Présentation générale
par Alexis Michaud
Laboratoire Langues et Civilisations à Tradition orale (Lacito, Umr 7107, Cnrs /
Sorbonne / Sorbonne Nouvelle) et Laboratoire de Phonétique et Phonologie
(Lpp, Umr 7018, Cnrs / Sorbonne Nouvelle)
et
Aliyah Morgenstern
Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines / laboratoire Interactions,
Corpus, Apprentissages, Représentations
(Icar, Umr 5191, Cnrs/Université de Lyon)
Quoi de plus simple que la réduplication ? /olɨ/ "il est content", /olɨolɨ/ "il est très content" (exemple émérillon rapporté par F. Rose[1]). Sous son apparence de simplicité, le phénomène soulève néanmoins nombre de questions, au croisement de la phonologie, de la morpho-syntaxe et de la sémantique. Selon les langues, voire à l'intérieur d'une même langue, la réduplication peut prendre différentes formes — redoublement partiel ou total du terme —, affecter une ou plusieurs catégories grammaticales — nom, verbe, qualifiant, quantifiant — et remplir différentes fonctions. Afin de dresser un inventaire des valeurs qu'elle peut prendre, et de rechercher si les différentes valeurs recensées peuvent être ramenées à certains dénominateurs communs, le présent volume réunit des travaux divers à plusieurs titres. Par leur objet d'étude, tout d'abord : langues des Amériques, d'Asie, d'Afrique ou d'Europe. Mais également par les approches et points de vue théoriques adoptés. Au fil de l'ouvrage se dessinent des réponses aux questions telles que celle du lien entre formes et valeurs : un certain gabarit phonologique (par exemple la réduplication à l'identique d'un mot entier) est-il préférentiellement associé à une certaine valeur sémantique qui se retrouverait dans des langues diverses ?
Cette question débouche sur d'autres interrogations générales : la présence d'emplois spécialisés de la réduplication dans une langue, par exemple une valeur d'itération, une ou plusieurs valeurs modales, aspectuelles et temporelles, s'accompagne-t-elle nécessairement d'un éventail de gabarits phonologiques distincts, chacun correspondant à l'un des emplois ? Dans quelle mesure le degré de complexité du signifié coïncide-t-il avec le degré de complexité du signifiant ? La partie du discours concernée (catégorie grammaticale : nom, verbe ou adjectif par exemple) a-t-elle une incidence sur les gabarits de la réduplication ? Quels rapports entretiendraient les valeurs d'intensification et d'itération ? Ces valeurs d'ordre quantitatif entretiennent-elles un lien avec les valeurs d'ordre qualitatif, lesquelles impliquent un travail sur le domaine notionnel ?
Le choix de réunir des études ayant pour thème la réduplication soulève en outre la question fondamentale de savoir si celle-ci constitue un sous-système isolable à l'intérieur du domaine de la syntaxe. Cette question est solidaire de celle des universaux de la réduplication : de l'hypothétique unité sous-jacente à la diversité des faits de réduplication.
La réponse qui nous paraît ressortir de la lecture des travaux réunis ici (ainsi que des abondants travaux antérieurs, entre autres Gouffé (1975) au sujet du haoussa [hausa], Bader (1968) et Mawet (1993) au sujet de langues indo-européennes) serait que la réduplication ne constitue pas un sous-système isolable à l'intérieur de la syntaxe d'une langue. Le phénomène de réduplication, semblable en cela à la plupart voire à l'intégralité des faits linguistiques, demande à être décrit à l'intérieur du système de la langue (exigence de méthode rappelée par Pulleyblank, sous presse).
Ce constat amène à aborder avec une curiosité intacte les études de cas inédites qui composent le présent volume. Ces études partagent un même souci d'exposer clairement les faits de langues dans leur complexité, et de les mettre doublement en perspective : à l'intérieur du système de la langue concernée, et d'un point de vue typologique. Elles portent majoritairement sur des processus de réduplication productifs en synchronie, plutôt que sur des cas lexicalisés, afin de permettre la recherche de similarités dans les processus de formation et d'évolution des formes rédupliquées. Parmi les fonctions linguistiques de la réduplication, les contributions au présent volume décrivent, au plan quantitatif, diverses valeurs qui gravitent autour de la pluralité et de la répétition, et au plan qualitatif, des jeux sur la notion, en décalage — en plus ou en moins — par rapport à ce qu'exprimerait la forme non rédupliquée.
Au plan terminologique, les termes de "réduplication" et "redoublement" sont employés dans des sens différents voire opposés d'un auteur à l'autre. Ainsi, Skoda (1982) préfère le terme redoublement pour le phénomène qui nous intéresse ici, et emploie réduplication pour désigner "la répétition d'un mot entier qui est ainsi livré deux fois ou même plus (…), avec le même sens" (p. 30). Nous préférons, suivant en cela l'usage contemporain, désigner ce dernier phénomène par le simple terme de répétition. Il ne nous paraît pas indiqué de proposer une définition unique de la réduplication, qui ne rendrait pas justice aux usages de chacun des contributeurs au présent volume.
Les articles de ce numéro ont été répartis en quatre ensembles thématiques, qui représentent autant de points d'entrée dans le volume; il va de soi que l'intitulé de ces quatre sections ne saurait résumer la portée des articles qui y figurent.
La première section regroupe quatre articles dans lesquels les formes de la réduplication tiennent une place importante. G. Jacques explique comment les schémas de réduplication partielle de la langue japhug (famille sino-tibétaine) apportent des informations fondamentales au sujet de la structure de la syllabe dans cette langue. Cette contribution montre que les formes rédupliquées peuvent être si bien intégrées au système phonologique de la langue qu'elles en constituent d'excellents révélateurs. A. Michaud et J. Vaissière recourent à des outils de phonétique expérimentale pour étayer l'hypothèse d'un passage d'une réduplication à l'identique vers des gabarits de réduplication plus complexes dans la langue na (naxi; famille sino-tibétaine). La contribution d'E. Zeitoun, qui consiste en un tableau de la réduplication en rukai mantauran (famille austroasiatique), aurait également pu être rattachée à la section "Diversité des valeurs de la réduplication", au vu de la variété des faits sémantiques qui y sont rapportées; son rattachement à la section "Formes de la réduplication" se justifie par la richesse formelle des phénomènes qui y sont décrits. Aux frontières du domaine de la réduplication, F. Floricic et F. Mignon soulèvent la question de l'analyse des formes non non du français et no no de l'italien comme réitérations ou comme réduplications. Leur contribution met en évidence les contraintes syntaxiques et sémantiques qui pèsent sur l'emploi de non non en français et de no no en italien.
La deuxième section regroupe des études qui nous paraissent ouvrir des pistes de réflexion générales au sujet de la diversité des valeurs et emplois de la réduplication. Cette section comporte une étude de la réduplication nominale et verbale en mandarin, laquelle met en lumière les différences sémantiques entre les valeurs de la réduplication selon la catégorie grammaticale concernée (pluriel pour le nominal, point de vue pour le verbal), tout en mettant l'accent sur les règles syntaxiques qui régissent ce phénomène (M.-C. Paris). La mise en regard de la réduplication en birman et en tibétain proposée par A. Vittrant et F. Robin révèle, outre des valeurs de pluralité (des entités et des procès), le rôle de la réduplication dans la quantification, ainsi que dans le marquage de modalités. L'article de F. Bonnal et A. Risler porte sur la place riche d'enseignements de la réduplication dans le langage spatial qu'est la langue des signes. La réflexion de ces dernières, qui se place dans une perspective synchronique aussi bien que diachronique, montre que la Langue des Signes Française présente plusieurs emplois codifiés de la répétition d'un signe. Certains parallèles frappants ressortent avec les langues parlées. Par exemple, en lsf comme dans une langue océanienne, le mwotlap (François, 2004), la réduplication sert à distinguer le nom du verbe. "Chaise" se signe par la répétition du signe référant à l'activité de s'asseoir. Il est intéressant de noter qu'en discours, ce simple signe (non répété) peut être employé pour "chaise", si l'énonciateur le juge suffisant en contexte. Le phénomène fournit peut-être une piste pour mieux comprendre la dynamique synchronique et diachronique des formes rédupliquées. La contribution d'A. Morgenstern et A. Michaud apporte une réflexion sur l'arrière-plan iconique de la réduplication : l'hypothèse avancée est que celle-ci posséderait une dimension iconique, qui ressort clairement dans les réduplications peu spécialisées, et serait au contraire neutralisée dans les emplois les plus spécialisés de la réduplication.
La troisième section regroupe quatre articles qui, bien qu'ils portent sur des langues de quatre continents, nous paraissent se rejoindre dans l'exploration de jeux sur le quantitatif ou sur le qualitatif. F. Rose décrit, pour l'émérillon (famille tupi-guarani), les deux types de répétition qu'expriment les deux gabarits de réduplication des prédicats : réduplication monosyllabique d'une part, disyllabique de l'autre. S. Bendjaballah et C. Reintges mettent en lumière la place de la réduplication dans le système aspecto-modal de l'égyptien ancien (famille afro-asiatique). En égyptien ancien, la réduplication est fortement intégrée au marquage du temps, de l'aspect et de la modalité : le site gabaritique occupé par la réduplication est celui de certaines catégories de temps-aspect-mode; cet espace ne peut héberger simultanément un rédupliquant et un autre morphème, ce qui a pour conséquence une incompatibilité entre le passif par réduplication et le marquage de l'inaccompli. Cette contribution aurait également eu sa place dans la section "Formes de la réduplication", dans la mesure où, au plan phonologique, elle illustre les mécanismes de réduplication dans une langue possédant des racines consonantiques comparables à celles des langues sémitiques. M.‑O. Junker étudie l'expression de la quantification et de la distributivité par la réduplication dans une langue amérindienne parlée au Québec, le cri de l'est. A. Montaut souligne, à partir de données de hindi/ourdou (langue indo-aryenne), la façon dont les effets de sens véhiculés par la réduplication se construisent en discours, s'orientant vers telle ou telle valeur en fonction de leur contexte.
Enfin, la quatrième section, "Nouveaux outils pour l'étude de la réduplication", accueille une présentation de la base de données Réduplication en cours de constitution à l'Université de Graz. Les auteurs, B. Hurch et V. Mattes, sont les organisateurs (avec M. Kajitani) de la conférence "Reduplication: Diachrony & Productivity" (Graz, 2007), qui fait suite à une première conférence qui s'est tenue en 2002 : "Graz Reduplication Conference" (voir Hurch, 2005). L'objectif de cette base de données est de contribuer aux progrès de la typologie en facilitant l'accès aux données publiées qui s'accumulent peu à peu au sujet de la réduplication dans les langues les plus diverses.
Aux articles réunis dans ce volume, le Comité de rédaction de Faits de Langues a jugé bon d’adjoindre le résumé de douze articles parus dans la revue entre 1993et 2004, qui abordent le thème de la réduplication. Ces travaux sont en réalité le point de départ de l'entreprise qui a abouti au présent volume : le Comité de rédaction de Faits de Langues a en effet souhaité approfondir les nombreuses problématiques qui s'y croisent. Il a paru éclairant de faire figurer en fin de volume un panorama de ces articles déjà parus (résumé ou extraits pertinents, selon les cas), afin d'élargir et de remettre en perspective les pistes de réflexion apportées par les articles du présent numéro.
[1] Les noms d'auteurs cités sans indication de date renvoient aux contributions au présent volume.
* Que soient ici remerciés les auteurs pour le soin apporté à la préparation de leurs contributions, et pour leur patience pendant l'élaboration du volume; les Directeurs de rédaction, L. Danon-Boileau, M.‑A. Morel et R. Mir-Samii; le Directeur-adjoint de rédaction, C. Chauvin; G. Ferré (Secrétaire de rédaction); les membres du Comité de rédaction, en particulier S. Platiel et I. Tamba; et les évaluateurs des articles pour leurs précieux commentaires, qui dans la plupart des cas ont amené à des modifications en profondeur.