Présentation générale par Catherine Chauvin (p. 5)
1. Quels outils théoriques ?
Michel Aurnague et Laure Vieu : Retour aux arguments : pour un traitement «relationnel» des prépositions spatiales [Back to arguments: for a “relational” processing of spatial prepositions] (p. 17)
Résumé : Dès les années 1960 et 1970, les premiers travaux sur les prépositions spatiales ont tenté de saisir leur contenu sémantique à travers des outils et notions géométriques. Ce mode opératoire s’est poursuivi dans les décennies qui ont suivi – et jusqu’à nos jours –, le cadre théorique de la «sémantique conceptuelle» mis sur pied par Jackendoff en étant le principal représentant : les différences entre prépositions spatiales y sont traitées sur la base des «régions» distinctes qu’introduisent ces marqueurs appliqués à leur complément et dans lesquelles la cible – entité localisée – est supposée se trouver. Ainsi abordé, le sémantisme des GP spatiaux est essentiellement centré sur l’entité localisatrice ou entité-site et la relation de localisation se voit systématiquement réduite à l’inclusion géométrique. S’opposant à ces approches, d’autres travaux linguistiques (initiés par Vandeloise) ont montré l’importance des concepts et phénomènes «fonctionnels» (fonction des entités spatiales) dans le comportement des marqueurs locatifs. Ce faisant, ces études rendaient compte du caractère véritablement «relationnel» de nombreuses prépositions spatiales, les deux référents – cible et site – désignés par leurs arguments intervenant de façon décisive dans la construction du sens. Dans cette contribution, nous revenons sur l’historique de cette opposition et montrons qu’une approche relationnelle qui combine géométrie et fonction est plus à même de saisir la sémantique des prépositions et locutions prépositionnelles spatiales dans toute leur richesse. Nous avançons pour cela des arguments qui reposent à la fois sur des données empiriques de la langue (ici du français) et sur un souci d’adéquation entre les représentations formelles et les phénomènes qu’elles sont censées modéliser.
Abstract : In the 1960s and 1970s, early work on spatial prepositions tried to capture their semantic content by means of geometrical tools and concepts. This practice went on during the following decades – and still goes on to this day –, the theoretical framework of “conceptual semantics” developed by Jackendoff being the main representative: differences between spatial prepositions are modelled on the basis of distinct “regions” that these markers introduce when applied to their complement, and in which the target – located entity – is supposed to be situated. Thus addressed, the semantics of spatial PPs is mainly focused on the locating entity or landmark and the location relation is systematically reduced to geometrical inclusion. Opposed to these approaches, other linguistic work (initiated by Vandeloise) showed the importance of “functional” (function of spatial entities) concepts and phenomena in the behaviour of locative markers. In doing so, these studies were accounting for the true “relational” character of many spatial prepositions, the two referents – target and landmark – denoted by their arguments contributing in a decisive way to the construction of meaning. In this paper, we review the history of this opposition and show that a relational approach that combines geometry and function is better suited for grasping the semantics of prepositions and prepositional locutions in all their richness. We put forward several arguments that are based on both empirical evidence from language (here, French) and our concern of adequation between formal representations and the phenomena they are supposed to model.
Lionel Dufaye : Over ou un traitement comparé de la polysémie en énonciation et en cognition [Over : a comparative study of polysemy in enunciative and cognitive approaches] (p. 39)
Résumé : Cet article propose une analyse comparée du traitement de la polysémie dans une optique cognitive et dans une optique énonciative. Prenant pour illustration de référence le marqueur over, la première partie propose un résumé commenté de l’article d’Evans et Tyler 2001, dans lequel la polysémie est appréhendée comme un éclatement ramifié à partir d’une «protoscène», qui correspond à un scénario spatial. La seconde partie s’intéresse à l’approche de over dans l’article de Gilbert 2003, qui, à l’inverse, opte pour une analyse à partir d’opérations formelles, qui ne reposent pas sur une hypothèse spatialiste, et qui mettent en jeu des concepts théoriques prédéfinis et ré-applicables à tout autre type de marqueurs. Soulignant les conséquences qu’implique ce rejet radical du spatial, la troisième partie engage une réflexion sur une éventuelle complémentarité théorique qui permettrait, notamment par la prise en compte d’une topologie, de rendre compte des spécificités spatiales non résolues dans Gilbert 2003, tout en se reposant sur des concepts formels prédéfinis.
Abstract : This article undertakes a contrastive study of polysemy by comparing two recent analyses of over, in a cognitive framework and in an enunciative framework. The first part presents a critical reading of Evans & Tyler 2001, in which polysemy is regarded as a grid of connected values stemming from a so-called “protoscene” which corresponds to a primitive spatial scenario. The second part offers a critical overview of Gilbert (2003), in which over is analyzed as a combination of formal operations that do not imply any spatial primitives. These enunciative operations are based on predefined concepts that can be applied to the study of any other linguistic markers. Yet, this article argues that the outright rejection of spatial dimensions in the enunciative approach makes it difficult to account for basic locative values. As a consequence, the third part explores the possibility of providing a theoretical gateway – possibly through the use of topology – to analyze spatial as well as other uses by means of formal operations only.
Pascale Massé-Arkan : Repenser l’opposition proximale-distale dans les démonstratifs, à l’exemple de cil et cist en ancien français [Rethinking proximal/distal opposition in demonstratives, with examples from Old French cist/cil.] (p. 59)
Résumé : La notion de distance – distance relative au référent désigné – constitue un élément clé dans les descriptions des systèmes de démonstratifs à deux (ou trois) termes. L’approche «proximale-distale» étant généralement considérée comme peu satisfaisante, il y a eu de nombreuses tentatives pour proposer des alternatives à ce modèle. Je propose ici, après avoir interrogé la notion de distance, de réanalyser l’opposition dite distale, en montrant qu’elle s’ordonne non pas d’abord à partir du référent, mais de l’origo, soit la perspective choisie par l’énonciateur pour désigner. Ce point de vue est mis en relation avec l’approche de R. Langacker : déplacement conceptuel/identification dans des mondes croisés, et exemplifié par des énoncés de l’ancien français (12e-13e siècles).
Abstract : As understood as the relative distance to a designated referent, distance is a key concept in the descriptions of the two- (or three-) term demonstrative systems. Generally recognized as unsatisfying, there were many attempts in the past to propose alternatives to the “proximal-distal” approach. After questioning the notion of distance, I aim here at reanalyzing the so-called distal opposition, by showing that it should not be primarily related to the referent itself, but to the origo, i. e. the perspective chosen by the enunciator for its designation. This hypothesis is put in relation with R. Langacker’s analysis: conceptual displacement/cross-world identification, and illustrated by examples in Old French (12th-13th centuries).
2. Espace et temps, au-delà de la métaphore
Anne Le Draoulec : Des adverbes entre espace et temps. Le cas singulier de ici, d’ici, jusqu’ici [Adverbs between space and time. The singular case of French ici, d’ici, jusqu’ici] (p. 87)
Résumé : De nombreuses études ont été consacrées aux procédés qui, dans la plupart des langues, permettent d’établir un lien entre la représentation et l’expression des phénomènes spatiaux d’une part, et des phénomènes temporels d’autre part. Ce rapprochement se fait le plus souvent par le biais d'unités lexicales, et tout particulièrement de verbes, d'adjectifs ou de prépositions. Le cas des adverbes n’est en revanche que peu évoqué : il semble en effet qu’il n’y en ait qu’un petit nombre susceptibles de se prêter à une interprétation aussi bien spatiale que temporelle. Nous tâchons d’abord de circonscrire l’ensemble de ces adverbes. Puis nous nous focalisons sur le cas de l’adverbe ici, dont la double possibilité d’interprétation obéit à des conditions d’emploi bien spécifiques. Non seulement l’interprétation temporelle n’est possible que dans le cas où ici se combine avec les prépositions de et jusque, mais encore dans ce cas le partage des interprétations est strictement régulé, à la fois syntaxiquement et discursivement. En nous appuyant sur les contraintes spécifiques à l’emploi spatial ou temporel de ici, ainsi que sur la faible représentation des adverbes ainsi bivalents, nous montrons que les adverbes en général ne constituent pas un lieu productif de circulation entre espace et temps.
Abstract : Many studies have been devoted to the devices which, in most languages, make it possible to establish a link between the representation and expression of phenomena in space on the one hand, and time on the other. The focus of these studies has tended to be lexical elements, in particular verbs, adjectives or prepositions. Adverbs, on the contrary, have received little attention, which may be accounted for by the fact that few adverbs seem capable of receiving both a spatial and a temporal interpretation. A first objective of this paper is to identify such adverbs. The focus will then turn to the case of the adverb ici, and to the specific conditions of use which lead to a spatial or a temporal interpretation. Not only is the temporal interpretation restricted to cooccurrence with de and jusque, but even in such contexts ici may be interpreted either temporally or spatially depending on syntactic and discursive constraints. On the basis of these specific constraints applying to ici, and on the scarcity of adverbs accepting both values, we show that adverbs tend not to be a productive category as regards movement between space and time.
Maria Tzevelekou et Sophie Vassilaki : De l’espace et du temps : à propos de l’emploi de prin «avant» en grec moderne [On space and time : the function of prin “before” in Modern Greek] (p. 109)
Résumé : Cet article propose une étude du marqueur prin «avant» en grec moderne. Nous sommes parties de l’hypothèse que l’emploi de prin ‑ adverbe, préposition, conjonction ‑ renvoie à une représentation abstraite mettant en jeu une relation ordonnée entre deux termes dont il faudra déterminer le statut et les contraintes d’apparition. Nous avons essayé de mettre en évidence le fil qui articule les différentes relations que prin contribue à construire et qui tient à une série de propriétés, essentiellement d’ordre notionnel (mode de procès) et aspecto-modal, dont sont dotées aussi bien les unités nominales que verbales qu’il ordonne, chacune selon ses contraintes propres. Sur la base de ses propriétés constitutives, les valeurs spatiales et temporelles engendrées ne se juxtaposent pas, mais s’entrecroisent dans un système dynamique, l’une prenant le pas sur l’autre, selon des schémas syntaxiques réguliers et contraints par ces mêmes propriétés. Nous avons par ailleurs mis en évidence d’autres constructions et valeurs issues de la relation «p avant q», qui dépassent le cadre conceptuel de l’espace/temps, telles la comparaison (sous forme d’une représentation à teneur négative), et tout un ensemble de valeurs liées à la représentation de l’événement anticipé.
Abstract : The aim of the study is to provide a detailed account of the distributional properties of prin (“before”) in Modern Greek. Prin is associated with a variety of syntactic categories (adverb, conjunction, preposition) and meanings: spatial, temporal, comparative and anticipatory values, the latter being closely linked to negation. Although this type of marker has received attention from scholars in different frameworks and in a variety of languages for various phenomena, little research has been carried out towards a comprehensive approach of both syntax and semantics. Moreover, the question of the isomorphism – or lack of it – between the broad range of values exhibited by this particular marker has not been addressed in a consistent way. In this paper, it is argued that the polysemy of prin can be accounted for by considering that prin is a module that establishes a relation between two mental representations (entities or events). Furthermore, it determines the lexical and syntactic properties of the representations involved in this relation by generating constraints and conditions affecting the referential values of the terms appearing in the corresponding slots. The interconnection between those factors generates a dynamic system yielding different configurations of the relation between form and meaning. Therefore the question of isomorphism between the broad range of values exhibited by this particular marker is addressed in terms of a flexible system operating across various domains.
3. Typologie des langues : élargissement et révisions
Sylvie Voisin : Expressions de trajectoire dans quelques langues atlantiques (groupe Nord) [Expressions of path in some Atlantic languages (North Group)] (p. 131)
Résumé : Certaines langues d’Afrique subsaharienne sont décrites avec des systèmes de directionnels. Si ce terme est pris dans le sens qu’il a depuis la typologie de Talmy, alors ces langues sont des langues à cadre satellite. En d’autres termes, ces langues ont des satellites qui viennent compléter par une information de trajectoire les verbes qui ne portent que des informations de déplacement ou de localisation. Dans cet article, nous reprenons les différents systèmes de morphèmes qui permettent d’apporter une information de trajectoire. Nous nous focalisons ensuite sur quelques langues atlantiques du groupe Nord pour tenter de trouver une réponse à ce paradoxe. Les morphèmes de ces langues renvoient-ils au système de directionnels ou sont-ils à relier à d'autres systèmes liés à l’expression de la trajectoire ?
Abstract : Some languages of Africa are said to have directional systems. If this term is understood in the sense that it has been since Talmy’s typology, then these languages are satellite-framed languages. In other words, these languages have morphemes that add information on path to the meaning of verbs, as these verbs only convey information on motion or location. In this article, we have a look at different systems which allow speakers to express information on path. Then we focus on some Atlantic languages (North group) to find an answer to this paradox. In these languages, are such morphemes linked to the system of directionals, or are they connected to other systems related to the expression of path?
Mauro Tosco : Le relief dans la tête : un système à repérage absolu de l’Ethiopie méridionale [Gawwada, a language with an absolute frame of reference in South Ethiopia] (p. 153)
Résumé : Le gawwada (langue couchitique de l’Ethiopie du sud-ouest ; code ISO: gwd) utilise pour l’expression des positions dans l’espace un système à repérage absolu (dans le cadre théorique proposé par Levinson 2003) lié au relief du territoire. Le système de repérage du gawwada opère sur l’opposition entre «amont» et «aval», avec un troisième élément qui coupe le plan orthogonalement. L’amont correspond à la direction générale du Nord-est et l’aval à la direction du Sud-ouest. Ces éléments sont réalisés dans deux triplets de noms : un triplet de noms féminins (les Cardinaux) et un triplet de noms masculins (Locatifs). Les Cardinaux indiquent un point dans l’espace et une trajectoire ; en revanche, les Locatifs sont plutôt utilisés pour indiquer une partie de l’espace. La centralité dans la langue de ce système est montrée aussi par la présence de la même opposition dans un triplet de verbes de mouvement. L’article porte sur la sémantique de ces éléments et sur leur complexité grammaticale, qui donne à chaque élément un riche éventail de variation morphologique, liée en particulier à la présence des marqueurs -a (centrifuge) et -u (centripète). Dans les conclusions, l’article aborde la question du possible caractère aréal du système gawwada et des implications cognitives, encore largement inconnues, des systèmes absolus (par exemple, dans la création des «univers imaginaires» d’un récit).
Abstract : Gawwada (a Cushitic language of Southwest Ethiopia; ISO 639 code: gwd) expresses positions and directions in space through the use of an absolute landmark system (as defined in Levinson 2003). The Gawwada frame of reference operates on the basis of the opposiion between «uphill» and «downhill», plus a third orthogonal element. In Gawwada, «uphill» corresponds to the general direction of the North-East, and «downhill» to the South-West. These values are expressed by two groups of three nouns each: the Cardinals, which are Feminine nouns and which express a point in space and a trajectory; and the Locatives, which are Masculine nouns and rather imply a portion of space. The existence of a further group of three spatial verbs based upon the same opposition shows the richness and pervasiveness of the absolute frame of reference in Gawwada. The article discusses the semantics of the spatial elements and their morphological complexity, which is further increased by the presence of the two elements -a (Centrifugal) and -u (Centripetal). In its conclusions, the article addresses the possible areal character of this system and a few, still largely unsolved, cognitive issues (such as the expression of fictional, “imaginary universes”).
Suzie Bearune : Locatifs, directionnels et cadres de référence en nengone (Maré, Nouvelle-Calédonie) [Locatives, directionals and frames of reference in Nengone (Mare Island, New Caledonia)] (p. 167)
Résumé : Les locatifs déictiques et les directionnels sont employés constamment dans la localisation spatiale du nengone (langue océanienne de Nouvelle-Calédonie). Or, le choix des locatifs déictiques et des directionnels dépend du cadre de référence, restreint ou large. Les repères de ces deux cadres sont essentiellement environnementaux, mais dans un cadre restreint, le système est également relatif alors que dans un cadre large le système est absolu.
Abstract : Deictic locatives and directionals are constantly used to express location in Nengone, an Oceanian language spoken in New Caledonia. But the choice of a given locative or a directional depends on the frame of reference, restricted or wide. The landmarks are essentially linked to the environment in both frames, but in a restricted frame, the system is also relative, while it is absolute in a wide frame.
Christine Lamarre : Le déplacement en chinois au cœur des débats typologiques [Chinese motion events: Controversies and beyond] (p. 175)
Résumé : L’expression linguistique du déplacement en chinois est depuis une dizaine d’années l’objet d’un débat intense, alimenté par de nombreuses publications qui prennent en compte un corpus de données toujours plus riche. Nous faisons d’abord ici le point sur les arguments avancés pour caractériser le statut controversé du chinois dans la typologie proposée par Talmy concernant les modes de lexicalisation (1985). Nous montrons que la proposition de Slobin (2004) d’une catégorie intermédiaire entre langues à cadre verbal et satellitique reflète un choix implicite aboutissant à privilégier des données reflétant un niveau de langue soutenu et des énoncés descriptifs dans des narrations. Nous éclairons ces débats par des faits de langue provenant de variétés non standard du chinois et d’observation ciblées de corpus de chinois standard. Nous rappelons enfin la nécessité de remettre en perspective, quand nous analysons le chinois, l’encodage du déplacement avec celui du changement d’état et de l’aboutissement en général, et soulignons sa corrélation avec les constructions résultatives, l’aspect et la causativité, déjà remarquée déjà par Talmy (2000) à propos d’autres langues.
Abstract : Linguistic encoding of Chinese motion events is a hotly debated issue, with a continuous flow of publications and new data brought to light every year. We give here an overview of the evidence provided in favor or against the various opinions put forward on the status of Chinese in Talmy’s typology for lexicalization patterns (1985). We show that discussions on “prevalent patterns” and on the “equipollently-framed languages” (Slobin 2004) are often biased by an implicit selection of descriptive sentences taken from narratives, which reflect a rather formal style. We shed light on this issue with data taken from non-standard varieties of Chinese, and from selected corpora reflecting Standard Chinese. We also point out that a proper characterization of the linguistic encoding of motion events must pay attention to its connection with the encoding of change of state and endpoint in the language, as well as its correlation with other linguistic phenomena such as resultative constructions, aspect and causativity. This had already been noticed and discussed in Talmy (2000) for other languages.
Caroline Rossi : L’expression de la manière de mouvement et son acquisition en français et en anglais [Manner of motion in English and French child language] (p. 199)
Résumé : De nombreuses études ont montré une expression plus fréquente et plus diverse de la manière de mouvement chez les locuteurs anglophones, au regard des francophones (par ex. Berman et Slobin 1994:118; Slobin 1996). La typologie de Talmy (1985, 1990) permet de décrire et de rendre compte de ces différences. L’anglais, que Talmy décrit comme une langue à satellites, possède un grand nombre de verbes exprimant la manière de mouvement susceptibles d’être utilisés avec des satellites qui expriment la trajectoire (en fonction de la direction, de la source ou du but, par exemple). On ne trouve en français que peu de constructions semblables, ce qui dans la typologie de Talmy s’explique par sa structure de langue «à cadre verbal» : la plupart des verbes de mouvement expriment la trajectoire et non la manière. Ces différences ont également été observées dans les récits d’enfants (Berman & Slobin 1994, Özçaliskan & Slobin 2000), ainsi que dans leurs descriptions spontanées du mouvement (Hickmann & Hendricks 2006) : l’impact des différences typologiques décrites par Talmy est donc attesté dès les premières étapes de l’acquisition du langage (Choi & Bowerman 1991). Cependant, dans l’ensemble, les études sur la question se sont intéressées en priorité au verbe et au domaine verbal. Les autres moyens linguistiques dont disposent les locuteurs pour exprimer la manière de mouvement, comme par exemple les onomatopées, ont été très peu remarqués (Slobin, 2004:250). Nous examinons ici ces formes, pour montrer que leur rôle dans les interactions spontanées avec le jeune enfant est assez remarquable.
Abstract : Manner of motion has been shown to be more often and more diversely expressed in English than in French (e.g. Berman & Slobin 1994:118; Slobin 1996). This is because of structural differences that Talmy’s semantic typology (1985, 2000) captures and explains: English being a satellite-framed language, it has a wide range of manner verbs that can be used together with path satellites to express manner together with direction, source or goal of motion. Such constructions are relatively rare in French, a verb-framed language, i.e. a language where verbs most often express path of motion, not manner. A number of language acquisition studies pointed to more frequent and diverse expressions of manner in English-speaking children’s narratives (Berman & Slobin 1994; Özçaliskan & Slobin 2000) as well as in spontaneous depictions of motion (Hickmann & Hendricks 2006), thus confirming the impact of typological differences from early acquisition onwards (Choi & Bowerman 1991). Previous studies, however, were mostly concerned with verbs, and the use of other linguistic means such as onomatopoeias has barely been noticed (Slobin 2004: 250). In this paper we examine those forms and show that the part they play in interactions with young children is far from negligible.
Annie Risler : Expression du déplacement dans les langues signées : comment parler d’espace dans une langue spatiale ? [Motion events encoding in French Sign Language: Expression of spatial events in a language based on spatial relations] (p. 217)
Résumé : Les LS en général et la LSF en particulier, ont comme caractéristiques communes de s’appuyer sur le pouvoir de figurabilité offert par la gestualité et de faire un usage linguistique de l’espace. Le verbe de déplacement est souvent associé à un geste de la main qui reproduit de façon anamorphosée le déplacement par la translation d’une forme manuelle qui reprend les caractéristiques formelles du déplacé et se dirige ou vient d’un emplacement associé à la source ou au but. Mais pour autant, ce qui est donné à voir dans l’expression d’un déplacement relève d’une organisation linguistique et non figurative. C’est ce que s’attache à montrer cet article en partant d’exemples issus de différents corpus de LSF. L’utilisation syntaxique de l’espace sera étudiée à partir de la structure interne des verbes de déplacement, les séquences de verbes et l’ancrage énonciatif apporté par les prises de rôle.
Abstract : Sign languages in general, and French Sign Language in particular, have the ability to make use of the depictive possibilities offered by corporal movement, and to use space to express syntactic relations. Verbs of motion are often associated with a hand gesture that reproduces the motion anamorphically, through the way the hand moves in accordance with the formal characteristics of the action being described. Nevertheless, what is seen in such expressions of motion comes from a linguistic organization, and not a figurative one. This is what the present article attempts to demonstrate, using various examples taken from various corpora of French Sign Language. The syntactical use of space will be studied by looking at three things: the internal structure of verbs of motion, the sequences of verbs, and the enunciative foundation provided by the shifts in role playing.