n° 42 : Sémantique des relations spatiales

Présentation générale

par Catherine Chauvin
Université de Lorraine (Nancy) ; IDEA-EA2338
Courriel : catherine.chauvin@univ-lorraine.fr

 

Le travail sur la sémantique des relations spatiales a été extrêmement fourni dans les dernières décennies : sans être, bien entendu, entièrement nouveau, le domaine a donné lieu à un véritable fourmillement de travaux. Ces analyses sont omniprésentes ; elles ont aussi servi de base à la construction et à l’essor d’écoles. On pensera notamment à la (ou aux) linguistique(s) cognitive(s) ; même si, de fait, des études ont été menées dans des approches différentes, comme les écoles énonciativistes par exemple (cf. Cadiot 1997 ou Franckel et Paillard 2007 sur les prépositions du français), ou, dans une moindre mesure, les grammaires de construction («caused motion», Goldberg 1995, 2006). On pourra citer l’ouvrage fondamental de C. Vandeloise sur l’expression de l’espace en français (Vandeloise 1986, version anglaise 1991), l’influence des travaux de L. Talmy et D. Slobin (entre autres, Talmy 1983, 1985, 2000a et b ; Slobin 1996, 2004, 2005…), l’ouvrage d’A. Herkovits sur les prépositions de l’anglais (Herkovits 1986), les travaux typologiques du Max Planck Institute (Levinson 2003, Levinson & Wilkins 2006), et il n’aura été ici question que d’une petite partie des travaux existants. Nous renvoyons, entre autres, aux références présentes dans chacun des articles pour compléter cet aperçu, car la bibliographie est très large[1].

 

L’abondance et la qualité de ces travaux ont permis de disposer d’une bien meilleure connaissance de ces questions, dont de multiples facettes ont été explorées (prépositions, particules, verbes ; encodage du mouvement, notamment de la trajectoire, de la manière), et ce dans de nombreuses langues. On notera également la façon dont ces études ont contribué à renouveler la problématisation de questions fondamentales sur le langage, comme celles des rapports entre langue et «référence», langue et «culture», langue et «cognition»[2]. On peut considérer que l’opposition entre les «langues à cadrage verbal» et les «langues à cadrage satellitaire» est à ce jour entrée dans la terminologie élémentaire des études linguistiques[3].

Des acquis aux questionnements

Face à l’accumulation d’études existantes, l’heure peut être aux bilans sur les acquis, et à l’ouverture vers diverses interrogations.

Les études présentées dans ce volume ont en commun de se placer dans une position de questionnement sur les outils utilisés, de proposer des approches de faits linguistiques et de langues moins étudiés dans le cadre de la sémantique des relations spatiales, ou encore de renouveler l’analyse de certaines données, notions, ou faits pour des langues plus connues.

Certains questionnements ont, en effet, été à l’origine de ce numéro.

D’une part, on note un manque (partiel) de dialogue entre les écoles et les approches, qui conduit à une accumulation d’études qui se juxtaposent plus qu’elles ne se complètent. Dans le domaine des prépositions, par exemple, les analyses qui se situent dans un cadre énonciativiste et celles qui ont été menées dans un cadre cognitiviste (par ex., Tyler et Evans 2003) co-existent sans qu’il soit toujours possible de mettre en avant la discussion des présupposés théoriques.

D’autre part, on peut évoquer la réflexion sur les notions et outils descriptifs utilisés. A ce stade, l’accumulation des données et des études conduirait à s’orienter vers une approche déconstructive tout autant qu’accumulative. Le danger existe que certaines notions et exemples-types deviennent des passages obligés, comme ce peut être le cas, par exemple, de l’opposition entre «langues à cadrage verbal» et «langues à cadrage satellitaire». Le caractère central que ces notions et exemples sont parfois amenés à revêtir peut aussi bien éclairer qu’obscurcir le débat. Il existe des discussions théoriques à propos de ces notions, y compris dans le cadre de la linguistique cognitive, où l’opposition est employée de manière bien moins stéréotypée que ce qu’une présentation binaire pourrait laisser entendre. Il a notamment été proposé qu’il existe d’autres catégories et d’autres formes de typologie. Se pose également la question des conditions d’emploi, des variations internes à une langue : quelles sont-elles ? Quels outils plus spécifiques à certaines langues peuvent, le cas échéant, venir enrichir la typologie ? Le travail de bilan et de déconstruction/reconstruction peut s’avérer être un relais crucial du travail d’illustration et d’accumulation de données.

Il est également possible de revenir sur la question de la diversité des faits linguistiques et des langues étudiés.

Pour ce qui concerne la diversité des faits linguistiques abordés, si les prépositions/adpositions et les verbes de mouvement ont fait l’objet de nombreuses études et sont devenus des catégories «traditionnelles» dans le domaine, les noms exprimant des relations spatiales et certaines autres catégories linguistiques souffrent d’un relatif manque d’attention. Le présent volume sur la sémantique des relations spatiales ne permet pas d’explorer toutes les marques possibles[4], mais certaines marques plus spécifiques à certaines langues (directionnels, cardinaux, «mouvement associé»), y sont néanmoins évoqués. La pertinence de l’intégration de certaines formes linguistiques souvent absentes de la liste des marques de «spatialité», telles les onomatopées, y est aussi analysée.

Par ailleurs, on évoquera la question de la diversité des langues. Celle-ci est avérée dans la multiplicité des approches et des domaines de compétence des spécialistes de la question. On peut, par exemple, citer le coréen, étudié en relation avec la notion de «tightness-of-fit»[5] (cf. Choi et Bowermann 1991), le yêli dnye, le guugu yimithirr ou les langues mayas étudiés par S. Levinson, l’atsugewi cité par Talmy, l’arrernte cité par Wilkins, etc. : la diversité est réelle. Si ces langues ne sont pas forcément citées de manière récurrente dans d’autres domaines, elles le sont fréquemment dans le cadre de la sémantique des relations spatiales en raison d’études fondatrices amplement relayées. On peut cependant noter qu’il subsiste, ici comme ailleurs, une sur-représentation de certaines langues. Ceci est inévitable en raison de la place centrale de certaines langues dans le monde (l’anglais, bien entendu, aussi bien pour le nombre d’études que pour les exemples cités), et des limites imposées par les compétences spécifiques des chercheurs. Un certain nombre de langues n’a donc pas forcément été pris en compte dans les typologies existantes. L’étude de certaines d’entre elles a toutefois contribué à la mise en place de typologies plus fines, incluant la possibilité de l’existence de langues «équipollentes», c’est-à-dire de langues occupant une position intermédiaire entre le cadrage verbal et le cadrage satellitaire (Slobin 2004 ; Chen et Guo 2009, pour le chinois). Il est à noter par ailleurs que la surreprésentation des études sur une langue donnée n’est pas pour autant le gage d’un travail achevé sur celle-ci, et qu’il reste encore, y compris sur l’anglais, ou le français, de quoi s’interroger. Il est donc à la fois intéressant de revenir sur les classifications attribuées à certaines langues très étudiées, et important de viser à augmenter les sources analysées et la nature des données.

On terminera ce possible panorama de questions préalables en notant la présence de problématiques fréquemment débattues dans la littérature, mais dont la résolution reste encore incertaine. On citera, par exemple, le cas bien connu des liens existants entre l’expression linguistique de l’espace et celle du temps : ceux-ci ont été classiquement analysés en termes de «métaphore», mais leur analyse en ces termes est aussi notoirement sujette à débats. Les liens entre espace et temps sont-ils systématiques ? Sont-ils même toujours présents ? Si on les analyse en termes de «métaphore», que doit-on entendre par «métaphore» ? Quelles analyses constituent des alternatives ? On peut aussi interroger le caractère binaire de cette «opposition espace/temps», dans la mesure où les marqueurs ont souvent d’autres valeurs que strictement celles-ci ; il n’est même pas certain que l’on parvienne à isoler des valeurs spatiales, d’un côté, et des valeurs temporelles, de l’autre. Le débat reste largement ouvert, et doit continuer d’être mené.

Ce volume se situe donc dans le cadre de ces interrogations, et vise à constituer à la fois un travail de réexamen ou de bilan de certaines approches, à engendrer des pistes de dialogue, et, finalement, à contribuer à une approche problématisée de la sémantique des relations spatiales.

Les articles

Les articles du volume ont été regroupés en trois sections illustrant des aspects différents de ces questions, tout en se répondant par ailleurs.

1. Quels outils théoriques ?

Les trois premiers articles, regroupés dans la rubrique : «Quels outils théoriques ?», ont en commun le fait d’accorder une place prépondérante à la confrontation des théories, et à la discussion de notions centrales et/ou d’outils descriptifs et analytiques. Ils ont donc une dimension épistémologique plus nettement marquée ; ils reviennent sur des approches diverses en en exposant les enjeux et en discutant de la manière dont elles éclairent l’analyse des faits, ainsi que les problématiques d’ensemble.

Michel Aurnague et Laure Vieu, tout d’abord, reviennent sur les analyses qui ont pu être proposées pour les prépositions du français et de l’anglais, en mettant en avant l’intérêt de l’approche «relationnelle» des prépositions qu’ils défendent. Ils relèvent l’insuffisance des approches uniquement géométriques des prépositions, et montrent comment les critères «fonctionnels» (Vandeloise, Herkovits) peuvent être intégrés dans l’analyse sémantique des prépositions. Appliquant ensuite plus spécifiquement leur analyse aux prépositions locatives du français, ils montrent comment leur approche peut contribuer à lever certaines difficultés rencontrées par ailleurs.

Lionel Dufaye propose, quant à lui, une comparaison de deux approches du même marqueur de l’anglais, over : une approche liée à la linguistique cognitive, qui est l’approche de Tyler et Evans (2003), et une étude effectuée dans le cadre de la Théorie des Opérations Enonciatives d’Antoine Culioli (T.O.E., ou TOPE, Théorie des Opérations Prédicatives et Enonciatives), celle d’Eric Gilbert. Se situant lui-même dans le cadre énonciativiste, Lionel Dufaye propose une synthèse problématisée des deux approches, en mettant en avant les choix théoriques qu’elles supposent, et offre des pistes d’analyse supplémentaire afin de rendre compte au mieux des valeurs contextuelles prises par ce marqueur.

Pascale Massé-Arkan s’appuie de son côté sur les démonstratifs de l’ancien français cil et cist, et revient, à leur sujet, sur les analyses en termes de distance. L’opposition entre les deux formes a largement été analysée en termes d’une opposition «proximal/ distal», c’est-à-dire, en termes de plus ou moins grand éloignement, réel ou métaphorique, par rapport au locuteur. Or on peut s’interroger sur le statut du spatial dans le cadre de l’étude de marqueurs aussi énonciativement chargés que les déictiques. Elle discute de l’application de cette notion de distance (proximal/distal) au système des déictiques de l’ancien français, en proposant un panorama de diverses approches existantes, et en envisageant d’autres possibilités de théorisation. Elle revient, notamment, sur la centralité de la notion d’Origo de K. Bülher, et des niveaux énonciatifs.

2. Espace et temps, au-delà de la métaphore

Les deux articles suivants interrogent le rapport entre espace et temps dont nous avons rappelé la forte présence dans les débats sur la sémantique des marqueurs spatiaux. Même si elles s’inscrivent dans des cadres théoriques différents, ces contributions se situent toutes les deux dans des modes d’approche pouvant constituer des alternatives à la métaphore.

Anne Le Draoulec traite des adverbes du français, et plus particulièrement, d’ici. Elle note que les adverbes ne sont pas les meilleurs marqueurs pour montrer que les emplois spatiaux donnent vie à des emplois temporels, car bon nombre d’adverbes de lieu n’ont pas d’emplois temporels, ou n’en ont pas en dehors des phénomènes que l’on a pu répertorier par ailleurs comme étant de la «fictive motion» (cf. Talmy). Pour ici, elle montre que les valeurs spatiales et temporelles ne sont pas en distribution aléatoire, mais correspondent à des schémas d’emplois différents – toutes les constructions contenant ici n’étant pas susceptibles d’une interprétation ou spatiale ou temporelle. Certaines configurations sont de fait spécialisées dans l’une des lectures. La fluidité du lien entre temps et espace est donc remise en question ; du spatial ne découle pas forcément du temporel.

L’article de Maria Tzevelekou et Sophie Vassilaki part de présupposés théoriques différents, mais les auteures montrent, de nouveau, qu’une analyse en termes de métaphore ne constitue pas à leurs yeux un outil théorique performant. L’analyse se situe dans le cadre de la Théorie des Opérations Enonciatives d’Antoine Culioli. S’appuyant sur un marqueur du grec moderne, prin, ayant en français pour «traduction» ou équivalent avant, les auteures reviennent sur la question de la construction du sens en contexte, et sur ce qui permet de donner naissance à une interprétation. Elles indiquent qu’il est impossible de partir de deux catégories préalablement constituées qui seraient d’une part l’«espace» et d’autre part le «temps», et que, si l’on veut rendre compte des valeurs d’un marqueur de manière un tant soit peu détaillée, il faut entrer plus avant dans des analyses précises et se préparer à intégrer dans celles-ci des éléments qui potentiellement ne sont ni de l’espace, ni du temps. Elles évoquent ainsi l’interaction avec certains paramètres aspectuels (télicité/ atélicité du procès), la quantification (caractère dense/ discret/ compact du repère), la modalité (caractère assertif/ non-assertif de la proposition, pour les emplois conjonctifs), ainsi que l’ordre des mots.

3. Typologie des langues : élargissement et révisions

La dernière série de contributions s’articule globalement aux questions de typologie(s) des langues, et montre comment celles-ci peuvent être nourries, ou en partie redessinées, en prenant en compte la diversité des langues et des faits linguistiques. Conformément à la tradition de la revue Faits de Langues, ces langues proviennent de zones géographiques variées[6] ; ce sont ou bien des langues rares et peu étudiées, que l’on vise à intégrer à la «carte générale» des faits linguistiques répertoriés, ou bien des langues plus largement connues, mais analysées selon une perspective permettant de nourrir la réflexion sur certains des aspects évoqués dans des typologies existantes. La dernière contribution, sur la LSF, croise des préoccupations en partie typologiques (statut des langues signées), et revient aussi sur des questions plus larges.

On notera, avant de présenter les articles eux-mêmes, que ces études s’articulent principalement sur deux sortes de typologies : d’abord, celles qui s’appuient sur l’opposition déjà mentionnée entre langues à cadrage verbal («Verb-framed», ou «V-framed languages» en anglais) et langue à cadrage satellitaire («Satellite-framed», ou «S-Framed languages»)[7], et en second lieu, celles qui se définissent en termes de «cadres de référence» («frames of reference», Stephen Levinson). On rappellera ici très rapidement que l’opposition entre «verb-framed» et «satellite-framed languages» est due, au départ, aux travaux de Leonard Talmy, et qu’elle a été amplement relayée par la suite. Il s’agit avant tout de l’expression du mouvement et du déplacement (mouvement dans lequel le point de départ et le point d’arrivée ne sont pas concomitants), même si l’extension à d’autres types d’événements, comme la localisation statique, a été évoquée. Les langues «à cadrage verbal», dont le français est considéré faire partie, ainsi que les langues romanes de manière plus générale (mais aussi, par exemple, l’hébreu, ou l’arabe), sont des langues qui expriment la trajectoire dans le verbe de l’énoncé (cf. Il est sorti de la maison/ il est sorti). Les langues «à cadrage satellitaire» expriment la trajectoire dans un élément externe au verbe, un élément «satellitaire», qui, en anglais notamment, est généralement une particule ou une préposition (comme dans : He went out of the house/ He went out). Le verbe se retrouve alors, plus fréquemment que dans les langues à cadrage verbal, à exprimer la manière (ex. He ran out of the house vs. Il sortit de la maison (en courant)), l’anglais et les langues à cadrage satellitaire étant donc supposés exprimer la manière de façon plus fréquente (être davantage «manner-sensitive») que les langues romanes. Ces typologies souffrent des exceptions –ainsi, la présence de verbes comme exit, enter, en anglais, qui sont notoirement construits sur le modèle «à cadrage verbal» –, et le degré de représentativité par rapport à la langue en général, ou plutôt à certains emplois, peut être discuté.

Une autre typologie sur laquelle s’appuient les auteurs est celle des cadres de référence («frames of reference») de Stephen Levinson. On rappellera que S. Levinson (par exemple, Levinson 2003) a proposé une typologie comportant trois grands modes de construction pour les cadres de référence linguistiques : relatif (le point de référence par défaut est Ego), intrinsèque (le point de référence par défaut est un objet, un élément servant de repère à un autre), et absolu (le point de référence est un schéma général fixe, comme les points cardinaux, et les éléments sont repérés en relation avec ce cadre général). Les langues européennes, pour résumer très rapidement, ont plutôt recours à des types de repérage relatif et/ou intrinsèque, d’autres langues, comme les langues maya par exemple, ayant recours à des systèmes absolus. Des modes de repérages mixtes sont envisageables.

Sylvie Voisin s’intéresse à l’encodage verbal de la trajectoire dans quelques langues d’Afrique subsaharienne du groupe Nord de la famille atlantique parlées au Sénégal. Elle note que les langues africaines sont assez peu présentes dans les travaux typologiques sur la trajectoire ; elles sont par exemple peu prises en compte dans les travaux traitant des systèmes de directionnels, alors même que ces systèmes directionnels sont présents dans les grammaires descriptives de ces langues. Elle présente trois grands types de faits ou marqueurs: le système des directionnels, la question du «mouvement associé», et les systèmes d’opposition entre mouvement centrifuge et centripète. Elle s’interroge également sur le paradoxe que constitue la présence de directionnels dans les langues qu’elle étudie ; elles sont en effet généralement classées comme des langues «à cadrage verbal», alors que la présence de ces directionnels conduirait à penser a priori qu’elles seraient plutôt des langues «à cadrage satellitaire». Elle s’appuie ensuite sur différentes langues : wolof, noon, pulaar, langues diolas (diola fogny, diola banjal), bijogo, sereer, pour montrer comment leurs marques propres illustrent des phénomènes linguistiques généraux. Elle revient sur la classification de ces langues comme langue à cadrage verbal/ satellitaire, voire mixte, et note l’importance des marques déictiques.

Mauro Tosco propose une analyse du gawwada, langue d’Ethiopie faisant partie du groupe «Dullay» du couchitique oriental, et montre que cette langue offre, selon la typologie de Levinson, un cadre de référence de type absolu. Il décrit donc les systèmes de repérage présents dans cette langue, en les replaçant dans des caractéristiques aréales, et montre comment se combinent divers types de marqueurs (cardinaux, directionnels…), certains s’appuyant sur une opposition entre mouvement centrifuge et centripète. Il souligne alors le fait que ce type de cadrage, absolu, est minoritaire dans les langues du monde ; y aurait-il des raisons à cela ? Il s’interroge alors sur ce que peut impliquer ce qu’il appelle, dans le titre de sa contribution, avoir continuellement «le relief dans la tête».

Suzie Bearune s’appuie sur le nengone, langue parlée sur l’île de Maré en Nouvelle-Calédonie. Dans une approche qui s’articule également avec les cadres de référence de S. Levinson, elle indique que dans cette langue, comme d’autres langues de la région, le système de référenciation se trouve scindé : il n’est pas le même selon que les locuteurs se situent dans un cadre restreint (maison, village) ou dans un cadre large (île, pays). Par ailleurs, les locatifs dits «déictiques» du nengone croisent des paramètres déictiques et environnementaux. L’opposition entre «cadre relatif» et «cadre absolu» se trouve donc interrogée, différents types de repérages pouvant se croiser. La question est posée également des liens entre environnement et langue, le choix d’un mode de repérage pouvant être lié à l’importance ou à la connaissance de la topologie d’un lieu.

Christine Lamarre s’intéresse au chinois, langue dont l’appartenance au classement typologique de L. Talmy a pu être discutée, puisqu’on a pu la classer comme langue «équipollente» selon la proposition introduite par Slobin (Slobin 2004 ; Chen et Guo 2009). L’auteure revient sur les faits et propose un tableau général des marqueurs du chinois : verbes de mouvement, directionnels, locatifs, prépositions. Elle revient ensuite sur la classification typologique du chinois et les discussions autour de celle-ci ; elle montre que l’appartenance à tel ou tel cadre est en effet discutable, et ce notamment si on intègre à la discussion des questions de genre(s), de registre(s) et de variétés. Elle inclut en effet dans son analyse des distinctions entre différents types de documents, et elle contraste des faits linguistiques recensés dans des parlers du Nord de la Chine et dans des parlers plus «standard». A ce titre, ce n’est plus forcément «la langue» qui devient globalement intégrable à tel ou tel type de cadrage, mais certaines formes d’emploi de celle-ci.

Caroline Rossi revient, pour sa part, sur le français et l’anglais, en interrogeant l’opposition verb-framed/satellite-framed dans l’acquisition du langage chez l’enfant. Elle s’appuie sur un corpus constitué d’interactions entre des enfants en cours d’acquisition de leur langue maternelle et des adultes, et montre que ses données offrent une vision plus contrastée de l’opposition que celle que l’on attendrait, c’est-à-dire celle qui vise à opposer le français en tant que langue à cadrage verbal et l’anglais en tant que langue à cadrage satellitaire. Elle revient notamment sur la question de l’encodage de la manière, en mettant en doute le caractère fondamental de la différence censée exister entre le français et l’anglais, et elle propose d’intégrer à la discussion des faits qui le sont peu : notamment, elle s’interroge sur le statut des onomatopées utilisées par les adultes s’adressant aux enfants (ou par les enfants), comme badaboum, et sur la possible pertinence de leur rattachement à la catégorie «manière».

Enfin, l’étude d’Annie Risler, qui clôt le volume, croise plusieurs des problématiques générales du numéro. D’une part, elle contribue aux discussions sur la typologie des langues, à laquelle elle se trouve associée, puisqu’elle revient sur la particularité des langues signées par rapport aux langues orales. L’auteure, qui s’appuie sur des données en Langue des Signes Française, revient sur les débats existant autour de certaines questions théoriques, comme celle du statut de l’iconicité dans les langues signées ; elle s’interroge, en effet, sur la façon dont ces langues qui s’inscrivent intrinsèquement dans l’espace expriment les relations spatiales. Par ailleurs, elle s’intéresse plus particulièrement à l’importance de la perspective ou du point de visée, ou de la «prise de rôle», c’est-à-dire du choix du point d’origine constituant le centre des repérages effectués en discours. On retrouve donc par ailleurs dans cette contribution une réflexion sur l’importance des niveaux énonciatifs.

Ouverture(s)

On peut, en guise d’ouverture du débat, revenir sur certaines problématiques mises en avant dans ce numéro.

D’une part, ce volume réaffirme l’intérêt, voire la nécessité, de continuer à travailler de manière réflexive sur les notions employées, qu’il s’agisse selon les cas et les corpus étudiés d’«iconicité», du rôle de la géométrie et/ou des critères fonctionnels ; des classifications en termes de «langue à cadrage verbal», «langue à cadrage satellitaire» ; de la définition de ce qui constitue(rait) un satellite en relation notamment avec des langues dont les marqueurs sont divers ; de la définition de la «manière (de mouvement)» ; du mode de prise en compte de la multiplicité des valeurs prises par les marqueurs dont seulement certains des emplois sont des emplois spatiaux ; du rôle que jouent les niveaux énonciatifs dans l’analyse des repérages spatiaux. Le travail demande à être poursuivi.

De la même manière, il semble important de continuer à compléter les données, et à interroger celles-ci. Ce volume y aura, on l’espère, contribué ; le travail n’est, bien entendu, pas achevé.

On pourra également noter l’importance prise par la deixis dans le volume, dont la présence se signale indépendamment chez plusieurs auteurs (Le Draoulec, Massé-Arkan, Voisin, Lamarre[8] ; on peut également y inclure, au moins pour partie, l’opposition entre marqueurs centrifuges/centripètes). Son intégration dans les débats récents n’a pas toujours été centrale, alors même que le travail sur la deixis constitue un domaine classique, et important, des études linguistiques. Cette question mériterait donc peut-être que l’on s’y attarde plus précisément, notamment dans son intégration aux typologies existantes (quel rôle joue-t-elle dans l’opposition entre cadrage verbal et cadrage satellitaire ? Intervient-elle à un autre niveau, ou peut-elle contribuer à modifier certaines classifications ?). La question des niveaux énonciatifs est également centrale dès lors que l’on analyse les repérages (Origo ; «prise de rôle»/ «transfert» du centre déictique). Ces questions étudiées dans d’autres domaines, par exemple en narratologie, ont également leur place dans l’analyse de la sémantique des relations spatiales.

On note aussi l’importance de la contextualisation des exemples ; et également, in fine, l’intégration possible de questions sociolinguistiques à l’analyse de la sémantique des relations spatiales. Pour le premier point, outre l’intérêt qu’il y a à intégrer maximalement des emplois contextualisés dans les études, on reviendra sur le fait que plusieurs études de ce volume abordent la problématique du genre : l’opposition langue parlée/ langue littéraire, le langage adressé à l’enfant, le récit, etc. peuvent tous constituer des genres ayant, éventuellement, leurs contraintes spécifiques[9]. Les classifications aboutissent alors à des propositions de typologies potentiellement plus nuancées que la caractérisation en termes de «langue(s)» : ce n’est pas forcément «le français», «l’anglais», ou «le chinois» qui fonctionne de telle ou telle manière, mais il s’agit d’un fonctionnement noté dans un type d’emploi, ou dans une variété de langue. On touche, ici comme ailleurs, à des difficultés qui surgissent quand il s’agit de conceptualiser de manière figée ce qu’est une langue. Dans le cadre de la sémantique des relations spatiales, certains faits suggèrent un besoin de travail plus ciblé pour tenir compte de différents types de contextes, d’utilisation(s), et donc finalement de variation(s).

On reviendra pour finir sur le fait qu’il a fallu régulièrement aborder des thématiques autres que spatiales pour traiter de la sémantique des relations spatiales, que ce soit à cause de la nécessaire intégration de critères fonctionnels pour la définition même de ce qu’est l’«espace linguistique», ou bien en raison du fait que traiter de l’espace, voire même de l’espace et du temps, comme un ou des module(s) séparés du reste de la langue peut conduire à une aporie. On peut donc continuer à travailler l’intégration des problématiques de l’espace aux autres problématiques, en voyant ce qui constitue leurs éventuelles spécificités et ce qui les relie à d’autres aspects de la langue, et en continuant d’explorer ce qui serait constitutif de la sémantique des relations spatiales en soi, et ce qui, potentiellement, pourrait être élargi. La question de l’intégration au système de résultatifs, par exemple, qui a été évoquée par Talmy, est également abordée dans ce numéro.

Nous terminerons par une remarque sur laquelle nous avons plus ou moins commencé : les travaux sur l’espace peuvent avoir des répercussions plus générales sur la réflexion linguistique, entre langue et «culture», langue et «référence», langue et «cognition». On espère que ce volume aura contribué à la connaissance du domaine, et suscitera d’autres interrogations permettant de nourrir le débat.

Bibliographie

Cadiot P., 1997, Les prépositions abstraites du français, Paris, Armand Colin.

Chauvin C. (en cours de soumission), Le français langue à cadrage verbal et l’anglais langue à cadrage satellitaire… ou non : interrogations à partir d’un court corpus de textes littéraires (ms, sept. 2012 & juin/juillet 2013).

Chen L. & Guo J., 2009, Motion events in Chinese novels : Evidence for an equipollently-framed language, Journal of Pragmatics 41, p. 1749-1766.

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Wilkins D. P., 2006, Towards an Arrernte Grammar of Space, in S. C. Levinson & D. P. Wilkins (eds), p. 24-62.

 

[1] On peut intégrer à cette bibliographie les numéros de Faits de Langues où il a été question de sémantique des marqueurs spatiaux, notamment le n°9 sur «La préposition, catégorie accessoire?» (1997), le n°34 sur «Espace/Temps Anglais – Points de vue» (2009), et le dossier sur l’expression de la trajectoire dans Les Cahiers n°3 (2011).

[2] Les guillemets sont employés car il s’agit de notions extrêmement larges, qui demanderaient à être précisées. On touche cependant à ces questions en traitant de la sémantique des relations spatiales : les liens «langue/monde», s’ils existent tels quels, ou bien les liens «langue/monde perçu (représenté, et vécu)», ce qui revient à prendre parti sur la nature descriptive et/ou (re)constructive du langage. Les travaux autour de l’équipe de S. Levinson ont ré-ouvert certains questionnements autour de l’hypothèse dite de «Sapir-Whorf», c’est-à-dire sur les relations qui existent entre la pensée et le langage, et sur la question de savoir dans quelle mesure le langage peut «conditionner» la pensée, ou du moins avoir une certaine influence sur elle. Par ailleurs, la réflexion de D. Slobin sur le «thinking-for-speaking» fait partie des travaux qui interrogent les liens langue/cognition. C’est dans ces différents sens que nous suggérons que les travaux concernant la sémantique des relations spatiales ont un impact sur la théorisation des liens entre langue et référence, culture, et cognition. Les retombées des travaux sur l’espace dépassent le seul domaine des relations spatiales, et touchent à la théorisation de la langue en général. On connaît en effet les multiples ramifications de ces études, par exemple vers le temps, l’aspect, la construction textuelle.

[3] Voir quelques rappels très rapides p. 11, ainsi que les articles eux-mêmes présents dans le volume pour plus de détails.

[4] On peut même se demander s’il s’agit bien toujours de «marques» linguistiques, puisque les gestes peuvent également contribuer à l’expression des relations spatiales. Certains auteurs évoquent ici la (co-)gestualité. Pour le cas spécifique des langues signées, on se reportera également à l’étude présentée dans le volume.

[5] L’étude suggère qu’en coréen, contrairement à l’anglais, la distribution des éléments linguistiques exprimant l’inclusion s’appuie sur la façon, lâche ou serrée, dont l’élément repéré est inséré dans le repère (on peut ainsi opposer la façon dont un doigt est dans une bague, et une bille dans le fond d’un bol). Cette observation a aussi parfois été discutée, comme dans (Kawachi 2007).

[6] Elles sont également le plus souvent, ou préférentiellement, de première main.

[7] La traduction française de ces termes n’est pas tout à fait stable ; on parle toutefois souvent de «langues à cadrage verbal», comme nous l’avons fait ici, pour les «V-framed languages», et de «langues à cadrage satellitaire», pour les «S-framed languages». Les auteurs du présent volume utilisent parfois ces traductions, et parfois de légères variantes, comme «langue à cadre verbal», ou «langue à cadrage satellite». Nous avons maintenu ces variations dans la mesure où elles ne nuisent pas à la compréhension.

[8] Voir aussi, éventuellement, Chauvin (en cours).

[9] On peut noter que la question n’est pas forcément nouvelle, puisque les études présentées, par exemple, dans Jarvella & Klein (1982), portaient sur des indications d’itinéraire, ce qui peut être considéré éventuellement comme un (sous-)genre d’emplois. Mais cette question des (sous-)genres n’était pas forcément mise en avant en tant que telle, et a peut-être été occultée dans des approches typologiques raisonnant en termes de «langues» plutôt que d’«emplois». Les deux types de critères gagneraient à être croisés.