n° 40 : Ultériorité dans le passé, valeurs modales, conditionnel

Présentation générale

par Jacques Bres, Sophie Azzopardi, et Sophie Sarrazin

Praxiling, UMR 5267 CNRS-Montpellier III
Courriels : jacques.bres@univ-montp3.fr,
azzo.soph@gmail.com,
sophie.sarrazin@univ-montp3.fr

 

L’idée de ce numéro est née du questionnement d’un fait de langue bien connu : dans la plupart des langues romanes, une forme verbale, dont la dénomination par les grammairiens a hésité, notamment du fait qu’elle n’existait pas en latin, et qui s’est fixée sous l’appellation (malheureuse[1]) de conditionnel dans certaines d’entre elles, sert à l’expression de l’ultériorité dans le passé et à l’expression de valeurs modales épistémiques et évidentielles, que l’on peut rassembler, en reprenant la tripartition proposée par Dendale (2001 : 9), en trois grandes catégories d’emploi : éventualité, emprunt, atténuation.

Partant de ce fait, le projet a été de questionner la relation entre expression de l’ultériorité dans le passé et production des valeurs modales médiatives et épistémiques, dans les langues qui disposent d’une forme verbale spécifique pour ce faire et que nous nommerons langues à conditionnel, et dans les langues qui ne disposent pas d’une telle forme, mais signifient tout ou partie de ces valeurs par d’autres moyens.

Notons que cette problématique n’avait pas fait, à notre connaissance, l’objet d’une recherche propre : l’ouvrage fondateur de Bybee, Perkins et Pagliuca, The Evolution of grammar, Tense, aspect and modality in the languages of the world (1994), dans le chapitre 7 consacré à l’expression du futur, ne prend en compte que le futur comme ultérieur au moment de l’énonciation, et ne dit rien sur ce qui est parfois nommé par les grammairiens "futur du passé" (et que nous préférons nommer ultérieur du passé).

Le travail s’est développé autour des interrogations suivantes :

1. Concernant les langues à conditionnel

Comment passe-t-on d’un état de langue sans conditionnel à un état de langue avec conditionnel ? Sur quelles bases morphologiques se construit le conditionnel ? S’agit-il initialement d’un tour périphrastique ? Fondé sur la grammaticalisation d’un verbe en auxiliaire ? Emprunte-t-il ses désinences à d’autres tiroirs verbaux, ou dispose-t-il de morphèmes propres ? Est-il un temps ou un mode ? La dualité valeur d’ultériorité / valeurs modales posée comme hypothèse de départ apparaît-elle dans toutes les langues à conditionnel ? Sur quelle(s) base(s) s’articulent ces deux ensembles ? Pourquoi la dénomination de conditionnel (ou ses équivalents selon les langues), qui met en relation cette forme avec la notion sémantique de condition ? Comment les grammaires ont-elles traité cette forme ?

2. Concernant les langues sans conditionnel

De quelles façons les langues sans conditionnel signifient-elles la valeur d’ultériorité et les valeurs modales prises en charge par le conditionnel ? Ont-elles recours à d’autres formes verbales ? À d’autres types de marqueurs ? Usent-elles d’un même marqueur pour la valeur temporelle et pour la valeur modale, ou ont-elles recours à des marqueurs différents ? Les langues qui ne marquent pas l’ultériorité dans le passé associent-elles de façon similaire l’éventualité, l’emprunt et l’atténuation ?

Structure du numéro

1. Du conditionnel dans les langues romanes

Un premier ensemble de textes concerne les langues romanes. Et pour commencer, ses origines pré-romanes : J.-F. Thomas analyse comment, en bas latin, le tour périphrastique infinitif + habebam, sur la base d’une valeur de nécessité (ou de prédestination selon Benveniste) concurrence les tours classiques du [participe futur en –turus + imparfait du verbe être] et du subjonctif imparfait. Est ensuite présentée la grammaticalisation de cette périphrase dans certaines langues romanes dont sont soulignées les spécificités : L. Begioni et A. Rochetti étudient, pour l’italien, l’évolution historique qui a conduit à l’élimination du conditionnel construit sur l’imparfait d’habere par la forme construite sur l’aoriste, ainsi qu’à la mise en place d'un conditionnel exclusivement modal à la forme simple, à côté d’un fonctionnement temporel et modal pour la forme composée. Suivent trois articles consacrés au français : A. Patard et W. De Mulder, partant du constat que, dès le début de l’ancien français, le conditionnel a une valeur double, temporelle (ultérieur du passé) et modale (éventualité), établissent que cette forme a ensuite complexifié son usage modal en développant deux nouveaux types de valeur, l’atténuation et l’emprunt, dont sont montrés les liens génétiques avec les emplois antérieurs. J. Bres, S. Azzopardi et S. Sarrazin proposent de dériver les différentes valeurs modales du conditionnel de sa valeur temporelle qui associe ultériorité (marquée par le morphème –r–) et ancrage passé (marqué par le morphème –ait). A. Provôt et   J.-P. Desclés, distinguant précisément entre valeur modale médiative fondée sur une abduction et valeur modale épistémique fondée sur une déduction, s’attachent à décrire le fonctionnement de trois tours modaux proches mais cependant différents : les emplois journalistique, de rumeur et de conjecture. Pour le portugais européen, F. Olivieira et I. Duarte montrent comment l’imparfait concurrence fortement le conditionnel dans son emploi temporel, et dans une moindre mesure, dans certains de ses emplois modaux.

Les deux articles suivants traitent du roumain. De manières différentes, D. Vlad et R. Timoc-Bardy montrent que le conditionnel, dans cette langue, s’éloigne fortement du modèle roman, tant morphologiquement que sémantiquement : construit sur la base d’un auxiliaire de présent et non de passé, il ne peut signifier l’ultériorité dans le passé (c’est le plus souvent l’une des formes du futur qui se charge de cette tâche), et ne prend en charge que les valeurs modales caractéristiques du conditionnel roman. Par ailleurs R. Timoc-Bardy établit que, dans les dialectes italiens méridionaux, le conditionnel roman a été fortement concurrencé – concurrence allant suivant les dialectes jusqu’à sa disparition – par le présent et l’imparfait de l’indicatif pour ce qui est de l’expression de l’ultériorité dans le passé, et par les imparfaits de l’indicatif et du subjonctif pour les valeurs modales.

Les différents articles présentés jusqu’à présent s’accordaient sur le fait qu’une seule et même forme – le conditionnel – recouvrait les emplois temporels et modaux. Ce large consensus ne fait pourtant pas l’unanimité : A. Rousseau plaide, en appui sur une approche énonciative, pour une solution homonymique qui, tant dans les langues romanes que dans les langues germaniques, distingue un "ultérieur de narration", relevant de l’indicatif, et un "irréel" considéré pleinement comme un mode.

2. Deux conditionnels…

Ont été regroupés dans un second ensemble les articles qui traitent de langues disposant non d’une seule mais de deux (ou plus) formes de conditionnel : breton, corse, occitan. Comme on le verra à leur lecture, il apparaît que, alors que ces langues sont d’origines diverses, la distribution qu’elles opèrent entre les deux paradigmes est relativement similaire.

D. Bottineau examine le cas du breton qui s’est doté de deux formes apparentées au conditionnel français : le potentiel en –fe et l’irréel en –je. Il montre que la distinction entre les deux formes ne se joue pas tant sur la réalisabilité du procès mais sur un critère d’allocutivité. La forme en –fe correspondrait à une incomplétude interlocutive, d’où son emploi dans des contextes où l’hypothèse est présentée comme négociable, celle en –je à une complétude interlocutive, puisque qu’elle apparaît dans des cas où le procès est envisagé comme non-réalisable mais aussi dans des cas où sa réalisation va de soi et n’est donc pas négociable interlocutivement.

P.-D. Giancarli traite le cas du corse qui dispose de deux conditionnels synthétiques, l’un forgé à partir de la périphrase cantare habebam (canteria), l’autre à partir de la périphrase cantare habui (canterebbi). Comme le potentiel et l’irréel du breton, ces deux paradigmes correspondent à des représentations bien spécifiques : à la forme en -ia correspondent les emplois temporels d’ultérieur du passé et les emplois modaux relevant du potentiel ; la forme en –ebbi est quant à elle sollicitée lorsque le procès est envisagé comme irréel. L’auteur propose de rattacher le contraste sémantique entre les deux conditionnels au contraste entre relation de différenciation par rapport aux coordonnées origine (cas du conditionnel issu de l’imparfait) et relation de décrochage (cas du conditionnel issu du passé simple).

L. Esher évoque certaines variétés d’occitan présentant elles aussi, à l’instar de l’occitan médiéval, deux conditionnels, l’un provenant du plus-que-parfait latin (cantaveram), l’autre de la périphrase bas-latine cantare habebam. Au premier correspondent les valeurs d’ultérieur du passé et d’éventualité passée, au second les autres valeurs modales. S’est donc opérée une redistribution des valeurs dévolues à ces formes en occitan médiéval (irréel pour la forme héritée de la forme synthétique latine et potentiel pour la forme héritée de la périphrase).

3. Marqueurs autres que le conditionnel

On a réuni dans un troisième ensemble les langues sans conditionnel qui signifient l’ultériorité dans le passé et les valeurs modales à partir d’une marque ou d’un système de marques propres à leur structure. B. Jeannot-Fourcaud, pour le créole martiniquais, D. Véronique pour les créoles mauricien et haïtien décrivent le système régissant l’emploi des différentes unités prédicatives indépendantes typiques des créoles qui se combinent et entrent parfois en concurrence pour signifier les différentes valeurs associées au conditionnel dans les langues romanes. C. Saillard et X. Chen établissent que, dans une langue sans flexion verbale comme le chinois standard, le verbe modal épistémique huì permet de signifier la valeur temporelle d’ultériorité ainsi que les valeurs modales de prédiction et d’inférence (mais pas l’emprunt). Ce fonctionnement peut être rapproché de ceux du vietnamien et du thaï, étudiés par D.T. Do-Hurinville et J. Achariyayos, qui, également dépourvus de formes flexionnelles, usent des marqueurs sẽ pour le vietnamien et pour le thaï, afin de signifier la modalité épistémique et par dérivation l’ultériorité par rapport à un repère présent ou passé. Le basque se caractérise quant à lui par ce que G. Rebuschi nomme une prolifération de morphèmes. Au sein de la conjugaison synthétique comme de la conjugaison analytique de cette langue, différents morphèmes peuvent être employés pour exprimer d'une part la valeur temporelle d'ultériorité dans le passé et d'autre part la valeur modale d'éventualité. L’article de J. Albrespit et H. Portine ainsi que celui d’A. Celle sont consacrés à un marqueur modal de l’anglais particulièrement complexe à décrire : would, complexité tenant peut-être au fait que le tour périphrastique would + V. ne s’est pas grammaticalisé en une forme synthétique, contrairement à ce qui s’est passé pour les langues romanes, et conserve donc son autonomie.

4. Marquage des seules valeurs modales

Un quatrième groupe de textes est consacré à des langues qui ne signifient pas l’ultériorité verbalement et / ou ne sont pas soumises à la concordance des temps mais disposent d’un "conditionnel", ou d’un marqueur pour les valeurs modales recoupant, pour tout ou partie, les valeurs modales du conditionnel. L’estonien, étudié par R. Alas et A. Treikelder, dispose d’une forme conditionnelle à même de signifier les valeurs modales d’éventualité et d’atténuation, mais pas celle d’emprunt, qui se voit confiée à un mode spécialisé dans cette fonction, le quotatif. Le tchétchène présente une tournure périphrastique "hypothétique" que les grammaires décomposent comme étant l’association du futur et du passé, et qu’il est tentant de considérer comme un conditionnel. F. Guérin fait la démonstration qu’il n’en est rien dans la mesure où si cette tournure est à même d’exprimer l’atténuation, l’emprunt et l’éventualité, elle n’en est pas le moyen exclusif et ne véhicule pas la valeur d’ultériorité du passé. P. Roulon-Doko analyse comment, en gbaya, langue oubanguienne non tensée, la forme accomplie du Virtuel ainsi que le Révolu sont à même de produire des valeurs modales qui ont en commun d'exprimer un procès dont la réalisation est, au moment de l'énonciation, posée comme irréelle, et seront traduites en français par le conditionnel. Le russe contemporain, comme en font la démonstration Ch. Bonnot et T. Bottineau, du fait de la grammaticalisation de la forme d’aoriste de l’auxiliaire être, dispose de la particule clitique by, qui peut apparaître avec différentes formes verbales, aussi bien que dans des phrases sans verbe, et qui a pour portée la proposition entière. Elle marque une rupture avec la situation de référence, apte à signifier, en fonction d’un certain nombre de facteurs, dont l’ordre des mots, le contrefactuel, l’exhortation teintée de reproche, le souhait irréalisable. H. Lessan-Pezechki montre que du fait de l'absence de concordance des temps en persan, cette langue a recours à différentes formes verbales telles que le futur, l'imparfait ou le subjonctif pour rendre compte de la plupart des valeurs temporelle et modales du conditionnel ; et dispose d'un ensemble de formes verbales regroupées par l'auteure sous le terme de mode médiatif pour exprimer la valeur d'emprunt

5. Ouvertures

On a réservé pour une dernière partie trois articles qui abordent la problématique d’un point de vue différent : typologique, dénominatif, acquisitionnel. J. Feuillet, après avoir explicité les possibilités de création d’un conditionnel dans une langue, propose une typologie des auxiliaires entrant dans la composition de cette forme verbale et analyse à travers quelques cas les relations possibles entre conditionnel et expression de l’hypothétique. C. Pagani-Naudet revient sur l’histoire du conditionnel à travers son traitement dans les grammaires du français, et la pluralité des termes servant à désigner cette forme. A. Morgenstern et C. Parisse étudient l’acquisition du conditionnel en français par deux petites filles à partir des données longitudinales de leurs productions de 1 an à 4 ans.

 

On ne saurait tirer de conclusion générale à partir de ces travaux dans la mesure où les différents articles ne sont pas représentatifs des types de langues du monde. On peut cependant tracer quatre pistes de réflexion, concernant le conditionnel, l’association valeur temporelle / valeurs modales, la prévalence du modal sur le temporel, les liens entre les différentes valeurs.

1. Peut-il y avoir un conditionnel – en tant que forme verbale associant expression de l’ultériorité dans le passé et production des valeurs modales médiatives et épistémiques – sans futur correspondant ? Dans les langues qui en disposent, la morphologie du conditionnel est similaire à celle du futur. Plus même : l’existence d’un futur est une condition nécessaire à l’existence d’un conditionnel, à savoir que s’il est des langues qui signifient l’ultérieur du présent mais n’ont pas de forme spécifique pour l’ultérieur du passé, l’inverse – une langue qui aurait un conditionnel mais pas de futur – n’existe pas. Ce fait, qui apparaît conforme à notre intuition, s’opacifie si l’on remarque qu’en bas-latin la périphrase infinitif + habebat apparaît antérieurement à la périphrase infinitif + habet.

Peut-il y avoir une forme qui signifie l’ultérieur du passé sans développement de valeurs modales ? Apparemment pas. Le "conditionnel-temps" est toujours également un "conditionnel-mode". L’inverse – à savoir une forme verbale signifiant certaines valeurs modales mais qui ne sert pas pour l’ultériorité dans le passé – existe parfaitement : tel est le cas notamment du roumain actuel.

Irrésistible ascension du conditionnel ? Cette forme verbale, dans la plupart des langues qui en disposent, tend à développer ses emplois au détriment notamment du subjonctif, qu’il élimine parfois. Ce développement est-il inexorable ? Certainement pas, comme l’attestent le portugais européen qui voit le conditionnel fortement concurrencé par l’imparfait de l’indicatif, ainsi que certains dialectes de l’italien méridional dans lesquels c’est le conditionnel qui a été supplanté, dans tous ses emplois, par les deux formes subjonctives en –se et en -ra.

 

2. L’expression par un même marqueur de la valeur temporelle d’ultériorité du passé et de certaines valeurs modales épistémiques et évidentielles, si elle est un phénomène définitoire des conditionnels romans (à l’exception notable du roumain), n’est pas réservée à cette famille. On la retrouve dans d’autres langues : les créoles, les langues germaniques, le chinois, le thaï et le vietnamien. Ultériorité (dans le passé) et valeurs modales ont partie liée, ce qui vient confirmer l’étude de Bybee et al. (1994 : 253-266) sur l’expression du futur. Et partie doublement liée, selon des mouvements de direction inverse qui peuvent conduire du temporel au modal, ou du modal au temporel. Dans les langues romanes p. ex., une fois la forme stabilisée, les valeurs modales semblent être fortement associées, voire dériver, de la valeur temporelle ; à l’inverse, la valeur temporelle semble plutôt dériver de la modalité, dans des langues comme le chinois, le thaï ou le vietnamien. Dans ce dernier cas, le marqueur modal semble exprimer, en quelque sorte par accident, une valeur temporelle, mais conserve une valeur modale prégnante. Ainsi, l’auxiliaire would de l’anglais est-il fondamentalement un marqueur modal ; les emplois du marqueur huì du chinois comme ultérieur du passé (ou du présent) pourraient relever moins d’une valeur temporelle que d’une valeur épistémique de prédiction.

 

3. Si dans un certain nombre de langues l’expression de l’ultérieur du passé et celle de certaines valeurs épistémiques et évidentielles ont partie liée, cela n’a rien d’obligatoire. De nombreuses langues disposent de moyens pour signifier l’équivalent des valeurs modales du conditionnel roman, sans que ces moyens servent à l’expression de l’ultérieur du passé, le plus souvent car elles ne signifient pas cette relation temporelle. Ne peut-on pas aller jusqu’à dire que la dimension modale est de plus d’importance que la dimension temporelle ? De différentes façons, toutes les langues étudiées dans ce numéro disposent de moyens pour signifier l’éventualité, et dans une moindre mesure l’atténuation ; un certain nombre seulement expriment l’ultériorité du passé, expression dont, semble-t-il, il est parfaitement possible de se passer. Ce que semble confirmer l’étude acquisitionnelle conduite par A. Morgernstern et C. Parisse : les premières occurrences de conditionnel des petites filles étudiées relèvent de l’éventualité et de l’atténuation.

 

4. Pour terminer, nous questionnerons deux liens : celui entre la valeur temporelle d’ultériorité dans le passé et la valeur évidentielle d’emprunt ; et celui entre la valeur d’éventualité et la valeur d’atténuation.

La valeur évidentielle d’emprunt apparaît comme fortement liée à la structure du conditionnel dans les langues romanes. Les langues qui expriment l’ultériorité d’une autre façon – les créoles ou le chinois p. ex. – ne peuvent faire servir ce moyen pour signifier que l’énoncé est à imputer à une énonciation antérieure, ou ont besoin d’y adjoindre une modalisation autonymique du type selon X qui se charge d’expliciter cet autre énonciateur, comme en thaï et en vietnamien. On peut expliquer cette spécificité des langues romanes par l’hypothèse selon laquelle la valeur évidentielle d’emprunt, que les langues romanes ont développée au cours des siècles, dérive de la structure énonciative du conditionnel-temps dans ces langues, qui fonctionne seulement dans les cadres du discours rapporté.

Qu’elles disposent d’un conditionnel ou non, qu’elles signifient l’ultériorité du passé ou non, les langues ont en revanche une forte tendance à user du même marqueur pour signifier l’éventualité et l’atténuation : peut-être parce que poser un énoncé comme soumis à une condition ou comme incertain épistémiquement, c’est interactivement atténuer son affirmation, bémoliser son énonciation.

 

[1] A un double titre : le terme de conditionnel privilégie les emplois modaux ; et dans le tour hypothétique prototypique [si P, Q], le conditionnel apparaît non dans la protase qui exprime la condition, mais dans l’apodose : si Marie venait, Pierre serait heureux.