présentation générale
par Anaïd Donabédian-Démopoulos*
Les langues de diaspora : une catégorie (socio)-linguistique?
L'orientation de ce numéro pourrait sembler à première vue plus sociolinguistique que ne le veut la tradition de Faits de Langues. C'est pourtant une problématique proprement linguistique qui nous intéresse ici, et nous nous attacherons à rendre compte des comportements linguistiques particuliers qu'induit une situation sociolinguistique se distinguant du standard plus ou moins explicitement reconnu qu'est le monolinguisme vernaculaire remplissant l'ensemble des fonctions sociales. Ainsi, la question qui nous occupe est la suivante : compte tenu de la situation socio-anthropologique particulière que représentent les diasporas, et notamment du mode identitaire qui est propre à ces groupes, peut-on mettre en évidence des régularités dans l'effet du contact de langues qui permettent de supposer qu'ils soient conditionnés par la situation ? Nous avons donc voulu vérifier si le fonctionnement des langues de diaspora présentait des traits d'une part suffisamment cohérents pour être généralisables, et d'autre part suffisamment spécifiques par rapport aux autres situations de contact linguistique, pour conférer une pertinence linguistique à la notion de langue de diaspora. Pour cela, nous avons donc confronté les données de langues de diaspora et de langues relevant d'autres situations sociolinguistiques. Ce volume se situe donc bien à l'intersection entre sociolinguistique et linguistique, dans la mesure où les conditions d'existence objectives et subjectives d'une langue conditionnent le processus d'évolution de ses structures.[1]
Les diasporas
C'est dans les années 1970, à l'époque que l'on désigne comme l'ère du "renouveau ethnique" aux Etats-Unis puis en Europe, que la notion de diaspora commence à être élaborée dans son acception actuelle: initialement appliquée essentiellement à la diaspora juive, elle voit son usage s'élargir, et s'appliquer à des situations plus diversifiées (cf. Bruneau 1995:6)[2]. Or, la définition du terme, dès lors qu'on ne se limite pas à la diaspora juive (même si cette dernière fait office de paradigme), soulève de nombreuses questions concernant les limites de son application. Les réponses nous viennent essentiellement des géographes cherchant à saisir ce phénomène de géographie humaine qui ne se laisse pas réduire à un territoire. Si les définitions proposées (nous nous limiterons ici à Lacoste 1989, Chaliand-Rageau 1991, Bruneau 1995) diffèrent au point de faire varier sensiblement la liste des situations concernées, citons trois ordres de critères, évoqués de manière récurrente lorsqu'il s'agit de distinguer une diaspora de la migration dont elle résulte :
1 "des facteurs de déracinement particulièrement puissants" (Lacoste), "un désastre (…) provoquant la dispersion collective et forcée d'un groupe religieux ou ethnique" (Chaliand-Rageau).
2 le fait que la majorité d'un peuple se trouve hors des frontières d'un Etat-nation (Lacoste, Challiand et Rageau)
3 le facteur temps (Chaliand et Rageau) et par conséquent la présence d'une organisation sociale (vie associative, structures politiques ou autres, etc.) qui n'est pas envisageable au stade de la première génération migrante (Bruneau).
Au-delà de ces facteurs objectifs, tous les auteurs s'accordent à reconnaître l'importance du facteur symbolique dans une diaspora : "un peuple en diaspora" (Marienstras 1975) "a conscience de son identité culturelle et de son origine géopolitique" (Lacoste 1989), "la mémoire collective [y joue un rôle en transmettant] à la fois les faits historiques ayant provoqué la dispersion et, au sens large, un héritage culturel" (Chaliand & Rageau 1991), "la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou nationale", et "l'existence de contacts sous diverses formes, réelles ou imaginaires, avec le territoire ou le pays d'origine. L'on est ou l'on devient membre d'une diaspora par choix, par décision volontaire et consciente" (Bruneau 1995). C'est pourquoi d'ailleurs R. Marienstras qualifie notamment la diaspora de "lieu où l'on ne peut se compter". Ainsi, ce que l'on pourrait considérer comme la première donnée objective d'un groupe social, l'identification et le dénombrement de ses membres, nous échappe, ce qui se trouve être un critère constitutif de cette entité.
Certes, selon le choix que l'on opère parmi ces critères, certaines situations figureront ou non dans la catégorie: les diasporas chinoise, indienne, libanaise, ne constituent pas la majorité d'une population se trouvant hors de son territoire, et ne se sont pas structurées autour d'une catastrophe fondatrice; elles constituent pourtant des réseaux puissants aux fonctions variées (commerce, etc.), mais au sens strict, elles ne constitueraient pas une diaspora; à l'inverse, comme le soulignent Chaliand et Rageau, il semble difficile de ne pas considérer comme une diaspora les Rroms, qui sont en rupture totale avec l'Inde, leur territoire d'origine, sans que cela soit lié à une catastrophe fondatrice initiale. Quoi qu'il en soit, et malgré le caractère relatif de ces critères, on voit qu'ils dessinent toutefois assez clairement une ligne de partage entre des situations apparaissant comme centrales, et d'autres qui seraient périphériques.
Ces premières tentatives de définition d'une diaspora permettent déjà d'esquisser certaines caractéristiques des langues correspondantes : langues de la dispersion, langues de bilingues (donc, de contact), et langues identitaires, ce qui situe les langues de diaspora au confluent de plusieurs problèmes linguistiques. L'éclatement dû à la dispersion a pour conséquence directe l'absence d'une norme centralisée, c'est-à-dire un caractère polycentrique qui peut être défini en termes de variation dialectale ou en termes de faiblesse de la norme[3], le phénomène de bi-multilinguisme généralisé implique des phénomènes intenses de contact qui peut aller jusqu'au mélange de langues, et le caractère de véhicule identitaire, entraînant un investissement symbolique et affectif important, va venir infléchir la dynamique naturelle de développement à travers un volontarisme linguistique[4] qui peut prendre des formes et des dimensions diverses.
Les langues de diaspora
La problématique des langues de diaspora a été abordée pour la première fois en tant que telle dans un volume de la revue Plurilinguismes (1994), dirigé par M.-C. Varol, réunissant quatre articles sur le romani, l'arménien occidental, le grec, le judéo-espagnol et le yidiche.
L'article introductoire fournit une première proposition théorique sur la question. Les critères par lesquels M.-C. Varol y délimite le champ des langues de diaspora renvoient directement à ceux qui distinguent migrants et diaspora, avec une insistance sur le facteur temps ("les cas excédant au moins trois générations", 1994 : 2) afin que les phénomènes de contact soient suffisamment importants pour être mesurables.
S'y ajoute un critère qui se manifeste comme la contrepartie linguistique de la rupture territoriale : la distinction (p. 6) entre langues de diaspora et langues en diaspora, du point de vue de la genèse de ces langues au sens strict, le fait de n'avoir pas d'attache avec la langue d'origine (du territoire) étant un critère essentiel pour être langue de diaspora. Ce critère permet à M.-C. Varol d'opérer une dichotomie entre le judéo-espagnol et le yidiche d'une part (langues de diaspora), l'arménien occidental[5] et le grec de l'autre (langues en diaspora), le cas du rromani étant plus complexe.
A ces critères discriminants s'ajoutent d'autres convergences : pour la plupart de ces langues, une pratique très prégnante de métalangage (comme le montrent les contributions de la troisième partie de ce volume) révèle un investissement identitaire et, de manière plus générale, des représentations associées à la langue, qui ont joué ou jouent un rôle déterminant pour la survie de ces langues : M.-C. Varol rappelle en effet que ces langues, dont les communautés de locuteurs se sont vu infliger par l'histoire des dommages considérables qui auraient dû causer leur disparition pure et simple, doivent justement leur survie à un volontarisme linguistique.
L'apport du volume dirigé par M.-C. Varol est fondamental en ce qu'il démontre pour la première fois le lien entre langue et identité en diaspora, d'un point de vue essentiellement sociolinguistique. Même s'il est signalé (p.7) que "toutes ces langues ont affaire aux phénomènes de contact de langues (emprunt, calque, alternance) et dans tous les cas au plurilinguisme", les phénomènes correspondants sont examinés en tant que pratique plurilingue plus qu'en vue de décrire des systèmes : la résistance au contact de ces langues y est également interprétée comme manifestation du rapport identitaire à la langue (l'arménien et le grec voient cohabiter une pratique mixte et une norme standard, ce qui rend possibles des comportements puristes; le rromani, bien qu'il soit aujourd'hui en quête d'une norme centrale, est largement perméable mais le phénomène est nié par une proclamation de l'intercompréhension absolue; quant aux judéo-langues, elles considèrent leur caractère mixte comme définitoire, et les comportements puristes semblent avoir peu de prise[6]). De fait, compte tenu de ses limites matérielles, ce travail n'avait pas pour objectif de dégager les critères susceptibles d'influer sur l'évolution de la langue en tant que système. Ainsi, la distinction entre langue de diaspora et langue en diaspora est fondée sur le critère de "rupture" vs "continuité" avec une langue de référence liée au territoire, conditionnant la possibilité de reconnaître comme support identitaire une (autre) langue liée au pays de référence[7]. Or, s'il traduit bien une certaine réalité historique et sociologique, ce critère n'est pas pour autant déterminant pour le comportement de ces langues face au contact. En revanche, on peut proposer un autre critère distinctif concernant ces quatre langues : mis à part le grec[8], toutes ces langues n'ont aucune norme institutionnalisée et territorialisée en synchronie, ce qui, plus que l'histoire, permet de prédire un comportement vis-à-vis du contact.
En nous appuyant sur les acquis de ce travail pionnier, nous voulons ici le prolonger en donnant la priorité aux phénomènes linguistiques, notamment dus au contact. Même si, dans bien des cas, l'observation linguistique des diasporas conduit à décrire avant tout des pratiques (langue mixte, alternances), nous voulons ici examiner avant tout à l'impact de cette pratique sur le système des langues concernées. Pour ce faire, nous nous intéresserons aux apports de la recherche sur les contacts de langues, et rapporterons la question des langues de diaspora à la question du contact de langues en général, en mettant en parallèle des situations de diaspora avec d'autres situations.
Les phénomènes de contact
Les phénomènes de contact de langues font l'objet d'une attention croissante des linguistes depuis quelque trois décennies. Cet intérêt s'inscrit dans un courant plus large, né de l'essor des études créoles à partir des années 1970, et qui vise à associer les approches génétique, aréale et typologique, dans une perspective à la fois synchronique et diachronique : la genèse, la vie et la mort des langues, ainsi que l'acquisition sont au centre de cette approche. Il correspond également à un tournant de l'histoire de la linguistique, alors que le structuralisme (y compris dans sa variante générativiste) s'avère insuffisant pour rendre compte d'un certain nombre de phénomènes linguistiques[9].
Sur la voie ouverte par Weinreich et Labov, de nombreux travaux, notamment le désormais classique (Thomason & Kaufman, 1988), suivi de (Thomason, 2001), ont imposé l'idée selon laquelle les facteurs sociaux, et par conséquent le changement externe, ne relèvent pas exclusivement de la sociolinguistique, et sont indispensables pour rendre compte de faits de langues. Il s'agit de remettre en cause l'idée de Meillet selon laquelle le système contraint les changements dus au contact, idée qui se retrouve dans l'hypothèse de la "morphologie superstable" (Sapir), la contrainte de cohérence de l'interférence avec le développement interne (Jakobson), l'idée générativiste selon laquelle les systèmes intégrés sont les plus stables (contraintes d'interférence phonologique de Bybee & Hopper), ou l'hypothèse du bioprogramme de Bickerton selon laquelle la langue, par opposition à la parole, est imperméable au changement externe (cf. Thomason & Kaufmann 1988:15 sq). Sans nier que ces facteurs puissent jouer un rôle, ils considèrent que les facteurs sociaux doivent être examinés au même titre que les facteurs internes en tant que moteurs du changement linguistique. Ainsi, les questions sur la nature des interférences dues au contact demeurent au centre de la problématique, mais elles sont abordées en relation avec la situation linguistique. Ces questions trouvent un large écho dans les contributions à ce volume et nous tenterons de les synthétiser en cinq axes.
1. Orientation des phénomènes de contact
La notion d'emprunt au sens large est utilement précisée[10] par la distinction entre emprunt à proprement parler et interférence substratum. Dans le premier cas, une langue importe des éléments extérieurs, quels que soit leur nature et leur degré d'intégration, mais la langue réceptrice continue d'être transmise aux générations suivantes. Dans le second cas, un groupe cesse de transmettre sa langue et en adopte une autre, mais en lui adjoignant des traits issus de sa langue d'origine; si le groupe est suffisamment important dans la société réceptrice, cette pratique issue d'une acquisition fautive peut se généraliser aux locuteurs natifs, et devenir la norme, ou être à l'origine d'une nouvelle langue. Cette situation est typique des créoles, cependant, d'autres langues peuvent présenter des phénomènes relevant de cette dynamique.
Nous voyons dans cette opposition une des manifestations du problème plus général de l'orientation des phénomènes de contact. Si, généralement, on s'attend à pouvoir distinguer les traits propres à la langue support et ceux qui seraient acquis par contact, dans certains cas, les phénomènes sont plus complexes, et le mixage peut aller jusqu'à brouiller les cartes au point qu'on ne peut plus rattacher la langue mixte à une origine génétique.
Certes, la plupart du temps, on peut distinguer les éléments hérités de ceux qui sont acquis par contact : l'origine apparaît dans la dénomination même du grec pontique, de l'arménien occidental, du français cadien, qui sont présentés comme des variantes dialectales d'une branche linguistique existant par ailleurs, tout comme pour le néo-araméen avec ses différents dialectes. Le maltais, langue mixte, n'en est pas moins considérée comme une langue sémitique ayant subi des influences italiques. Le garifuna est d'origine caraïbe (elle-même créole à base caribe avec interférence substratum arawak) avec des interférences françaises.
Le cas du ladino, judéo-espagnol et yidiche est différent : le ladino, "hébreu habillé d'espagnol", est donc un calque espagnol de l'hébreu, en réalité de l'espagnol avec une syntaxe hébreu, ce que l'on pourrait analyser comme une interférence du substrat. On peut appliquer le même raisonnement au yidiche, dialecte allemand parlé par les juifs. Cependant, dans leur développement ultérieur, ces langues présentent des traces d'une autre influence due au contact avec les langues environnantes (judéo-espagnol de Turquie et turc, yidiche et langues slaves, et ces contacts relèvent de l'emprunt au sens strict). Enfin, le mouvement peut se prolonger encore, comme en Israël, où, comme le signale Anne Szulmajster, l'hébreu israélien parlé par les yidichophones présente une interférence de substrat yidiche.
Annie Montaut distingue, dans le sous-continent indien, les langues pour lesquelles l'orientation est identifiable, de ce qui est un véritable créole né en contexte urbain (bidonvilles), sans langue dominante, où la confrontation de systèmes différents a conduit à une nouvelle organisation des catégories pour pallier l'incompatibilité des structures en contact; sans qu'on puisse nullement déterminer l'orientation des phénomènes. C'est le contraire de ce que V. Friedman désigne sous le terme de 'bilinguisme unidirectionnel' (appliqué au rromani), phénomène en réalité applicable aux langues dominées en général : si les différentes langues des Balkans (non minorées) entendent leur langue parlée par des non natifs, en revanche, les Rroms parlent leur langue (minorée) mais ne l'entendent pas parler par d'autres.
2. Les différents points du système sont-ils égaux face au contact?
Les théories de la relexification s'appuient sur l'hypothèse que le lexique est, plus que la grammaire, apte à être emprunté. Cependant, la plupart des faits abordés dans ce numéro échappent au modèle de la base lexifiante, et rendent compte de la perméabilité des langues à des traits structurels : flexion vs agglutination, ordre des constituants, présence ou non de verbe être, temps/aspect/mode, diathèse, etc.
On pourrait se demander également si les catégories sont égales face au contact. V. Friedman nous montre en effet que le syntagme nominal rromani résiste mieux au contact que le verbe, alors que M.-E. Perrot indique le contraire en chiac. Cependant, l'opposition verbe/nom renvoie en réalité à des oppositions d'un autre ordre : en chiac, elle recouvre la distinction entre dictum (français, hérité) et le modus (anglais, emprunté)[11]. Quant à la perméabilité du verbe, elle porte sur l'aspect/mode (arménien, rromani, judéo-espagnol, yidiche, maltais, etc.), plutôt que sur la syntaxe du verbe[12].
On le voit, ce ne sont pas les parties du discours qui sont en jeu. Concernant la forme, selon Heath[13], les traits morphosyntaxiques qui se diffuseront prioritairement sont ceux qui sont syllabiques, ont des frontières nettes, sont unifonctionnels, et ont une appartenance catégorielle claire. Ainsi, les marqueurs de type agglutinant se diffusent plus facilement (cf. la diathèse en judéo-espagnol, la morphologie nominale agglutinante acquise par l'arménien occidental et le hindi au contact du turc et du dravidien). Les particules sont également de diffusion aisée (le maltais, yidiche); ailleurs, le morphème de pluriel est emprunté (du yidiche à l'hébreu, de l'arménien au turc (et même de l'arménien classique à l'ourartéen)). De même, en garifuna, le fait que la langue originelle soit un créole séparant lexèmes et marqueurs grammaticaux est un facteur facilitant pour l'évolution ultérieure (p.80). On peut étendre la notion de clarté catégorielle à celle d'opposition motivée : en garifuna toujours, l'ancienne opposition entre registres lexicaux réservés respectivement aux hommes et aux femmes est relayée par une opposition plus transparente et prévisible : le fait d'accorder au féminin pour les femmes et au masculin pour les hommes.
Outre ces pistes formelles, il semble que certaines catégories soient plus propices à l'emprunt de par leur type sémantique ou la nature des opérations en jeu. On a ainsi relevé à travers plusieurs des contributions de ce volume la prégnance du modal dans les situations de plurilinguisme: ainsi, V. Friedman[14] indique qu'après avoir parlé durant une longue période une langue à médiatif, même pour un anglophone natif, le retour à l'anglais provoquait une lacune communicationnelle. Ce que confirme le fait que le judéo-espagnol a réinvesti le plus-que-parfait en médiatif au contact du turc, mais aussi qu'en maltais, le syntagme nominal est plus figé et les modalités verbales le lieu d'un plus grand mixage. On trouve une explication plausible à la dynamique du changement linguistique dans l'hypothèse de M.-C. Varol selon laquelle l'emprunt commence par pénétrer la langue sous la forme d'une simple valeur pragmatique, et peut ensuite modifier le système une fois que ce sens pragmatique devient une opposition obligatoire.
On peut également se demander si le degré d'abstraction des catégories affecte la probabilité qu'elles soient empruntées. Le cas du rromani (Courthiade) fournit une hypothèse intéressante : il emprunte uniquement les préverbes des langues où ceux-ci structurent l'opposition d'aspect (celles du slave), et reste imperméable aux autres (celles du grec). Ainsi, le rromani n'emprunte pas l'aspect slave avec les préverbes aspectuels (les contraintes syntaxiques liées à l'emploi des aspects en slave ne semblent pas s'appliquer en rromani), mais il semble que la grammaticalisation de la catégorie dans la langue source soit un facteur favorisant son emprunt dans la langue cible, sans pour autant que cette dernière soit prête à recevoir la catégorie dans son intégralité (l'opposition d'aspect structure tout le système verbal slave). Cela peut s'expliquer par le fait que l'aspect grammatical est moins iconique que les préverbes grecs qui sont sémantiquement adaptables ("traduisibles"), et par conséquent, ces derniers ne sont pas empruntés, mais calqués.
3. Qu'est-ce qui est emprunté : la forme et/ou le sens?
La question de savoir ce qui est en jeu lorsqu'une langue emprunte un constituant ou une structure (morphologique, syntaxique, etc.) reçoit des réponses diverses dans ce volume.
Ainsi, dans le cas des préverbes slaves en rromani, ce qui est emprunté est la forme, avec une partie seulement de ses valeurs[15] (aktionsart, mais non aspect grammaticalisé).
Mais il semble beaucoup plus fréquent que l'influence porte sur l'acquisition de fonctions ou opérations nouvelles pour lesquelles une forme autochtone est remotivée. C'est le cas en araméen, où on voit apparaître une copule sous l'influence du kurde, mais la forme qui est investie de cette fonction importée est un ancien présentatif autochtone (ce que démontre la présence d'une marque d'objet dans certains dialectes). L'effet du contact avec le kurde est donc non pas l'emprunt d'une forme, mais la réinterprétation de la copule pronominale héritée en forme verbale fléchie, sur le modèle du kurde (comme le montre sa position finale dans la phrase).
De même, en arménien occidental, la particule progressive apparaît bien sur l'influence du turc, mais sa forme n'est pas empruntée. Cependant, l'arménien sélectionne une forme autochtone gor, ayant une affinité phonétique et accentuelle (enclitique) avec le turc -yor. Mais gor s'inscrit également dans une corrélation avec le médiatif, lui aussi acquis par influence du turc, cette fois-ci sans aucun emprunt formel, par simple réorganisation de formes verbales existantes.
4. Les changements induits par le contact : simplification ou complexification?
L'apport d'un élément nouveau a des effets sur le système, que l'on peut caractériser en termes de simplification ou complexification. La tradition sociolinguistique veut que l'emprunt complexifie, alors que l'interférence du substratum serait simplificatrice, ce que Thomason et Kaufman (1988:51) réfutent, aussi bien que nos données. Cependant, il faut également préciser ce que l'on entend par ces termes.
On peut comprendre l'opposition en termes quantitatifs : alors, l'apparition d'un progressif en arménien occidental est une complexification puisqu'il ajoute une nouvelle opposition. De ce point de vue, les deux modèles semblent également représentés : en maltais par exemple, la perte du trait phonologique "emphatique" est une simplification, mais le foisonnement des formes verbales une complexification.
Il faut également évoquer la simplification qualitative, celle qui rend les marqueurs plus identifiables, et tend à leur conférer une valeur univoque ou transparente : c'est le cas de l'agglutination ou de l'analytisme par rapport à la flexion, comme on l'a évoqué plus haut (p. 8) pour le garifuna et le judéo-espagnol. De même, en chiac les éléments anglais semblent être intégrés pour leur transparence.
Dans les cas de simplification massive, cependant, les deux aspects sont combinés. Le créole hindi des bidonvilles illustre en effet l'idée selon laquelle l'interférence de substrat provoque une simplification : il représente dans ce volume (A. Montaut p. 64) le cas le plus évident de simplification massive : perte de l'ergativité, du genre, de la flexion, caractère invariable des adjectifs et participes, analycité du pluriel.
5. Changement interne et changement externe
Si l'apport de Thomason et Kaufman est d'avoir démontré que dans certaines conditions sociolinguistiques, la contrainte interne du système ne l'emporte pas sur l'évolution externe, on ne peut nier que dans bien des cas, y compris dans une situation de contact fort allant jusqu'au mixage, l'évolution semble dictée aussi bien par des facteurs internes qu'externes. C'est ce qui apparaît dans toutes les contributions décrivant des systèmes. Marie-Eve Perrot rappelle que pour le chiac, Chaudenson et alii 1993 interprètent la création d'unités comme aller up et aller down pour monter et descendre, ou back le faire pour le refaire, comme une radicalisation de la tendance du français à l'analytisme. De même, le fait qu'on retrouve dans le maltais des évolutions comparables à celles connues par d'autres langues sémitiques semble confirmer la prégnance des moteurs internes au changement. Des indices de continuité sont évoqués dans la majorité des contributions décrivant des systèmes. Ils montrent que la diachronie entre autant en ligne de compte que le contact pour expliquer certaines innovations, notamment la remotivation de formes anciennes.
Les contributions ici présentées illustrent et tentent de répondre à l'ensemble des questions posées par l'étude des contacts de langue. Cependant, la réaction à ces différents phénomènes ne dessine pas une ligne de partage entre langues de diaspora et autres situation de contact : il semble bien que quelle que soit la situation de contact, les comportements face au contact combinent les mêmes tendances, contrairement à l'opposition relativement nette qui distingue les créoles des autres langues.
C'est en revenant à la sociolinguistique que nous pourrons cerner la spécificité des langues de diaspora, y compris ses incidences sur le changement linguistique.
Proposition : l'attitude des locuteurs comme facteur discriminant
Compte tenu de la situation dans laquelle elles évoluent, les langues de diaspora présentent un faisceau de caractéristiques qui s'inscrivent toutes dans la problématique du contact de langues, et qui les font croiser la situation d'autres groupes de langues :
1 langues dominées et langues minoritaires (y compris sur leur propre territoire, comme le corse, le basque, le breton, mais aussi le kurde, l'assyro-chaldéen, etc.).
Les langues de diaspora ne remplissent pas toutes les fonctions sociales, peuvent connaître un processus de transmission difficile (cf. l'investissement communautaire de la question scolaire, évoqué par M. Hovanessian) et plus généralement de vitalité de la langue. Elles sont donc en grande partie des langues en danger au sens où (hormis peut-être le rromani) une évolution régie par le seul besoin de communiquer conduirait à leur disparition. Dans le cas des langues de diaspora, cependant, la langue est un véhicule identitaire privilégié, et en cela elle fait l'objet d'un discours sur la langue (M. Hovanessian, mais aussi Donabédian, Varol, Szulmajster, Drettas) propre à occulter la pratique réelle, et, plus surprenant encore, à l'infléchir.
2 langues de la non-centralité (norme polynucléaire, comme par exemple le français en Afrique ou au Québec)
Les langues de diaspora, du fait de la dispersion d'une part, de l'absence d'instance normalisatrice centrale de l'autre, connaissent un éclatement de la norme, et une multiplicité de variantes au statut incertain, et dont le morcellement peut conduire jusqu'à l'idiolecte. Cela entraîne un rapport tantôt distendu, tantôt conflictuel entre une multiplicité de pratiques linguistiques observables en situation et souvent divergentes, et leur difficile totalisation dans une langue commune. Et lorsque l'histoire permet la représentation d'une norme, celle-ci génère des comportements puristes en décalage avec la pratique. Ainsi, dans les situations de dévernacularisation, le problème se pose au linguiste de définir les contours du système à partir de données recueillies : S. Dubois doit, pour analyser son corpus cadien, procéder à une caractérisation des locuteurs en fonction de leur "degré d'exposition" à la langue, et donc mesurer la pertinence des données recueillies. Il est en effet nécessaire, mais difficile, de modéliser les variations importantes que l'on peut observer à travers les idiolectes.
3 situations de plurilinguisme généralisé : contextes issus d'Empires (langues des Républiques ex-soviétiques, Liban, Balkans), ou aires multilingues (Inde).
A. Montaut montre bien comment, en Inde, la variété fonctionnelle peut se démultiplier par l'association du multilinguisme et de la diglossie, sachant que c'est nécessairement l'ensemble du répertoire qui constitue l'identité du locuteur. On se trouve ici dans le domaine de la pratique, pratique qui est cependant consubstantielle à l'identité en diaspora (cf. montré par Varol, Szulmajster, Kasparian) .
4 langues hybrides nées d'un contact, par différents procédés (relexification, mixage, etc. cf. les créoles, le maltais, le chiac, etc.)
Il s'agit d'une caractérisation qui rend compte de l'histoire d'une langue, à un moment où il n'y a plus bilinguisme (cf. le maltais, langue sémitique, a été influencé par l'italien que les Maltais ne pratiquent plus aujourd'hui). Les langues de diaspora combinent, pour certaines, un passé de langue mixte (notamment les langues juives, le garifuna) et un présent bilingue, souvent avec une langue introduisant une influence nouvelle.
5 Langues identitaires, langues étendard.
Comme le rappelle A. Montaut, la langue n'est pas toujours perçue comme un marqueur identitaire : certaines tribus du Bihar et de l'Orissa ont abandonné leur langue ethnique pour adopter une variante du hindi issue d'une ancienne lingua franca. Ce qui est cependant remarquable, c'est que l'identité reste marquée par le fait que cette variante n'est pas immédiatement identifiable au hindi : on aurait donc un marquage identitaire en creux. On trouve un phénomène comparable en remontant à la genèse du yidiche et du judéo-espagnol, que l'on peut considérer comme des variantes de l'espagnol et de l'allemand, mais tels que parlés par les Juifs, et identifiables en tant que telles. Il est manifeste que le discours identitaire sur la langue est avant tout une représentation. Ainsi, il peut changer dans le temps, sous l'influence de facteurs extérieurs, comme en rromani, où la découverte de l'origine indienne des Rroms a modifié les identifications, ou bien en garifuna, où des considérations idéologiques ont fait privilégier l'origine africaine de la langue en dépit des faits. Les langues de diaspora apparaissent comme un substitut de territoire (cf. M. Hovanessian), et à ce titre sont fortement investies par le discours collectif.
Les différents axes et types de langues évoqués ici ne sont pas étanches : ils s'inscrivent dans un continuum. On pourrait en effet considérer que les données de différentes langues décrites dans ce volume illustrent des stades divers de processus identiques. En chiac, par exemple, la question de la limite entre alternance codique et langue mixte peut se poser ; on pourrait alors rapprocher les mécanismes en question de ceux décrits par Sylvia Kasparian dans un corpus d'oral multilingue, à la différence que si ce dernier est considéré tout au plus comme un type de pratique de l'arménien, le chiac apparaît comme une langue distincte du français[16].
Par ailleurs, le continuum mettant en jeu des situations centrales et périphériques concernant la situation de diaspora peut aussi être mis en œuvre avec profit concernant les langues de diaspora, avec les langues juives comme paradigme. Les critères les plus centraux seraient alors :
— assumer le mélange (la pratique multilingue comme mode identitaire)
— absence de territoire de référence (Israël ayant longtemps même interdit le yidiche) ce qui distingue du français dans le monde par exemple, ou de l'assyro-chaldéen
— langue comme marqueur identitaire fort, dans un contexte d'intégration sans assimilation.
Ainsi, considérons par exemple les diasporas qui font généralement consensus quant à leur qualification, on peut les classer comme suit des plus centrales aux plus périphériques : 1. les langues juives, puis 2. l'arménien occidental, puis 3. le rromani (qui n'a pas connu une rupture violente, ni la nécessité de lutter contre l'assimilation, du fait d'une moindre intégration). 4. Le grec pontique qui est certes très différent de la démotique, mais pour qui le rôle centralisateur de l'Etat grec et l'idéologie continuiste joue un rôle plus important du fait de la tendance au regroupement géographique (phénomène du "retour" en Grèce, donc de la dé-diasporéisation, qui brouille les possibles phénomènes de volontarisme)[17].
Viennent ensuite des langues comme l'assyro-chaldéen, langue minorée sur son propre sol, mais avec une communauté en grande partie éclatée.
Finalement, on voit se dégager dans la définition des langues de diaspora trois lignes directrices dont les deux premières sont factuelles (extra linguistique et linguistique) et n'apportent pas de caractérisation propre aux diasporas, ni au plan sociolinguistique, ni au plan des phénomènes de contact à proprement parler; la troisième concerne le métalangage, l'idéologie, l'interprétation : elle vise à investir les données issues des deux facteurs objectifs.
La spécificité de la situation de diaspora est la prégnance de cet axe.
Thomason et Kaufman soulignent à maintes reprises qu'un des facteurs de résistance au changement est le refus d'une assimilation complète, mais ils ne vont pas plus loin sur cette voie. Nous pensons au contraire que, si les phénomènes de contact eux-mêmes ne sont pas spécifiques aux langues de diaspora, ce qui est différent, c'est qu'ils ne sont pas seuls à rendre compte du changement : les facteur attitudinaux, souvent évoqués en contactologie, mais rarement analysés, jouent un rôle déterminant pour le phénomène désigné comme "reversing switch" (Fishman ed. 2000). Mais si ces facteurs sont susceptibles de permettre cette réversibilité, elle n'est pas pour autant symétrique, et les résultats obtenus par volontarisme ne sont pas identiques à ceux obtenus par évolution naturelle : on le voit à travers les phénomènes d'hypercorrection, de perméabilité extrême et de purisme tout à la fois.
Les phénomènes attitudinaux méritent assurément attention. Car s'ils sont exacerbés dans le cas qui nous intéresse, il semble qu'à l'échelle mondiale, avec d'une part l'accélération des contacts linguistiques par-delà les zones géographiques limitrophes, d'autre part l'importance croissante des phénomènes identitaires dans le monde, ainsi que des discours et idéologies qui leur sont associés (y compris à travers les politiques linguistiques), on peut imaginer que les langues de diaspora telles que nous les avons décrites ici constituent un stade extrême de ce que pourraient devenir demain les langues dominantes d'aujourd'hui.
* Institut National des Langues et Civilisations Orientales, 2, rue de Lille, 75007 Paris.
Anaid.Donabedian@inalco.fr
[1] Remerciements à Mary-Annick Morel, Suzy Platiel et Laurent Danon-Boileau pour les échanges fructueux que nous avons eus sur cette question, ainsi qu'à tous les participants au mini-colloque, y compris ceux qui n'ont pu publier ici (Suzanne Lafage pour le français d'Afrique, Fida Bizri pour les Assyro-chaldéens de Sarcelles, Mathé Giacomo pour le corse, Claude Delmas pour le pidgin English du Cameroun, Nicolas Tournadre pour le Tibétain, Robert Nicolaï pour la question du contact de langues, Claire Saillard pour le chinois, et Irène Tamba)
[2] "Ce n'est que […] dans la décennie 1980, après le constat d'un échec relatif des politiques d'assimilation et l'apparition du multiculturalisme en Australie et au Canada, que l'usage de la notion de diaspora s'est largement répandu dans le champ des sciences sociales." (Bruneau, 1995:6)
[3] Ici comme ailleurs, la caractérisation comme variation dialectale ou comme pratique ne relevant plus de cette langue reste une question de représentation : on parlera de variation dialectale si les divergences sont compatibles avec une cohérence identitaire, mais de "baisse de compétence" allant jusqu'à la perte de langue si le discours dominant impose une conception contraignante du locuteur typique. Le degré de tolérance peut varier sur ce point d'un groupe linguistique à l'autre, mais aussi à l'intérieur du groupe.
[4] Qui, dans un groupe linguistique ne disposant pas de structure étatique, pourrait être qualifiée de politique linguistique à rebours, issue de la base.
[5] Ce qui est d'ailleurs discutable, cf. infra, note 6.
[6] Cependant, ce phénomène peut recevoir une autre interprétation, liée au "facteur temps" évoqué par M.-C. Varol, le rapport à la norme étant nécessairement modifié par l'évolution radicale de la compétence des locuteurs.
[7] Il nous semble que M.-C. Varol interprète mal les propos d'Anahide Ter Minassian (Varol ed. 1994:5) lorsqu'elle en déduit que les locuteurs d'arménien occidental pouvaient considérer l'arménien parlé en Arménie (l'arménien oriental) comme une langue de référence, ce qui n'est pas le cas.
[8] L'article de Cécile Zervudacki traitait de la communauté grecque de Pont-de-Chéruy (Isère), parlant une variante du grec démotique (norme de l'Etat grec), et non du grec pontique, langue de diaspora.
[9] Ce qui ne signifie pas que l'étude de ces phénomènes reste en marge des grands courants théoriques : la théorie du bioprogramme, par laquelle D. Bickerton rend compte de la proximité des différents créoles dans le monde, est un concept générativiste, dans lequel s'inscrivent par exemple la plupart des contributeurs à l'ouvrage de référence de M. DeGraaf (1999).
[10] "Borrowing vs interference through shift" (Thomason & Kaufman, 1988:37).
[11] Mais Perrot précise que la matrice française reste "quantitativement, structurellement et symboliquement dominante" : cela traduit peut-être une perception du lexique comme emblème de la continuité, qui peut également biaiser la perception de l'orientation des phénomènes d'emprunt.
[12] C'est-à-dire relevant du plan énonciatif, ce qui est cohérent avec la prégnance du modal soulignée plus bas.
[13] Heath (1978 : 105), cité par Thomason & Kaufman (1988:56).
[14] Communication orale au mini-colloque précédant la publication de ce volume.
[15] On sait que les préverbes slaves marquent à la fois l'aspect, s'inscrivant en cela dans une opposition binaire, et l'aktionsart (modalités d'actions) qui couvre des valeurs sémantiques n'entrant pas nécessairement dans un système d'oppositions, et qui ont un caractère plus lexical (itératif, semelfactif, duratif, ou valeurs subjectives comme "à satiété", "jusqu'à la fin", etc.).
[16] Ce qui ne signifie pas que le lien avec le français n'existe pas dans la représentation des locuteurs, comme le confirme le regret exprimé par un locuteur de ne pas parler vraiment le français.
[17] A quoi s'ajoute le fait que le russe tend à devenir la langue identitaire des Pontiques en Grèce.