerer, dans une contribution intitulée L'assignation des noms aux classes nominales dans une perspective comparatiste : Le cas des langues BAK (Niger-Congo, Atlantique), s’est lui aussi penché sur des langues à classes du phylum Niger-Congo. Après avoir rappelé que « l’assignation d’un nom à une classe » est un raccourci qu’il faut entendre comme l’« assignation d’une notion à une classe », l’auteur propose d’observer la stabilité et la régularité d’assignation des classes dans le groupe des langues bak de la famille atlantique. Par ce biais, il propose également une méthode de comparaison d’assignation des classes reproductible sur d’autres groupes de langues. La conclusion de son analyse ne permet pas de travailler directement sur les formes, puisque les régularités obtenues par cette méthode conduisent rarement à des similarités de formes. Elle montre cependant la solidité des domaines sémantiques propres au phylum Niger-Congo et permet de proposer des scénarios de réorganisation des systèmes de classes nominales à l’intérieur du groupe bak.
Enfin, la contribution d’Alice Vittrant et de Léa Mouton, intitulée Systèmes de classification nominale en Asie du Sud-Est : les différentes fonctions des morphèmes classificatoires, détaille les systèmes de classificateurs du birman, du thaï et du hmong noir, trois langues d’Asie du Sud-Est. Ici aucune de ces langues n’est directement apparentée. Les auteures montrent qu’en dehors des classificateurs numéraux largement décrits pour les langues de la région, on trouve également dans les trois langues étudiées des classificateurs nominaux, génitivaux et déictiques. Elles proposent ainsi une première présentation comparative de l’ensemble des classificateurs identifiables dans ces langues et de leurs fonctions.
Références
Aikhenvald A. Y., 2000, Classifiers: A Typology of Noun Categorization Devices, Oxford, Oxford University Press.
Berlin B., 1965, Tzeltal Numeral Classifiers, The Hague, Mouton.
Contini-Morava E. & Kilarski M., 2013, Functions of Nominal Classification, Language Sciences 40 (November), p. 263-299.
Corbett G. G., 1991, Gender, Cambridge, Cambridge University Press.
Craig (Grinevald) C., 1986, Jacaltec noun classifiers: a study in language and culture, in C. Craig (ed.), Noun Classes and Categorization, Amsterdam, John Benjamins, p. 263-295.
Danon-Boileau L. & Morel M.-A. (eds), 1999, La catégorisation dans les langues, Faits de langues 14.
Evans N., Brown D. & Corbett G. G., 2002, The semantics of gender in Mayali: partially parallel systems and formal implementation, Language 78, p. 111-155.
Fedden S. & Corbett G. G., 2017, Gender and classifiers in concurrent systems: Refining the typology of nominal classification, Glossa: a journal of general linguistics 2(1):34, p. 1-47.
Grinevald C., 2000, A morphosyntactic typology of classifiers, in G. Senft (ed.), Systems of nominal classification, Cambridge, Cambridge University Press, p. 50-92.
[1] En sus de l’absence de phénomènes d’accord morphologique, caractéristiques des systèmes de genre au sens large (y compris les classes nominales), les classificateurs ne présentent généralement pas non plus de syncrétisme avec d’autres exposants morphologiques tels que l’expression du nombre alors que ces phénomènes de syncrétisme sont très courants dans les systèmes de genre.