Présentation générale
par Anaïd Donabédian et Reza Mir-Samii
SeDyL (UMR 8202), Inalco, CNRS, IRD. Courriel : adonabedian@inalco.fr
Université du Mans, Laboratoire 3L.AM. Courriel : Reza.Mir-Samii@univ-lemans.fr
Avec cette livraison de Faits de langues, nous poursuivons la formule qui fait alterner des numéros thématiques et des varia, construits autour de deux rubriques (Dossier, Langues une à une), qui sont autant d’éclairages de la question de la diversité des langues[1].
La rubrique Dossier réunit une série d’articles qui, dans leur diversité, rendent compte de travaux en cours sur une langue ou un groupe de langues, une catégorie, ou encore une problématique théorique innovante ou peu connue.
Sylviane Schwer et Jean-Michel Hoppan présentent un dossier thématique intitulé « Temps et systèmes de numération », dont les cinq articles représentent une partie des travaux de l’opération de recherche « Conter le temps compté » conduite dans le cadre de la Fédération de Recherche Typologie et Universaux Linguistiques entre 2014 et 2018 et visant à étudier les relations entre systèmes de numération et systèmes calendaires dans les langues du monde.
Les articles abordent les systèmes de numération en wolof (contribution de Maximilien Guérin) et dans des langues amérindiennes modernes ou anciennes de plusieurs familles : l’aymara et le quechua (Carmen González), le maya (Jean-Michel Hoppan et Sylviane Schwer), le nahuatl (Marc Thouvenot), ainsi que l’inuktitut (Marc-Antoine Mahieu).
Au-delà de la typologie bien connue et largement étudiée qui classe les systèmes de numération en fonction de leur base (les langues représentées dans le dossier illustrent des bases allant jusqu’au système de base 20, dit vigésimal), les auteurs montrent comment, selon les cas, ces systèmes sont ou non corrélés avec l’expression du temps, notamment calendaire. Cela permet à Christiane Schwer et Jean-Michel Hoppan de revisiter la notion de protraction proposée par Claude Hagège en 1982 pour définir l’« opération qui désigne un nombre par son orientation vers une borne ».
Outre le fait qu’il fournit aux typologistes des descriptions de systèmes de numération dans des langues peu décrites, avec notamment dans le cas du nahuatl ancien une documentation iconographique exceptionnelle, ce dossier permet également de mettre en évidence le phénomène de protraction non seulement dans des langues à système vigésimal comme le maya, mais aussi dans une langue à base décimale, le wolof, grâce à des supplétifs marquant la vingtaine et la trentaine. Il permet également de montrer que ces systèmes témoignent des scenarii différents, parfois déterminés par les systèmes politiques, qui ont présidé à l’émergence de la mise en œuvre des très grands nombres dans des cultures parfois géographiquement peu éloignées comme celles les Mayas et les Aztèques. Les travaux présentés ici et les différentes notions mises en œuvre dans l’opération de recherche sont problématisés et mis en perspective dans l’article introductif, p. 9-12.
La rubrique Langues une à une comprend trois contributions consacrées au français et au coréen.
David Gaatone s’intéresse aux formes de nominalisation de propositions en français et montre, après avoir envisagé la diversité des constituants entrant dans la classe des syntagmes nominaux (substantifs avec ou sans déterminants et expansions, pronoms, infinitifs, propositions subordonnées), les particularités ou contraintes d’emploi que présente chacun d’entre eux, ainsi que la singularité des nominalisateurs que, ce que, le fait que/de. A l’aide de multiples manipulations et comparaisons d’exemples, David Gaatone parvient à montrer que que, complémenteur ou conjonction de subordination, est un « pur outil grammatical », nominalisateur, contrairement, par exemple, à si, quand, comme…, qui sont également dotés d’un contenu sémantique. L’auteur qualifie ce que, le fait que et le fait de de « parents pauvres de la nominalisation ». Il considère ce que comme un « mot unique » et une variante contextuelle (notamment « post-prépositionnelle », avec certaines prépositions) du nominalisateur que. Concernant le fait que et le fait de, il souligne d’une part que les éléments constitutifs de ces constructions, contrairement à ce qui se produit avec ce que, ne sont pas soudés, puisqu’ils permettent l’insertion d’autres éléments ; et d’autre part, qu’ils ne peuvent pas toujours être tenus pour des variantes de que. Le fait que est « sans concurrent dans certains contextes », alors que dans d’autres il peut être facultatif ou commuter avec que ou ce que ; le fait de + infinitif peut, dans certaines positions et fonctions, apparaître comme la seule construction possible, alors que dans d’autres, comme par exemple en position de sujet antéposé, il est possible d’avoir aussi bien l’infinitif seul que précédé de de ou le fait de. Les conditions d’emplois des différentes constructions sont ainsi examinées et évaluées de manière détaillée.
Hyunjung Son et Kishim Nam analysent le fonctionnement sémantique du connecteur interpropositionnel coréen –ko, susceptible d’exprimer une diversité de valeurs (énumération, succession temporelle, simultanéité, cause, manière…). Les auteurs se limitent dans cette étude à l’observation des emplois du connecteur lorsqu’il permet de relier deux propositions (seulement), et s’intéressent plus particulièrement à la façon dont la valeur de manière peut être rattachée aux autres emplois, notamment aspectuels. Ils suggèrent en effet que c’est la fonction temporelle de -ko, qui, une fois combinée aux propriétés aspectuelles des propositions en jeu, déclenche l’interprétation dite de « manière » du marqueur. L’article revient donc sur diverses propriétés de -ko, tout en s'attachant particulièrement aux liens entre les différents emplois et aux propriétés contextuelles permettant de les faire apparaître.
Enfin, dans la dernière contribution de ce volume, Gabriel Thiberge, Flora Badin et Loïc Liégeois abordent la question de la variation dans la syntaxe des interrogatives partielles en français oral. En partant des nombreux travaux qui ont déjà exploré la question de la répartition entre constructions in situ et ex situ, que ce soit en termes de complexité de traitement ou en fonction des contextes dans lesquels elles apparaissent, ils procèdent à une étude quantitative détaillée de données issues des deux corpus ESLO1 et ESLO2. Ce faisant, ils documentent soigneusement à la fois la démarche d’extraction des données et l’approche statistique, fondée sur des fréquences brutes ainsi que sur une modélisation bayesienne, mise en œuvre pour mesurer le poids et l’interaction de paramètres comme le type de contexte d’énonciation, la date de production et les métadonnées sociolinguistiques. Parmi les conclusions auxquelles conduit l’étude, on peut noter qu’une évolution diachronique semble clairement établie, mais que pour parvenir à des hypothèses satisfaisantes concernant les paramètres sociaux, il faudrait disposer d’une annotation plus approfondie du corpus.
[1] Outre le Comité de lecture international de la revue, nous remercions vivement, au nom du Comité de rédaction, les rapporteurs anonymes sollicités pour leurs compétences particulières qui ont contribué à la qualité scientifique de ce numéro.