n° 45 : Varia

Résumés / Abstracts

 

Présentation générale par Anaïd Donabédian et Reza Mir-Samii (p. 5)

 

1. Dossier : Deixis et thématisation

Bonnot Christine : Deixis, intersubjectivité et thématisation. La particule énonciative –to en russe contemporain [Deixis, Intersubjectivity and Topicalization : the Discourse Particle –to in Contemporary Russian] (p. 11)

Résumé : L’article est consacré à la particule enclitique russe –to, qui est issue du démonstratif distal tot. L’objectif est triple :

1) montrer que –to est une particule intersubjective opposant le point de vue exprimé dans l’énoncé à un point de vue concurrent présenté comme préexistant, bien que restant implicite. La variété des valeurs de la particule résulte de la variété des positions subjectives à partir desquelles ce point de vue implicite doit être reconstruit ;

2) éclairer le mécanisme énonciatif qui a permis à l’adjectif démonstratif tot employé en postposition (position non canonique en russe) d’évoluer en particule énonciative invariable pouvant porter sur un terme appartenant à n’importe quelle partie du discours ;

3) expliquer pourquoi –to est souvent employé comme thématiseur : l’opposition intersubjective marquée par la particule est le cadre énonciatif par rapport auquel doit être interprété l’ensemble de l’énoncé.

Abstract : This paper deals with the Russian enclitic particle –to, which is derived from the distal demonstrative tot. It has three aims:

1) to show that –to is an intersubjective particle opposing the point of view expressed in the utterance to an alternative point of view which is presented as pre-existing, although it remains implicit. The particle takes different meanings depending on the different subjective instances that may support the implicit point of view to be recovered ;

2) to explain how the demonstrative determiner tot, when it was placed after the noun (which is in Russian a non-canonical position), can have evolved into an invariable discursive particle whose scope may belong to any part of speech ;

3) to explain why –to is frequently used as a topic marker: the intersubjective opposition marked by the particle sets the discursive framework which conditions the interpretation of the whole utterance.

 

Montaut Annie : Deixis et particule énonciative : l’exemple de to en hindi [Deixis and discourse particles : the case of Hindi to] (p. 35)

Résumé : La particule hindi moderne to a d’abord été une base déictique et un pronom de troisième personne puis un pronom résomptif, ou corrélatif, et adverbialisée, un connecteur et un coordonnant («alors, donc»). Le fonctionnement de ces catégories peut servir de point de départ de l’opération qui caractérise la particule énonciative, aussi bien comme particule de thématisation que comme particule de phrase portant sur l’ensemble de l’énoncé. L’article vise à décrire l’opération que marque to en faisant appel à la notion d’altérité et de (dis)continuité par rapport à un donné initial, dans la mesure où il y a en même temps renvoi à ce donné initial (continuité) et remise en question ou requalification de ce donné (discontinuité).

Abstract : The modern Hindi particle to comes from a deictic basis which was previously a dictic and a third person pronoun, then a correlative pronoun, and, adverbialised, became a connector or coordinator («then, so»). The behaviour of these categories may serve as a starting point for the operation which characterizes the discourse particle in its thematizing use as well as its sentence particle use with scope on the whole statement. The paper aims at describing the operation marked by to with help of the notions of alterity and (dis)continuity in relation to an already given term or content, since there is at the same time an anchoring on the initial « given » (continuity) and its requalification or challenging (discontinuity).

 

Thach Joseph : Les démonstratifs dans le khmer contemporain de Phnom Penh : individuation et enjeux énonciatifs [‘Demonstratives’ in contemporary Khmer (Phnom Penh speaking): identification issues in noun phrase and in utterance] (p. 65)

Résumé : Cet article vise à dégager une régularité dans le fonctionnement syntaxique et sémantique d’une catégorie de dix mots du khmer contemporain de Phnom Penh – identifiés comme ‘démonstratifs’ par les lexicologues et linguistes de la langue – qui permet de rendre compte de leurs diversités de formes, d’emplois et de valeurs. Il met en évidence des corrélations entre la morphologie et la sémantique de ces différentes formes de démonstratif, les spécificités sémantiques de chaque forme et l’opération de thématisation associée à ces unités de la langue, aussi bien dans les emplois nominaux que discursifs. Cette étude questionne, par ailleurs, la pertinence même de cette classe en tant que démonstratif dont la sémantique se calculerait en termes de distance de la position de l’objet par rapport à la position de l’énonciateur : proximale, médiane, distale, invisible.

Abstract : The aim of this article is to put forward a regularity in the syntax and the semantics of a set of ten words in contemporary Khmer (in the Phnom Penh speaking), usually classified as ‘demonstratives’. The point is to account for the diversity of forms and uses of these words, showing correlations between the various forms of demonstratives, the semantic specificity of each one and the thematisation they take part in, both in their nominative as well as their discursive uses. This study questions the relevance of such a class as that of "demonstratives" to understand the operations underlying those words, in particular in terms of position of the object in relation to the position of the speaker: close, medial, distant, invisible.

 

2. Débats

Puckica Jérôme : L’argument de la pauvreté du stimulus linguistique [The argument from the poverty of the linguistic stimulus and the construction of yes-no questions in English] (p. 91)

Résumé : Dans sa formulation la plus générale, l’argument de la pauvreté du stimulus linguistique est que la compétence linguistique des locuteurs est sous-déterminée par les données linguistiques auxquelles ils ont été exposés. Dans la version forte de l’argument (APSF) popularisée par les grammairiens générativistes, cet écart impliquerait l’existence d’importantes connaissances linguistiques innées, inscrites dans la Grammaire Universelle (GU), soit dans le génome humain. L’exemple classique de l’APSF, portant sur la construction des questions fermées en anglais, est pourtant loin d’en établir la validité. Les jeunes anglophones acquerraient une règle d’inversion sujet-auxiliaire (ISA) sans être exposés aux données indispensables à son apprentissage grâce à un principe de «dépendance structurale» contenu dans GU qui stipule que les règles grammaticales font toutes référence à l’organisation hiérarchique des phrases. D’une part, il apparaît que les jeunes anglophones ont bien accès à certaines des données supposées indispensables dans cet exemple et que ces données indispensables ne le sont probablement pas. D’autre part, il existe des raisons de penser que l’organisation hiérarchique des phrases et l’acquisition des principes qui la sous-tendent pourraient découler, non d’un principe spécial inscrit dans GU, mais d’une faculté cognitive générale de hiérarchisation associée à d’autres aptitudes, notamment statistiques. Enfin, les études sur les productions linguistiques des jeunes anglophones ne suggèrent pas qu’ils acquièrent précocement une règle transformationnelle aussi générale que ISA. Elles semblent mieux s’accorder avec une approche constructionnelle et fondée sur l’usage du savoir-faire linguistique qui confère un rôle prépondérant aux expressions particulières et aux schémas constructionnels de bas niveau. Nous concluons que l’exemple classique de l’APSF n’en établit pas la validité, ni celle d’une hypothèse radicalement innéiste du savoir-faire linguistique.

Abstract : In its most general formulation, the argument from the poverty of the linguistic stimulus is that a speaker's linguistic competence is underdetermined by the linguistic data (s)he has been exposed to. In the strong version of the argument (APSS) that has been popularised by generative grammarians, this is claimed to imply that linguistic knowledge is essentially innate and that human beings are born equipped with a richly specified Universal Grammar (UG). The classical example of the APSS, which concerns the acquisition of a rule of subject-auxiliary inversion (SAI) to form yes-no questions in English, is far from demonstrating the validity of such claims, however. First, it appears that some of the data which is purportedly indispensable to learn the SAI rule is in fact accessible to young English children and that it may not be indispensable at all. Secondly, there is reason to doubt that the SAI rule is acquired because of a principle of ‘structure dependence’ contained in UG. The hierarchical structure of sentences and the acquisition of the principles that underlie it might be based on general cognitive abilities, notably a faculty of hierarchical organisation and statistical abilities. Finally, there is also reason to doubt that young children rapidly acquire such a general transformational rule as SAI. Empirical studies seem more consistent with a constructional and usage-based approach to linguistic knowledge in which specific expressions and low-level constructional schemas are given a central role. We conclude that the classical example of the APSS does not demonstrate its validity and fails to support the claim that linguistic knowledge is essentially innate.

 

3. Enjeux

Hamelin Lise & Legallois Dominique : Une approche sémantique non prototypique de la construction transitive [A non protoypical approach of the transitive construction] (p. 119)

Résumé : Cet article vise à reconsidérer la sémantique de la construction transitive. Il montre que les emplois dits prototypiques sont en fait bien moins fréquents que les emplois peu prototypiques. Le travail dégage alors, à partir des emplois «peu transitifs», une signification cohérente qui s’applique également aux emplois typiques. La signification proposée est formulée en termes de conjonction ou de disjonction du sujet avec l’objet. Cette signification n’est véritablement appréhendable que par rapport à une configuration mettant en jeu un élément sujet ou objet en relation d’intégration ou d’exclusion d’un espace subjectal ou objectal.

Abstract : This paper addresses the issue of the semantics of transitivity. It provides evidence that the prototypical occurrences of the transitive construction are much less frequent than the non-prototypical ones. On the basis of the study of non-prototypical occurrences, the paper develops a coherent significance that applies to all uses of the construction. It is expressed in terms of conjunction or disjunction between the subject and the object. This abstract significance is not directly accessible and can only be grasped through the observation of its different realizations, i.e. relations of integration or exclusion between a subject or an object with a subjectal or objectal domain.

 

Mereu Lunella: The syntax and argument structure of existentials [Syntaxe et structure argumentale des existentiels] (p. 141)

Résumé : L’article aborde, à partir de données de l’italien, la question de la structure argumentale des constructions existentielles, et particulièrement du statut prédicatif du syntagme prépositionnel dans cette construction.

Après avoir débattu de quelques théories sur les prédicats nominaux, en particulier en grammaire relationnelle et en grammaire générative, l’article présente des tests de cliticisation qui montrent que le SP ne peut pas être considéré comme un prédicat nominal, mais comme un constituant nominal. Enfin, en suivant une analyse récente selon laquelle la distinction entre arguments et circonstants est de type scalaire, on montre que le constituant oblique est un argument-adjunct selon la théorie de Van Valin & LaPolla (1997) et de Prandi (2004), dans la mesure où il complète le significat du prédicat existentiel.

Abstract : This paper is about the argument structure of existentials. It brings evidence from Italian that the PP in this construction cannot be analysed as a predicate, but as a nominal constituent. After discussing a few theories on nominal predicates, in particular in Relational Grammar and in Generative Grammar, it presents cliticization tests which show that the PP cannot be considered a nominal predicate. Finally following some recent literature which states that argumenthood is a gradient property (Van Valin & LaPolla; Prandi 2004), the oblique constituent is shown to be an argument-adjunct, in that it completes the meaning of the existential predicate.

 

4. Terrains-Données-Corpus

Kaminskaïa Svetlana : L’apport du débit à l’étude du rythme phonétique à l’aide des mesures rythmiques : une étude de deux variétés du français laurentien [The role of rate in the analysis of phonetic rhythm using rhythm metrics: a study of two varieties of Laurentian French] (p. 161)

Résumé : Cet article examine le rythme en français parlé en situation de contact intense avec l’anglais en Ontario et hors contact au Québec. L’objectif de l’étude est de tester l’hypothèse de l’interférence du rythme anglais dans la variété minoritaire, en la comparant avec la variété parente. L’analyse se base sur la parole spontanée et utilise les mesures rythmiques nPVI-V, VarcoV et %V, ainsi que le débit d’articulation. Les mesures rythmiques ne révèlent pas à elles seules de différence entre les variétés : en combinaison avec le débit, elles démontrent une efficacité de distinction particulièrement marquée. De cette façon, la vitesse d’articulation joue un rôle clé dans l’identification des variétés comparées. En même temps, certaines mesures rythmiques paraissent influencées par l’âge et par le sexe des locuteurs. Dans la variété en contact, les locuteurs plus âgés et les femmes montrent une tendance significative à un rythme plus français que les autres participants. Finalement, les contradictions observées dans les résultats contribuent à enrichir la discussion sur la validité et la fidélité des méthodes rythmiques.

Abstract : This paper examines rhythm in French spoken in contact with English in Ontario and not in contact in Quebec. The purpose of the study is to test the hypothesis of the interference of English rhythm in the minority variety by comparing it to the parent dialect. The analysis uses spontaneous speech recordings and relies on rate normalized rhythm metrics nPVI-V, VarcoV and %V, while also considering enunciation rate. The results suggest that the applied rhythm metrics do not discriminate between varieties, but in combination with rate, they successfully do so. In this way, articulation rate proves to play major role in identification of the dialects compared. Besides this, some metrics show effect of speakers’ age and gender. Thus, in the contact variety, older speakers and women demonstrate a more French-like rhythm than other participants. Finally, contradictions that came out during the analysis contribute to the discussion about validity and fidelity of rhythm metrics.

 

5. Langues une à une

Bazantay Jean : Un mode de justification en japonais : l’emploi de mono en fin d’énoncé [A mode of justification in japanese : some remarks about sentence final particle mono] (p. 187)

Résumé : Cet article traite de l’utilisation du mot japonais mono (chose) à la fin d’un énoncé. Il s’attache à décrire et à analyser la contribution sémantique et conceptuelle de ce support nominal dans la réalisation d’énoncés à visées justificative ou réfutative. Il montre notamment comment l’objectivisation obtenue par la médiation du nom mono concourt à la construction argumentative d’un énoncé qui dédouane le locuteur de toute responsabilité personnelle. Dans ce processus, le rôle de la collocation datte utilisée comme connecteur pour introduire la réponse est analysé. L’article propose également un éclairage pragmatique pour expliquer comment ce procédé argumentatif peut devenir le moyen de confirmer une relation de dépendance affective (amae) entre le locuteur et son interlocuteur

Pour terminer, le fonctionnement de mono comme connecteur discursif dans une séquence explicative est analysé et rapproché de celui d’autres particules explicatives telles que no de ou kara.

Abstract : This article attempts to describe and to analyze the discursive contribution of the Japanese noun ‘mono’ (thing, object) in the realization of argumentative operations of justification or refutation. This use in which ‘mono’ is usually qualified as ‘final particle’ or ‘enunciative particle’, occurs after the presentation of particular circumstances by which the speaker replies to a reproach or an implicit criticism.

We show how the images of ‘inescapability’ and ‘uncontrollability’ relied to the noun ‘mono’ contribute to the argumentative construction of a statement which relieve the speaker of any personal responsibility. In this process, the role of the collocation ‘datte’ used as a connector to introduce the answer is also analyzed. We also explain how, under certain pragmatic conditions invalidating the relevance of argumentation, this process is in fact a linguistic set up to confirm an affective dependency between speaker and interlocutor.

Having shown how ‘mono’ functions as a discourse connection in explanation sequences, the use of ‘mono’ is then to be compared to other connective particles such as ‘no de’ or ‘kara’ expressing the reason.

 

Kanaan Layal, Traverso Véronique, Dimachki Loubna & Dichy Joseph : Marqueurs de discours en arabe parlé en interaction : le cas de ja‘ni [Discourse markers in spoken Arabic : the case of ja‘ni] (p. 199)

Résumé : L’article porte sur l’analyse d’un marqueur de discours de l’arabe parlé, le marqueur ja‘ni. Il est d’un usage extrêmement répandu, et il provient du verbe ‘ana ("signifier", à la 3ème personne masculin singulier de l’indicatif). Ses usages peuvent s’apparenter à ceux des marqueurs français c’est-à-dire, je veux dire, enfin, ben, selon les contextes.

L’étude est effectuée à partir de corpus audio recueillis en Syrie et au Liban, à partir desquels une collection de 571 occurrences du marqueur a été établie. L’analyse s’inscrit dans une approche de linguistique interactionnelle, qui met au premier plan (a) le déploiement temporel des productions orales et (b) leur caractère co-construit, et conduit à prendre le tour de parole comme unité-repère. Elle permet d’identifier différentes configurations (emplacement séquentiel dans le tour et l’échange, co-occurrences d’autres marques telles que les pauses ou les hésitations ou d’autres marqueurs) dans lesquelles entre le marqueur, qui permettent à leur tour de le caractériser. L’étude conduit à dégager trois types d’emplois : l’emploi à l’intérieur de la construction (macro-) syntaxique entre thème et prédicat, ou élément du prédicat, l’emploi marquant l’ouverture d’une expansion dans le tour de parole, et l’emploi dans lequel, en co-occurrence avec d’autres marques, ja‘ni marque des étapes dans un travail d’élaboration de formulation (reformulation). Ce dernier emploi est de loin le plus fréquent. La recherche soulève en outre la question des degrés de pragmaticalisation du marqueur.

Abstract : The paper proposes the analysis of a discourse marker of spoken Arabic, the marker ja‘ni. It is a widespread discourse marker, which is a grammaticalized form of the verb 'ana ("to mean", 3rd singular masculine, indicative), the usages of which can be related, according to context, to the French markers c’est-à-dire, je veux dire, enfin, ben.

The study is based on corpora, made of audio recordings collected in Syria and in Lebanon, within which a collection of 571 occurrences of the marker ja‘ni has been built. The analyses rely on an interactional linguistic approach, which places in the foreground (a) the temporal development of oral productions and (b) their co-constructed nature. This leads to take turns at talk as the basic analytic unit. The main aim of the analysis is to identify the configurations in which ja‘ni is included (sequential location in the turn and the exchange, co-occurrence with pauses, hesitations marks or other markers). Such configurations allow in characterizing the marker. Three types of usages have been put to the fore: the first in observed inside the syntactic (macro-) construction, i.e., between the theme and the predicate (or element of the predicate); the second usage indicates the opening of an expansion in the turn; in the third, ja‘ni, in co-occurrence with other elements, marks steps in the process of elaborating a formulation. This last usage is from far the most frequent. The research also raises the issue if the degrees of pragmaticalisation of the marker.

Voir aussi