n° 46 : Les langues sinitiques : synchronie, diachronie, typologie

 

Présentation générale

par Marie-Claude Paris et Alain Peyraube
Université Paris Diderot, Laboratoire de Linguistique Formelle, Paris. Courriel : mcparis@linguist.univ-paris-diderot.fr
CNRS et EHESS, Centre de recherches linguistiques sur l’Asie orientale, Paris. Courriel : peyraube@ehess.fr

 

Pourquoi un numéro thématique spécial de Faits de Langues sur les «langues sinitiques» et non pas sur le chinois, et que recouvre exactement ce terme de «langues sinitiques» ?

L’idée de ce volume remonte à quelques années lorsque les directeurs de rédaction de la revue nous ont demandé d’envisager la possibilité de coordonner un numéro spécial sur le développement et le renouveau des recherches en linguistique chinoise, en sélectionnant des études fondamentales auxquelles les linguistes occidentaux et surtout européens n’ont généralement pas accès.

Nous avons alors pensé, pour rendre compte des avancées les plus décisives depuis une vingtaine d’années, d’organiser ce numéro thématique sur les langues sinitiques (hànyǔzú yǔyán 汉语族语言)et non pas sur la seule langue chinoise, conçue habituellement comme étant le mandarin (du nord) standard. Les langues sinitiques, en effet, qui forment avec les langues tibéto-birmanes l’une des deux branches de la famille des langues sino-tibétaines, sont aussi diverses que les langues romanes ou germaniques de la famille indo-européenne. Le cantonais ou le min (dans le sud) et le mandarin (dans le nord), par exemple, ne sont pas plus mutuellement compréhensibles dans leur registre parlé que le portugais et le roumain. La différence, cependant, est que le bilinguisme (ou le bi-dialectisme) est désormais bien répandu en Chine, à la suite d’une attitude très positive des autorités chinoises pour populariser la langue nationale officielle, connue sous le nom de pǔtōnghuà 普通話 («langue commune»).

Cette langue nationale, promulguée en 1958, a été ainsi définie : elle représente un alliage de la phonétique et de la phonologie utilisées par les locuteurs cultivés du dialecte de Beijing (Pékin), une variété de la grammaire de la littérature vernaculaire moderne de la première moitié du 20ème siècle, ainsi que du lexique des dialectes du mandarin du nord. C’est peu dire qu’il s’agit d’une langue plus ou moins artificielle, mais elle est aussi aujourd’hui, à quelques différences près, la langue officielle de Taiwan (sous le nom de guóyǔ 国语 «mandarin») et l’une des quatre langues officielles de Singapour (labellisée huá华语 «langue chinoise») avec l’anglais, le malais et le tamoul.

A Taiwan, toutefois, 71% de la population de 22 millions d’habitants sont des locuteurs natifs du min-méridional pour 15% seulement de locuteurs du mandarin, auxquels il faut ajouter 12% de citoyens dont la langue maternelle est le hakka et 2% d’entre eux qui parlent des langues austronésiennes. A Singapour, où la situation linguistique est des plus complexes malgré un nombre d’habitants beaucoup plus réduit (à peine un peu plus de 5 millions d’habitants), 1% seulement d’entre eux sont des locuteurs natifs authentiques du mandarin, alors que 43% des Chinois de Singapour ont pour langue maternelle le min-méridional. Enfin, dans la région administrative spéciale de Hong Kong, le cantonais est utilisé par 98% de la population.

 

On reconnaît aujourd’hui en Chine continentale dix langues sinitiques qui sont le mandarin, le xiang, le gan, le wu, le min (hokkien), le kejia (hakka), le yue (cantonais), le jin, le pinghua et le hui, langues parlées par 91% de la population chinoise han, à savoir 799 millions de locuteurs selon les dernières estimations connues de Z. Xiong & Z. Zhang (2013)[1] dans la nouvelle version de leur Atlas linguistique de la Chine, où ils expliquent qu’ils ont fondé leurs statistiques démographiques sur le Zhongguo xingzhengqu huajiance 中国行政区划简册 [Volume annuel des régions administratives de Chine] de 2004[2]. Les 9% de citoyens de la République populaire de Chine qui ne parlent pas ces langues sinitiques appartiennent à l’une des 55 nationalités non-han officiellement reconnues comme, par exemple, les zhuang (壯族), les ouïgours (維吾爾), les tibétains (藏族) ou les coréens (朝鮮族).

Z. Xiong & Z. Zhang (2013) indiquent aussi que 66% de cette population chinoise han parlent l’un des dialectes qui composent la première des langues sinitiques, i.e. le mandarin, proche de la «langue commune» standard.

Les autres neuf langues sinitiques se sont développées à des époques différentes à partir de migrations de populations du nord (le berceau de la civilisation chinoise han étant situé aux alentours du Fleuve jaune) vers le sud où ces populations ont été en contact avec des locuteurs de langues typologiquement différentes. On peut dater le début de cette diversification de l’époque des Han postérieurs, au début de notre ère, et on peut raisonnablement penser qu’à l’époque des Song du Sud (1127-1279) ces langues étaient bien distinctes et identifiables, à l’exception sans doute des dialectes hui, dont la formation est beaucoup plus tardive (probablement sous les Ming, 1368-1644), après avoir été séparés des dialectes wu (cf. R. You[3], L. Sagart[4]). Ce volume, limité aux développements récents dans les domaines de la syntaxe et de la sémantique des langues sinitiques, a été organisé en trois parties distinctes. Une première partie, consacrée à la synchronie, recense des contributions en linguistique formelle, en linguistique fonctionnaliste- discursive et en linguistique informatique. La seconde partie sur la diachronie traite du problème récurrent de l’ordre des mots et du changement d’ordre des mots dans l’histoire de la langue, et de nouvelles recherches sur l’influence maintenant reconnue du contact de langues dans l’évolution des structures grammaticales. La dernière partie, enfin, typologique, analyse ce que peut apporter l’étude des langues sinitiques autres que le mandarin standard à la linguistique générale. Chacune de ces trois parties est introduite par un article plus général qui retrace l’état des discussions en cours (et qu’il est donc inutile de répéter ici, dans cette présentation générale) ainsi que la présentation des articles.

 

[1] Xiong Zhenghui & Zhenxing Zhang, 2013, Zhongguo xingzhengqu huajiance [Atlas linguistique de la Chine], Beijing, Shangwu yinshuguan, 2ème édition.

[2] On retrouve ici la plupart des sept «dialectes» traditionnels, à savoir le mandarin, le hakka, le wu, le gan, le xiang, le yue et le min (cf. S. R. Ramsey, 1987, The languages of China, Princeton N. J., Princeton University Press, chapitre 6 ‘Today’s dialects’, p. 87-115), si ce n’est qu’on ne parle plus de 7 dialectes ou même de groupes dialectaux, mais de 10 langues sinitiques, pour les raisons détaillées ci-dessus.

[3] You Rujie, 1992, Hanyu Fangyanxue Daolun [Dialectologie chinoise], Shanghai, Shanghai jiaoyu chubanshe.

[4] Sagart L., 2001, Vestiges of Archaic Chinese Derivational Affixes in Modern Chinese Dialects, in H. Chappell (ed.), Sinitic Grammar – Synchronic and Diachronic Perspectives, Oxford, Oxford University Press, p. 123-142.

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