n° 34 : Espace-Temps Anglais. Points de vue

 

Présentation générale

par Claude Delmas
Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle

"The past is a foreign country, they do things differently there" (L. P. Hartley, 1953)

 

La présente livraison s’inscrit dans la nouvelle perspective aréale de Faits de Langues. Il entre dans les projets de la revue de proposer certains numéros dont le but est de concentrer la réflexion sur une zone particulière et, pour ce qui relève de l’Europe, il est apparu plus cohérent de dresser pour chacune des langues sa carte particulière. Il sera donc ici question de l’anglais.

 

La présentation qui suit comporte deux volets : 1) une présentation nécessairement générale des thématiques discutées lors du colloque, qui propose un certain nombre de jalons caractérisant l’évolution du domaine, 2) une présentation des traits marquants qui se dégagent des interventions des auteurs

1. Temps, Espace et Points de vue

La question du temps et de l’espace n’a pas attendu des siècles pour lancer ses défis aux chercheurs et nombreuses sont les contributions qui ont tenté d’approcher le domaine. Depuis quelques décennies, l’évolution de la plupart des modèles linguistiques dominants (français ou anglo-saxons), via la problématique des rôles et celle du complément d’objet direct[1], a remis à l’ordre du jour de manière singulière la question du lien entre ces deux dimensions. Ceci constitue une première motivation pour le choix de ce thème, une seconde motivation est à trouver dans le fait qu’un nombre conséquent de constructions de l’anglais sont liées à l’expression de l’espace et du temps. Dans la perspective du colloque la temporalité externe, déictique (tense) a été reléguée au second plan. Les approches récentes ont fini par prendre en compte cette réalité incontournable. Les recherches en psycholinguistique (Miller et Johnson-Laird 1976), celles sur l’acquisition du langage par l’enfant (Rosch, 1973), ainsi que l’accès à des corpus diversifiés ont conduit les chercheurs à s’intéresser à des échantillons plus en rapport avec des énoncés en production spontanée, si bien que des types d’exemples nouveaux ont émergé dans le champs de la linguistique. On ne peut résumer en quelques lignes la littérature sur le sujet, mais avant de présenter l’apport de chacun des auteurs ici convoqués, le rappel de quelques jalons s’impose.

1.1. Paramètres cognitifs et constructionnels, une convergence

Confrontés aux caractéristiques des phénomènes linguistiques de l’anglais, les modèles les plus marquants, au delà de leurs différences notationnelles, ont dû intégrer un certain nombre de paramètres liés à la cognition, particulièrement ceux qui relèvent de l’espace et du temps. Le défi était le suivant : un modèle se doit d’expliquer des énoncés (apparemment) simples ou complexes, mais aussi des énoncés moins transparents à la condition que leur fréquence statistique soit significative. Il y gagnera en pouvoir de conviction. C’est précisément ce qui a caractérisé la recherche récente. Il suffit de mentionner certains exemples typiques des patrons représentatifs de certaines spécificités de l’anglais pour prendre conscience de ce fait :

 

(1)        She drank him under the table.

Elle l’a fait rouler sous la table => elle tient mieux l’alcool que lui (Goldberg, 1995)

 

(2)        Pat sneezed the napkin off the table.

Pat a fait s’envoler la serviette en éternuant (Goldberg 1995)

 

Ces énoncés ont été abondamment discutés. Il apparaît que rendre compte de leur spécificité est impensable si l’on néglige les dimensions de l’espace et de la temporalité interne des procès concernés. A part (4) qui, comme nous le verrons, est ambigu, ces énoncés impliquent un certain nombre de paramètres : des entités qui relèvent de l’espace (she, him, table), une trajectoire (path : de la position debout à la position "sous la table"), un point d’arrivée pour le référent de him, à savoir under the table. Ces entités localisées dans un univers spatial tridimensionnel sont prises dans un ensemble de relations dont l’une implique un procès du type "rouler … sous …", donc un intervalle temporel interne. Le procès she drank implique également des entités dans l’espace (la situation contextuelle). En fait, She et him boivent en même temps et avant que le référent de him ne roule sous la table, il a fallu itérer le procès drank. Enfin, les deux sous-événements she drank (with him) et he rolled under the table impliquent un autre type de temporalité : nous avons une séquence, une transition entre deux états ou, en d’autres termes, un changement d’état : "avant de rouler sous la table > transition > ensuite rouler sous la table". Il convient donc de surimposer un autre type de relation espace-temps. Cette relation émerge de la mise en relation des deux sous-événements. Du point de vue de la mise en syntaxe, le recours au him, oblique facilite et symbolise le resserrement constructionnel, comme si nous avions une façade syntaxique formelle unifiante Sujet Verbe Objet. La façade n’est que formelle, elle fournit l’indice d’une relation sémantique plus complexe mais unifiée. Par ailleurs, elle établit une hiérarchisation : le référent de she contrôle mieux la situation que celui de him. Cette unification de surface résulte également de la superposition d’une autre relation : une relation de cause à effet (ou résultat). La propriété qui caractérise le référent de she ("tenir l’alcool mieux que lui") constitue la cause du résultat him under the table. La cause est première, le changement d’état, second. Pour le détail de la théorisation, on se reportera à Goldberg (1995, entre autres), ce qui importe ici est de montrer comment certains exemples ont suscité un intérêt particulier pour la relation espace–temps.

 

(3)        The fly buzzed into the room.

La mouche est entrée dans la pièce en bourdonnant. (Goldberg, 1995)

 

On pourrait songer à expliquer (3) de la même manière que (1) et (2); en effet, nous retrouvons des entités spatiales telles que the fly, the room (lieu d’arrivée), et un trajet (path), le vol de la mouche impliquant une temporalité. Cependant, le bourdonnement buzzed cette fois n’est plus la cause de l’entrée, elle ne constitue plus l’instrumentalisation d’un procès pour obtenir un sous-événement résultatif, nous avons simplement une manière qui ne représente qu’un accompagnement : le procès "bourdonner" se contente d’accompagner le procès "voler" effectué par l’agent (la mouche). Le procès "voler" est implicite[2], le sujet fly incite à interpréter l’acte non dit en ce sens. L’implicitation suffit puisque nous avons l’image du trajet suivi par la mouche : into signale le franchissement de la frontière entre l’extérieur et l’intérieur (the room). Dans ce cas encore, les relations espace-temps sont cruciales.

 

(4)        Sam joked his way into the meeting (Levin et Rapoport, 1988, Jackendoff, 1990, Goldberg, 1999)

 

Ce genre de construction a également fait l’objet de discussions. Nous pouvons à présent faire l’économie de la spécification des paramètres pertinents (entités spatiales Sam, way, place (of the meeting)). Sam a suivi le trajet qui lui a permis de franchir la frontière à laquelle renvoie into. La frontière implique une transition, donc deux sous-événements et donc du temps[3]. Cette construction explicite l’entité "trajet", c’est d’ailleurs le rôle du terme spatial way = path. Comme cela a été observé par Levin et Rapoport (1988), Jackendoff (1990), Goldberg (1999), (4) est ambigu dans la mesure où le procès joke peut soit simplement accompagner le procès "entrer dans la salle …" : "il est entré et plaisantait". Cependant, joked peut constituer de la part de Sam une ruse ou un moyen instrumentalisant le procès afin de tromper la vigilance des appariteurs. Nous retrouvons un tréfilage des paramètres liés aux dimensions de l’espace et du temps.

 

(5)        The play brought the house down.

La pièce a fait crouler la salle sous les applaudissements (Robert et Collins)

 

(6)        He [Mr. Dean] brought the house down.

Le comédien a fait un tabac sur scène

 

Les exemples (5) et (6) impliquent également des paramètres liés aux entités spatiales et à la dimension temporelle. The play renvoie à du non animé, contrairement à he [Mr. Dean]. Nous avons cependant le jeu de la pièce plus que la pièce (écrite, par exemple) elle-même : le jeu implique des scènes, des actions, et des temporalités internes. De plus, dans ces deux exemples, nous avons une séquence, au moins deux étapes qu’une glose peut expliciter : a) le "jeu de la pièce", ou celui de (Mr. Dean) et b) le résultat que "le jeu de Mr. Dean" provoque (résultat = the house was brought down). Cependant, s’ajoute une dimension essentielle : la représentation métonymique des choses. Certes, quelque chose a changé, mais la salle et ses murs n’ont pas concrètement changé. Ce qui a changé, c’est le "comportement" des spectateurs dans la salle en raison des qualités du jeu. Ce qui importe ici est que, sous la figure, les paramètres de la spatialité et de la temporalité doivent encore être pris en compte.

1.2. L’apport de la psycholinguistique

1.2.1. Espace, temps et perception : Est parue en 1976 une étude dont l’influence a été considérable : Language and perception de Miller et Johnson Laird. Les auteurs inscrivent leur recherche dans une perspective perceptuelle approfondie et de leur point de vue le temps ne se donnerait pas comme un objet de perception strictement détaché :

 

"For most purposes of communication, however, one is less concerned about time as an object of perception than an attribute of the perception of other things. Since things change and move about in space as a function of time, a perceptual theory must provide a temporal coordinate that can be used to indicate that x was in a particular state or region at some time or during some interval." (p. 77).

 

Les auteurs étudient, entre autres, le lien qu’il convient d’établir entre le domaine de la psychologie et celui de la langue. A ce propos, ils soulignent l’importance d’un concept étroitement lié à l’espace et au temps, le concept d’événement : "[…] we will use event to denote changes of the kind people talk about […]", p. 79. Par ailleurs, ce qui caractérise le système perceptuel est sa sensibilité au changement. Cependant, il y a une tendance à attribuer les changements à des sources "intelligibles", ce qui facilite le lien entre le filtrage spatial et le filtrage temporel. En fait, le concept de changement est crucial puisque c’est lui qui permet de représenter les entités perçues dans l’espace comme une séquence de variations, le temps résultant d’une interprétation de la séquence apparaissant dans des états variables qui caractérisent les entités.

"Any attribute of percept may change its value from one moment to the next. A spot on a television screen can change its color, […], a touch can change from rough to smooth, […] The nature of the world being what it is, however, and the natures of mobile animals being what they are, it is change in spatial attributes of things that plays the most important role in perception : change of location, change of orientation, change of angle of regard?" (p. 79)

 

La citation évoque clairement les changements perceptibles dans la dimension spatiale. Nous avons d’abord les entités (le poste de télévision, l’écran, les pixels, ou les entités dotées de propriétés qui rendent le toucher accessible, etc.), nous avons le changement qui marque la modification des objets, et une transition entre deux états (l’état antérieur à la transition et l’état postérieur à celle-ci), sans oublier que la transition peut elle-même être dotée d’une certaine épaisseur temporelle. Les moments résultent du changement perçu dans les entités, donc dans l’espace. La perception de l’événement, c’est-à-dire celle du changement dans l’espace entraîne une discrétisation temporelle, ce qui renvoie à des moments quantifiables ("quantized moments", dans le sens de Stroud, 1956). Cette perception suppose une mémorisation de tous les états ou en tous cas de certains. Si la perception ne distinguait qu’un état à la fois de manière amémorielle, on ne pourrait distinguer plusieurs états et donc plusieurs moments. Ce qui souligne le lien entre espace et temps par le truchement du changement.

 

1.2.2. L’acquisition du langage : La recherche sur l’acquisition du langage par l’enfant a fortement influencé les modèles cognitivistes et justifie l’importance accordée à cette problématique. Des travaux comme ceux de Rosch (1973), Markman (1989), entre autres, sur l’acquisition de la catégorisation par l’enfant ont joué un rôle non négligeable. On insiste, dans ces études, sur la manière qu’a l’enfant de donner du sens à son "environnement" (cf. " […] Categorization is one of the main ways in which children attempt to make sense of their environment" p. 11). Plus important encore, l’enfant tire parti de son expérience des situations pour associer temps et espace dans ses manipulations des objets :

 

"[…] young children create spatial configurations with the objects, arranging them into designs or patterns. When more meaningful objects are used, children represent causal and temporal relations among the objects as well as spatial relations. These thematic relations emphasize events rather than taxonomic similarity. For example, children might sort a man and a car together because the man is driving the car. Or they might place a boy, a coat, and a dog together because the boy will wear his coat when he takes the dog for a walk. This attention to relations between objects rather than to how objects are alike is a common finding replicated in many studies." (Markman, p. 23)

 

Il apparaît clairement que l’enfant évolue sur plusieurs plans : a) il manipule des objets dans un espace tri-dimensionnel, b) il établit des relations causales entre ces objets, c) il associe ces objets à des "événements", lesquels supposent une temporalité interne aspectuelle (is driving; wear his coat, take the dog for a walk, etc.). Il ressort de ces études que même dans le domaine de l’acquisition la dimension temporelle, d’une certaine manière, reste associée à celle de l’espace. L’élément crucial étant que l’on se situe à un carrefour où se croisent l’espace, le temps, la causation, l’événement. La causation implique elle-même des relations entre des entités et une séquence orientée dans le temps (la causation précède l’effection). Nul doute que ces recherches ont apporté de l’eau au moulin de linguistes tels que Fillmore (1968), qui ont trouvé confirmation de la pertinence de l’idée de travailler sur des schémas lexicaux impliquant des rôles ou cas.

1.3. L’apport des analystes de la temporalité

Vendler (1957) n’est pas le seul à s’être penché sur la temporalité interne ou la structure des procès, mais son apport est digne d’être mentionné dans la mesure où il a suscité de nombreuses vocations et discussions. Il n’est pas question de reprendre ici la typologie[ 4] qu’il a établie. Il est cependant intéressant de noter la caractérisation qu’il donne des procès de type "activity" :

 

"This difference suggests that running, writing, and the like are processes going on in time, that is roughly, that they consist of successive phases following one another in time. Indeed, the man who is running lifts up his right leg one moment, drops it the next, then lifts his other leg, drops it, and so on. (Vendler, p. 99 -100, c’est nous qui soulignons par des italiques)

 

La relation prédicative de base (VP en syntaxe) fournit des indications concernant les domaines du spatial et du temporel : "run" implique des entités spatiales correspondant aux arguments qu’il accepte : un animé, agent, ici a man, des instruments (parties du corps) legs. Le procès implique un trajet, une distance (path), il se déroule dans le temps, il est constitué de "phases successives" : <… [phase1] [phase2] [phasen]…>. Il s’agit des phases d’un même procès. Ceci milite pour une image composite des activities. Le procès renvoie ici à un ensemble de relations complexes associant temporalité et espace : la durée ou le nombre de phases de la course sont corrélés à la distance parcourue.

De nombreux linguistes (Davidson, 1967), Dowty, 1979, etc.), ont repris et approfondi l’idée que le procès est doté d’une structure (event structure). Dans le cadre de la sémantique générative, Pustejovsky (1991) propose l’analyse d’une phrase du type "John closed the door", reconnaît des entités qui relèvent de la dimension spatiale ("John" et "the door"), il reprend également le schéma crucial selon lequel nous avons deux phases que sépare une transition T, laquelle marque le passage d’une position de la porte à une autre (spatialité) et plus important un changement d’état (change of state, COS), concept incontournable en linguistique anglaise. Ce passage ou franchissement s’accompagne d’une séquence [porte non ouverte] à [porte ouverte]. Pustejovsky intègre les deux dimensions dans deux formules[5]. On observe que l’apparente simplicité de la construction cache en fait une complexité dans laquelle s’intègrent les entités spatiales et la relation séquentielle (temporelle). Le spatial se développe sur deux plans, le plan de la référence aux entités, et celui, plus abstrait, des deux positionnements de la porte. Le domaine du temporel suppose deux phases opposées, la seconde marquant un état résultant.

1.4. Temps, espace et métaphore

Certains chercheurs de tendance "localiste" (Lakoff, Johnson, et d’autres) accordent une importance cruciale au domaine de l’espace. Ils avancent l’idée que l’expérience de l’espace, postulée plus tangible, plus concrète, constituerait la source de la conceptualisation du temps. Il en découlerait en synchronie contemporaine de l’anglais que l’expression linguistique qui renverrait à l’espace fournirait la matière première permettant de construire la temporalité. Le caractère plus indirect de l’expérience du temps expliquerait que les diverses expressions linguistique de la temporalité soient dérivées de celles de l’espace (cf., entre autres, la TIME-IS-SPACE metaphor). Dans ce cadre, l’expression de la temporalité relèverait d’une dynamique figurale activée pendant l’en-cours de l’acte de parole. La conduite métaphorique du locuteur serait activée lors de son énonciation. Cette position fait problème dans un certain nombre de cas, en revanche, elle est défendable du point de vue de la diachronie. A ce propos, on note certaines évolutions contraires. Ainsi, dans les exemples attestés les plus anciens de l’anglais, le mot world partageait deux significations a) un sens temporel de "durée", b) un sens "spatial" houses in the weorulde = houses on earth. Il apparaît que l’étymon de world correspondait d’abord à une idée de "durée". C. S. Lewis (1967) décompose l’étymologie du mot qui dévoile clairement son caractère temporellement premier : "wer + ald" = "homme + âge / période". Ce sens persiste dans l’expression archaïque du Prayer Book "World without end" = "Age without end" = "forever". Comme on le sait, l’évolution de l’anglais a favorisé et retenu le sens spatial, mais il reste que l’étymologie du mot oriente vers une origine première temporelle. Même si ce cas de figure n’est pas prototypique, il semble néanmoins militer, dans certains cas, pour une approche plus abstraite qui subsume les deux dimensions.

1.5. Temps, espace et grammaticalisation

Certains marqueurs liés au domaine verbal, et, d’une manière ou d’une autre, au temps, sont issus d’une unité lexicale qui a subi un certain nombre de changements. Les nombreux linguistes[6] qui se sont penchés sur cette problématique ont proposé un dispositif (ensemble de tendances) qui tend à faciliter l’observation de ces changements. Certains marqueurs offrent une sensibilité à telle ou telle condition du dispositif, mais il n’est pas nécessaire que toutes les conditions soient réunies en même temps. L’approche concerne la problématique de l’espace et du temps mais elle la dépasse. Elle a été dénommée "grammaticalisation". Les discussions portent de manière générale sur les propriétés qu’il faut attribuer au processus de changement. Parler de "processus" implique un dynamisme, lequel est censé s’étendre sur une période plutôt étendue. Le changement est prototypiquement présenté comme étant graduel. Dans les cas les plus favorables à la théorie de grammaticalisation, l’étape initiale serait lexicale, par exemple en vieil anglais dūn est un nom qui renvoie à une entité dans l’espace et plus précisément à l’idée de "colline". Le système de l’époque moyen-âgeuse crée le terme adūn, adverbial, qui évolue vers dūn, étymon de down. Il a été observé que l’appartenance à un paradigme relativement restreint facilitait la sélection d’un des membres candidats à la grammaticalisation. Il est de fait que les termes concurrents n’ont pas connu de succès dans l’ordre de l’évolution grammaticalisante.

 

 

On peut dégager un certain nombre de "facilitateurs".

 

• Appartenance à un paramètre restreint

Prenons le cas de l’étymon de down. Dūn avait un nombre restreint de concurrents barro = top, tumulus; crouka = mound or hill; penno = head or metaphorically hill (cf. Stanton, 1930, p. 94). Sadej (2009) en rajoute deux, beorg et munt. Dūn se distinguait de manière à constituer un candidat pour un traitement grammaticalisant : il était plus à même de signifier une différence de hauteur, plus proche de l’expérience des locuteurs dans la mesure où ce terme contrairement aux autres soulignait le lien entre les hommes et un lieu propre à constituer une résidence rurale "dūn was a hill with a levellish summit suitable for settlement […]" (R. Coates, 2006, p. 341).

 

• Fréquence d’emploi

Il a été observé qu’un autre élément facilitateur était la fréquence d’emploi. Ceci était le cas pour dūn, qui était devenu le terme le plus employé dans les traductions des textes religieux, on le retrouve également dans les textes officiels (délimitations cadastrales, etc.).

 

• Principe d’évolution graduelle du changement catégoriel et unidirectionnalité

Contrairement à la lexicalisation qui tendrait à être abrupte, la grammaticalisation a besoin de temps, elle est graduelle. Si nous reprenons le cas de down, on observe que pendant des siècles of dune évolue jusqu’à devenir adūn. Il faut attendre le 12e siècle, pour que adūn se transforme par aphérèse en dūn. Cependant, à ce stade, adūn n’est qu’adverbial, ce n’est qu’au 16e siècle que down s’affiche comme préposition et il faudra attendre encore pour l’émergence de down comme verbe (to down). L’évolution du sens de down confirme le principe d’unidirectionnalité. La grammaticalisation se déroule en évoluant graduellement vers davantage de propriétés fonctionnelles.

 

 

• Principe de stratification progressive

Il a été observé que la grammaticalisation pouvait tolérer la persistance du sens premier, ce qui permettait une co-existence de plusieurs emplois d’un même marqueur. Ainsi, trouvons-nous down qui conserve son sens de "colline" (notamment dans le sud de l’Angleterre), down particule préverbale ou postverbale (à valeur adverbiale), down préposition, puis longtemps après down devenu verbe (voir le principe de lexification) :

 

——————————————————————‑> dūn (Nom downs = des dunes)

 

[                        ] 830———————————————>  adune > down (particules)

 

[                                                   ]1382 ––––––––––––––––> doun (préposition)

 

[                                                                 ]1562……….......> down (verbe, to down)

 

[                                                                    ]1565… … …  > down (adjectif)

 

 

• Attrition du sens et accroissement de la subjectivité

Parallèlement au sens directionnel primitif, down, par exemple, à développé des sens divers plus abstraits ou métaphoriques, subjectifs : I feel down = "je me sens déprimé"; ou temporels : from 1700 down to the present = de "1700 à nos jours", down the years, = "au cours (ou au fil) des années" (métaphore du cours du fleuve), etc.

La grammaticalisation s’appuie sur un nombre de propriétés qui tendent à faciliter l’évolution de certaines unités ou paradigme. Le degré de grammaticalisation est en relation avec le nombre de paramètres en jeu. Comme le fait remarquer Prévost (2003), il ne s’agit pas de somme mais d’interaction, de conjonction entre les éléments. Le programme grammaticalisant a fait l’objet de réfutations sur certains points (Campbell, 2001), entre autres). Il est difficile cependant d’invalider la grammaticalisation dans la totalité de son programme. Il s’agit certes de tendances et de rétro-prédiction. Certaines réfutations peuvent être prises en compte mais seulement au cas par cas.

 

• Attrition phonétique

Si nous reprenons le cas de down, ce principe peut être problématique. On observe d’abord une augmentation préfixale of > a- mais l’unité lexicale n’a pas été affectée dans sa longueur + dūn. Si adūn est passé par aphérèse à ødūn c’est uniquement pour des raisons générales d’effets dus au type accentuel de la langue et non pour des raisons particulières à la grammaticalisation de ce terme. Si plus tard la voyelle longue ū s’est diphtonguée c’est encore pour des raisons (extérieures) de système (great vowel shift, à la Renaissance) et non pour des raisons de spécialisation sémantico-pragmatiques spécifiques de l’unité lexicale en question.

 

 

• Mécanisme de lexification

Certains ont considéré que la création de nouvelles unités lexicales, par recatégorisation, contribuait à miner l’hypothèse grammaticalisante, cf. pour down, to down a plane, to down a glass of beer. Ces réfutations n’invalident pas la grammaticalisation dans sa totalité, elles contribuent à délimiter le périmètre d’action de la grammaticalisation, et contraignent à prévoir une utilisation plus ou moins riche de son programme. Ceci a néanmoins des répercutions en ce qui concerne le satut théorique de l’approche (voir Peyraube et Prévost, à ce sujet). Les faits étudiés ne facilitent pas l’établissement d’une "théorie" à strictement parler. En effet, une "théorie" de la grammaticalisation se doit a) de présenter un ensemble de causes ou motivations de nature à assurer de manière logique et indépendante l’émergence d’une nouvelle forme ou construction à toute époque, b) de produire un critère de prédictibilité. Si ce critère était assuré, nous pourrions prédire les grammaticalisations qui surviendraient dans l’avenir. Ce qui n’est évidemment pas le cas.

 

Il faut ajouter que le schéma [lexical > grammatical] correspond à une idéalisation, car si nous avons bien "cause > by the cause of > because > coz; cross > across; līch = le corps, le cadavre > like; head > ahead; back lexical > back particule; cow lexical > cow elephant; will lexical > will auxiliaire; have lexical > have "auxiliaire", going lexical > going auxiliaire > gonna, etc., d’autres cas illustrent le fait que des éléments déjà grammaticalisés voient leur processus s’accroître, cf. to préposition > to infinitif; be on hunting > be ahunting > be hunting, that déictique > that, > [ðət] (conjonction), there adverbial > there existentiel, etc. Sans compter les cas où le fonctionnel disparaît (presque) totalement a cup of tea > a cup ə tea > a cuppa, où la grammaticalisation débouche sur une relexicalisation.

2. Présentation des interventions

2.1. Points de vue sur la figure

La plupart des intervenants ont souhaité, de près ou de loin évoquer la question de la dérivation métaphorique du temps à partir de l’espace, trois auteurs posent explicitement la question de la figure, C. Paulin, L. Gournay et B. Cappelle. Leurs interventions sont regroupées dans la première section. Tous trois prennent plus ou moins vigoureusement leurs distances par rapport à l’hypothèse dérivationnelle localiste qui ne traiterait qu’au niveau du mot. C. Paulin, dans une perspective cognitiviste, préfère opter pour une construction en discours de l’événement prenant en compte les déterminations spatio-temporelles qui le caractérisent. L. Gournay adopte un autre cadre théorique et suggère une approche "topologique" abstraite qui subsume les dimensions de l’espace et du temps. Le calcul s’effectue à l’aide d’outils en amont des deux domaines disjoints en ce qui concerne les valeurs. B. Cappelle, prolongeant les travaux de psycholinguistes, estime proche la mort de l’hypothèse métaphorique. Les manipulations linguistiques qu’il recommande tendent à montrer que l’hypothèse n’est pas défendable.

2.1.1. Métaphore ou construction en discours? Par certains côtés l’hypothèse localiste avancée par les tenants du cognitivisme séduit un certain nombre de linguistes. L’adhésion est moins spontanée lorsque la question de la dérivation métaphorique se pose de manière explicite, si bien que certains d’entre eux en viennent à reléguer les phénomènes concernés dans le domaine de la diachronie. En effet, d’autres critères leur semblent prioritaires. C. Paulin, par exemple, s’intéresse à la polysémie, en particulier celle du verbe de changement d’état turn [en synchronie contemporaine] " sans considérer […] qu’il s’agisse de sens dérivés ou figurés de l’unité verbale [seule] mais de sens construits en discours (C’est nous qui ajoutons des italiques). A la dérivation limitée à l’unité lexicale seule elle oppose une approche cognitiviste inspirée de Taylor (2002), Radden (1996). Le mot n’est plus pris en tant que tel mais intégré à la construction, qui doit être le lieu dans lequel se nouent et se combinent diverses déterminations liées aux constituants de l’énoncé. L’identité du type qu’inaugure le verbe n’est pas négligeable; elle est cognitivement liée au concept de "mouvement", ce qui implique donc une "trajectoire", une "directionalité" (Talmy 2003). Dans ces constructions, le mouvement implique des "changements". En fonction de ses éléments constitutifs la construction organise divers changements : "changement de position sur la trajectoire", "changement de la trajectoire elle-même" (cf. the stream of events turned from its course), de "changement de matérialité" (cf. … turned wood). Au contenu du verbe s’ajoutent les propriétés sémantiques et syntaxiques des constituants (rôles thématiques, sujet ± animé, ± agent, ou ± causateur, ou ± ergatif, etc.). L’émergence du sens n’est pas tributaire d’une dérivation mais d’une des propriétés de la forme syntaxique de la construction (transitivité directe, transitivité indirecte, intransitivité, prédicat adjectival). Si l’on a des effets métaphoriques, ils ne sont pas premiers dans le sens où le verbe seul basculerait ‘stylistiquement’ dans la figure. Le sens de la construction naît des interactions mises en place en discours. Le sens émerge de la mise en place des constituants co-présents (he turned the key …, the police are turning the screws …, I turn wood for pleasure, the evening was turning chilly …, turn fifty…. etc.), C. Paulin souligne le fait qu’il ne s’agit pas pour le verbe de basculer simplement dans le figuré, l’insertion dans une construction permet une structure causative-résultative que le verbe seul n’induirait pas (voir également Dufaye (2006) et Chauvin (2006) sur ce point).

Cette vision cognitive de l’événement implique une autre propriété importante, la transformation ou modification qu’implique turn suppose autant des positions que des moments, au moins deux : il y a passage d’une position à une autre, des étapes, et donc une forme de temporalité. Dans cette perspective, il serait artificiel de vouloir disjoindre les deux dimensions de l’espace et de la temporalité.

Dans le même esprit, l’ajout d’une particule peut renseigner sur le "temps interne de l’événement", et peut induire une dimension inchoative (turn up) ou télique (turn to horror), c’est-à-dire aspectuelle, et relève bien in fine d’une forme de temporalité.

C. Paulin ne nie pas l’interprétation métaphorique, mais elle est d’avis que la métaphore n’est pas explicative de la création du sens en jeu. En revanche, dans sa perspective, le sens (métaphorique ou non) reste tributaire de paramètres qui interagissent, paramètres qui n’excluent pas des données pragmatiques telle que l’attente doxale de l’énonciateur.

 

2.1.2. Métaphore ou topologie? Certains domaines de la langue offrent un autre terrain particulièrement propice pour tester les hypothèses concernant les dimensions de l’espace et du temps : domaines des relations circonstancielles qui entrent en jeu dans l’interrogation (cf. where, when), et relations qui ont trait aux constructions interpropositionnelles en WH- (where, et when). L. Gournay montre la nécessité d’ouvrir l’éventail des types de construction. Est-il pertinent dans ce domaine d’envisager des liens si étroits entre l’espace et le temps que l’on puisse en déduire une dérivation de type métaphorique? Un certain nombre d’arguments donnent à penser que l’on a affaire à deux domaines de repérage disjoints (coordonnnées spatiales et coordonnées temporelles). Le fonctionnement morphologique y incite (cf. somewhere, *somewhen, face à some place, some time). Ceci illustre l’asymétrie en jeu et prouve qu’il ne s’agit pas uniquement d’opposition sémantique. Il y a d’autres raisons de penser que les deux domaines sont assez disjoints pour qu’on ne puisse retenir l’idée d’un passage métaphorique du domaine de l’espace vers celui du temps. Il est des emplois dans lesquels ces marqueurs ne renvoient ni à l’espace ni au temps ! Il s’agit des emplois de where et when dits adversatifs. Ce dernier type d’emplois ne rapproche pas pour autant ces deux marqueurs. Ces emplois abstraits de where et when ne sont ni directement ni indirectement et encore moins métaphoriquement locatifs. L. Gournay souligne un élément crucial :

 

"Cette analyse [métaphorique], déjà discutable du point de vue théorique puisque la primauté du concret, spatial ou temporel, sur l’abstrait ne fait pas l’unanimité, a aussi le désavantage de ne pas rendre compte de la distribution de when et where dans ces emplois figurés. En effet, dans la plupart des cas, when et where ne sont pas interchangeables avec la même valeur locative bien que pouvant […] exprimer tous deux une relation d’adversité" (voir, L. Gournay, dans le présent ouvrage).

 

De fait, L. Gournay propose une analyse topologique qui subsume les dimensions de l’espace et du temps. Avant de signifier en discours, ces deux marqueurs constituent les indices d’une distinction abstraite qui aide à les singulariser, fondée sur des propriétés topologiques. Ces marqueurs invitent à reconnaître une diffraction de leur composants : a) il convient de définir le rôle de WH- qui joue un rôle interpropositionnel d’apport qualitatif, propre à déterminer la relation prédicative cible RP; WH- reste neutre par rapport à l’espace et au temps, et b) il convient de préciser l’incidence topologique de l’application de -en[7], par rapport à -ere. Ainsi, When serait-il en mesure de renvoyer topologiquement à du fermé et where à de l’ouvert. Cette caractérisation apporte une explication aux phénomènes traditionnels bien répertoriés (cf. l’emploi du past dans les questions introduites par when) mais également à des faits plus délicats tels que l’emploi du perfect dans les "fausses question" (cf. When have I ever touched anything of yours? La perspective ouverte par L. Gournay marque le fait que chacun des marqueurs suppose un certain nombre de caractéristiques qui prédisent un nombre supérieur de phénomènes : des phénomènes sémantiques attendus, valeurs spatiales ou temporelles pour les marqueurs where et when, respectivement, mais également des emplois moins attendus dans une perspective dérivationnelle métaphorique, par exemple, les adversatifs

 

2.1.3. Expression du temps et autopsie de la métaphore spatiale? On peut envisager certains des points susceptibles d’étayer les hypothèses de Lakoff et Johnson (1980). Un nombre non négligeable d’expressions semblent illustrer ces métaphores (cf. We’re fast approaching the end of the year; The time for action has arrived, etc.). B. Cappelle, dans un premier temps, développe les conceptions culturelles du temps sur lesquelles s’appuie l’argumentation des deux auteurs[8]. Des faits de langues supplémentaires semblent militer pour l’hypothèse de la "métaphore conceptuelle". B. Cappelle évoque la similitude de certains marqueurs qui renvoient aussi bien à l’espace et à la temporalité : about, in, at, on, start[9], approach, etc. Il a été observé que la diachronie de l’anglais manifeste un nombre significatif de dérivations qui vont en ce sens. Pour B. Cappelle une brèche a été ouverte dans le domaine de la psycholinguistique. En effet, aucune preuve ne permet d’assurer que les locuteurs anglophones ou néerlandophones effectuent ces opérations de dérivation "en ligne". Les expériences tendent à convaincre du contraire. Certains sujets parlants qui ont vu une partie de leur cerveau endommagée, en particulier l’aire dans laquelle se trouve stockée le lexique lié au spatial, n’éprouvent aucune difficulté à utiliser des expressions temporelles, alors que le stock des expressions spatiales reste inaccessible. B. Cappelle élargit la brèche et poursuit en établissant une distinction entre la dimension diachronique, dans laquelle l’hypothèse de la dérivation métaphorique peut être défendue, et la dimension synchronique qui conforte l’hypothèse homonymique. B. Cappelle avance deux arguments de type linguistique. Certains verbes à particules lui offrent l’occasion de montrer que constructions spatiales et constructions temporelles connaissent des fonctionnements différents. D’une part, l’application du test de la glose métalinguistique de Boguławski (1994) du type (so to speak; as it were; metaphorically speaking; etc.) montre qu’elle fonctionne pour des constructions du type … marriage + go off the track (dimension spatiale), mais pas pour John + talk on. B. Cappelle fait appel à une autre différence de fonctionnement : la construction spatiale She pushed the cart on autorise l’insertion de l’objet the cart entre le verbe et la particule, or la construction temporelle qui a recours à on ne permet pas cette option He drank (*his beer) on. Cette différence jette un doute sur l’hypothèse métaphorique en synchronie. La conclusion logique est que la fréquence et l’évolution qui lui sont associée ont tué la métaphore et que dans l’instant de parole (on line) ne se construit pas le passage métaphorique (mapping). Dans cette perspective le locuteur a lexicalisé l’expression du temps et l’a stockée de manière indépendante.

2.2. Points de vue sur la grammaticalisation

La grammaticalisation a représenté dans certains domaines (auxiliation, articles, complémenteurs, etc.) une avancée indéniable. Il semblait envisageable d’évoquer sa pertinence dans la résolution d’un ensemble de problèmes : celui de la polysémie, ou celui du glissement modalogène de certains verbes lexicaux, ou encore celui de l’emploi subjectif de certaines prépositions lors de leur acquisition par l’enfant. Comme dans le cas de la métaphore, les intervenants évoluent de l’interrogation distante à une préférence pour d’autres solutions. Pour G. Furmaniak, la grammaticalisation de take dans le cadre des propositions impersonnelles ne peut être considérée pertinente qu’avec une définition étendue exprimée en termes de gradation sur un continuum. D. Jamet, à propos de la grammaticalisation de happen to et appear to, considère que les critères de la grammaticalisation ne s’appliquent qu’assez partiellement. A. Morgenstern, C. Parisse, M. Sekali, montrent que la grammaticalisation telle qu’elle s’est illustrée dans l’étude de l’évolution diachronique n’est pas pertinente dans le domaine de l’acquisition synchronique par l’enfant. La pertinence de la grammaticalisation, assurée dans le domaine de l’évolution de la langue est donc perçue comme relative, partielle, peu ou non pertinente en d’autres domaines.

 

2.2.1. Pertinence relative de la grammaticalisation : La polysémie qui caractérise certaines constructions conduit non seulement à poser la question de la figure mais également celle d’une éventuelle grammaticalisation. C’est à ces deux questions que G. Furmaniak répond en proposant une réflexion sur certains emplois du verbe take et plus particulièrement les structures du type It takes x …, dans lesquelles le verbe acquiert un sens "plus grammaticalisé". Les dimensions de l’espace et du temps se trouvent impliquées de manières différentes selon le type de construction. Dans cette perspective, métaphore et degré de grammaticalisation passent d’abord par la syntaxe. Il est montré dans l’étude que l’on peut regrouper deux types d’interprétation selon le genre de construction. Un lien étroit caractérise les extraposées du type It takes time to …It takes very considerable diplomatic skills to …) et une métaphore qui implique que l’objet direct du verbe peut se ramener à une "ressource consommable". Les objets renvoyant à la durée, à l’effort, à une qualité manisfestée vérifient l’hypothèse. En revanche, pour les non extraposées, c’est-à-dire, ici, les impersonnelles du type It took a long time before people realized… cette relation se trouve distendue y compris dans le domaine de la temporalité. En revanche, dans ce cas, l’interprétation est du type "faire l’expérience d’un besoin", une glose du type need est possible alors. Les deux types de construction posent la question de leur lien avec le sens lexical (cf. I took the pen from her). L’étude montre que l’extension plus ou moins métaphorique du "transfert initié par un agent d’un objet depuis une source vers l’agent" est envisageable pour les emplois du type "consommation de ressource" ou "absorption"; en revanche, ceci ne peut être avancé pour expliquer les emplois du type modal (need, require, etc.), ce qui met à mal l’hypothèse de l’invariance et milite pour un autre type d’explication : appel doit être fait à une inférence pragmatique. L’hypothèse métaphorique rend compte d’un certain nombre d’emplois, cependant l’hypothèse grammaticalisante dans la version qu’en proposent Hopper et Traugott[10] (1993) est moins assurée. En revanche, si comme l’avance Langacker il s’agit de définir un gradient ou de catégoriser ces emplois de take entre les pôles du lexical et du grammatical, sans supposer d’opposition radicale, il reste envisageable de définir take a pen from x comme restant plus proche de l’instance lexicale, alors que What does it take to be a good father déplace le curseur vers le pôle plus abstrait, plus grammatical. De fait, le débat reste ouvert.

 

2.2.2. La grammaticalisation, une solution partielle? Au processus métaphorique, nous l’avons vu, on en associe souvent un autre : celui de la grammaticalisation, qui associe l’idée d’un domaine de départ spatial (physique) et un domaine d’arrivée (plus) abstrait (mental). C’est dans cette perspective qu’une structure modalisée peut être envisagée comme le point d’arrivée d’une telle réélaboration. D. Jamet adopte ce point de vue dans son traitement des constructions infinitives happen to et appear to, dont la conversion métaphorique se doublerait d’une grammaticalisation.

 

"L’hypothèse que nous formulons, c’est que ces structures ‘modalisantes’ sont issues d’un tel procédé métaphorique prenant assise dans la spatialité […] C’est ainsi que l’on retrouve souvent dans la littérature consacrée à la grammaticalisation le terme de reanalysis". (article dans le présent recueil).

 

L’auteur prend appui sur certains principes d’évolution ou de changements traditionnellement invoqués lorsque l’on traite de la grammaticalisation : 1) affaiblissement sémantique ou bleaching, 2) affaiblissement phonétique, 3) augmentation de la fréquence d’emplois, 4) caractère graduel de l’évolution, 5) subjectivisation. Appliqués aux verbes happen to et appear to, ces principes permettent de moduler la grammaticalisation qui les caractérise ces deux verbes. D. Jamet montre qu’il s’agit, en fait, d’en déterminer le degré de conversion.

D. Jamet observe que le point de départ de la conversion implique l’unité lexicale stricte, à ce titre l’unité peut s’opposer à une autre unité lexicale (appear / disappear), ce qui n’est pas le cas avec la structure grammaticalisée (*disappeared to …). La conversion a attribué certaines propriétés distributionnelles à la construction dans laquelle le verbe grammaticalisé apparaît, le statut et le sémantisme du verbe a changé. En s’appuyant sur un exemple de Shakespeare (voir l’article) D. Jamet distingue dans le processus les deux étapes et pose la question suivante "… comment d’une acception purement physique d’apparition concrète le verbe lexical a-t-il pu se grammaticaliser pour donner un sens d’apparition mentale?". La discussion montre que la conversion n’est pas brutale mais que des constructions intermédiaires ont permis un frayage modalisant If it appears not inconvenient to you. Le rôle de la préposition est crucial car il souligne l’appel à un avis du destinataire. Ce qui oriente vers une prise en compte subjective telle qu’elle est prédite par Traugott. L’étude diachronique montre le caractère directionnel de la conversion : appear lexical a bien précédé appear to grammaticalisé (voir l’article).

Il reste cependant que happen et appear ne répondent pas systématiquement à toutes les conditions généralement mises en avant. Ceci est le cas pour le principe de javellisation phonologique, ces verbes n’ont en rien changé leur forme de surface. Parallèlement, dans l’ordre du sémantique la modalisation n’est pas totalement consommée : "y a-t-il réellement évaluation des chances de validation de la S / P par l’énonciateur …" (voir l’article dans le présent recueil). Ce questionnement permet de distinguer les deux verbes "Ainsi, si appear to semble fonctionner plutôt de façon épistémique, happen to semble plutôt fonctionner comme une construction évidentielle (Berkenfield, 2006)".

Il faut voir un autre signe de grammaticalisation partielle dans le fait que ces deux verbes ne se comportent pas totalement comme des auxiliaires de modalité prototypiques, ils n’obéissent pas totalement aux NICE[11] properties (*you happened not to, *Happened you to …? etc. ) et refusent l’ellipse d’une partie du prédicat.

L’article montre que c’est dans la diachronie que le processus de métaphorisation est le plus palpable. Il montre également que ce processus peut s’accompagner d’une grammaticalisation partielle et, enfin, qu’il est difficile pour un certain nombre de cas de proposer une vision binaire et tranchée de la grammaticalisation. Ce processus se distingue par le fait qu’il n’obéit qu’à certains des critères généralement avancés. Ainsi, n’est-il pas toujours aisé de tracer une frontière nette entre des marqueurs qui chevauchent le domaine lexical (dont il est issu) et le domaine grammatical (auquel ils accèdent).

2.2.3. Grammaticalisation, subjectivisation ou inter-subjectivité? Le concept de grammaticalisation peut également être invoqué dans le domaine de l’acquisition et l’émergence des marqueurs spatio-temporels chez l’enfant : un parallèle a été tenté entre, d’une part, l’émergence des prépositions chez l’enfant, et, d’autre part, la naissance de nouveaux emplois dans le domaine de la diachronie de l’anglais. Dans un premier temps, c’est à un tel projet que A. Morgenstern, C. Parisse, et M. Sekali consacrent leur contribution en s’appuyant sur une étude de corpus longitudinaux d’enfants. Ces auteurs observent que les productions verbales deviennent plus grammaticalisées". Dans une première étape l’enfant se contente de l’instance lexicale, il se contente de la simple juxtaposition de deux termes lexicaux, à l’âge de 2;3, il commence à utiliser une préposition. Il a recours à un agencement qui présente de manière explicite et grammaticalisée la relation en question. Les auteurs souhaitent tester le parallèle entre ce type de grammaticalisation et celui que les diachroniciens cognitivistes ont repérés. Ils évaluent le rôle de l’interprétation sémantico-pragmatique, privilégiant le "désir d’expressivité" de l’enfant à l’intérieur d’une situation d’interlocution. Ceci amène à nuancer les résultats de la comparaison entre acquisition et diachronie, et même à prendre quelques distances par rapport à ce programme : "Il faut donc aussi faire la critique de cette utilisation du concept de grammaticalisation appliquée au langage de l’enfant" (voir dans le présent recueil).

Les auteurs remarquent que les recherches les plus significatives et les plus nombreuses ont été faites sur l’anglais et que dans le cadre de cette langue particulière, il ressort que les premières prépositions ont une valeur spatiale à valeur "colorée", "étoffée". On pouvait se demander si l’on pourrait retrouver chez l’enfant ce que l’on trouve en diachronie, à savoir, la primarité du spatial et un passage qui s’effectuerait du plus simple au cognitivement plus compliqué. A ce questionnement les auteurs apportent une réponse critique : "il s’avère peu pertinent d’appliquer les observations faites sur l’anglais à l’acquisition du français. De fait, l’apparition des marqueurs chez l’enfant ne serait pas liée à une plus ou moins grande complexité des concepts, mais à une plus ou moins grande complexité linguistique et à leur usage dans la langue des adultes. Les auteurs montrent qu’il faut s’orienter vers d’autres domaines : ceux de l’intersubjectif ou de l’interlocution. Dans le domaine de l’acquisition du français, les prépositions précoces ne dérivent pas de l’espace mais de stratégies argumentatives et pragmatiques. Ces stratégies sont en harmonie avec les besoins réels et les intentions effectives de l’enfant locuteur : répondre à une incompréhension du destinataire, expliciter une intention préalable, (cf. la préposition "pour"), réaffirmation de l’inhérence de la propriété d’un objet (cf. la préposition "à"). C’est donc la relation de l’objet à une intention signifiante, et aux parties prenantes de l’échange qui importe plutôt que l’espace physique. Il apparaît qu’il semble difficile de parler de primarité du spatial dans l’émergence des premières prépositions chez l’enfant (du moins en français). Dans cette perspective, même dans le domaine de l’anglais, l’analyse de certaines particules "incolores" est plutôt due à des facteurs linguistiques que cognitifs. De fait, l’étude conduit à donner la préférence à une approche qui établit une continuité, entre acquisition des prépositions précoces et celle des prépositions "incolores". Ce qui ne militerait pas pour une grammaticalisation à partir de l’espace : c’est vers une sorte d’isotopie dans l’ordre de l’organisation discursive et contextuelle qu’il faut se diriger.

2.3. Espace-temps, préposition et particule adverbiale

2.3.1. Espace ou réinvestissement de propriétés cognitives? De ce qui a été avancé jusqu’ici, on peut penser que la prise en compte des données historiques peut contribuer à préciser une partie de la problématique de la préposition. Dans son étude diachronique du marqueur with, S. Gatelais, rappelle l’existence des deux prépositions mid et with. La préposition mid, absorbée par with, a disparu de la langue au XIIIe siècle. Il apparaît que le l’éventail des sens de cette préposition était déjà assez large à l’époque. L’auteur note surtout que "le sens spatial originel indo-européen est relativement peu attesté". Plus que d’espace, il s’agissait d’opérations cognitives abstraites. En fait, le contenu opérationnel de mid, absorbé par with, correspond à une "opération d’intégration d’un élément par rapport à un groupe", ou à "une propriété qui s’applique à tout le groupe". Cette absorption de mid par with, n’a pas empêché cette dernière de conserver le large éventail de valeurs qu’elle détenait. La diversité et la nature de ces emplois rendent moins évidente l’hypothèse d’une dérivation à partir d’un with spatial. La concurrence entre plusieurs valeurs était effective. Très tôt, on observe l’existence d’un fonctionnement abstrait et, en fait, de constructions liées à des opérations différentes : le comitatif, l’instrumental, le gradient, la cause-manière, l’emploi inter-propositionnel. L’étude diachronique et synchronique de ces deux prépositions semble favoriser l’hypothèse selon laquelle certaines opérations abstraites permettent le "réinvestissement" de propriétés cognitives originelles dans les différents emplois modernes de la préposition.

 

2.3.2. Confirmation ou transformation prépositionnelle? L’expression du temps et de l’espace en anglais pose également le problème de la représentation des relations entre le verbe et préposition et de manière plus cruciale celui des apports respectifs du verbe, et de la préposition. C. Chauvin répond en présentant une réflexion sur les prépositions at et to, puis against, towards, on, for. Elle conforte l’hypothèse selon laquelle certains emplois de la préposition permettent à l’énonciateur a) de confirmer le programme de sens du verbe directionnel, b) de convertir un verbe non (ou peu) directionnel en verbe plus fermement directionnel. Le choix d’un groupe particulier de verbes permet d’amorcer la réflexion, et l’apport d’un groupe restreint de particules permet de parachever la construction du sens.

Le verbe directionnel offre l’occasion de montrer que sa propriété caractéristique peut être exploitée dans une variété d’emplois. Une première source de cette diversité est la possibilité pour le concept de ‘direction’ de s’adjoindre le concept de mouvement ou à l’inverse la stabilité en un site. Ceci permet de filtrer d’une part les verbes directionnels de déplacement tels que run ou come et, d’autre part, les verbes sans mouvement ou déplacement, la direction se contentant alors de basculer dans l’idée de pointage (direct, aim, point, …).

L’apport de la préposition devient essentiel car dans un premier groupe de constructions, elle confirme ou “affine” le sens du verbe, dans un autre, elle contribue à greffer un sémantisme supplémentaire. Les verbes de mouvement supposent une direction, dans ce cas la préposition privilégiée précise la direction. D’autres verbes vont acquérir une direction ou l’accentuer, c’est le cas des verbes de perception (look + prép.) ou des verbes de communication (say + prép., yell + prép., etc.), ou de verbes gestuels (wave +prép.). En plus de la réélaboration du verbe, la préposition permet d’affiner le type de direction dont il s’agit, c’est particulièrement le cas lorsque l’alternance prépositionnelle concerne un même verbe; l’alternance est alors signifiante (Look at, look to). C’est précisément le rôle des prépositions at et to.

L’orientation implique le statut du repère qui la détermine et apporte un surcroît de définition de la direction. Le repère, objet qui fonde l’orientation, peut connaître un degré élevé de précision ou de définition, et constituer l’objet d’une intention, voire d’une conduite agressive, ou sinon une réaction de surprise. Dans ce cas la préposition at est préférée. L’orientation peut être déterminée de manière déficitaire et dans ce cas la direction est plus générale, to signale alors plus fréquemment une orientation qui n’est qu’envisagée. Avec des verbes de parole et de communication to introduit le destinataire. Il est à noter que les cas d’alternance bien que réels ne sont pas systématiques.

Du statut d’un repère (général ou moins spécifié, ou au contraire ‘pointé’) découle des effets de présence ou d’absence de contact, d’atteinte, d’attention, d’agressivité, d’une part, et de présence d’intentionalité de l’autre.

 

2.3.3. Prépositions, espace de partage et de rupture? Le réinvestissement des valeurs spatiales et temporelles de la préposition prise dans la trame discursive d’un texte oral spontané peut faciliter l’émergence de conduites explicatives obéissant de la part du locuteur à un souci de réaliser un "effort cognitif". Cet effort vise à faciliter le partage d’une réalité culturelle peut-être mal connue du destinataire. C’est ce type de représentation de l’espace et du temps dans un récit d’événement personnel que L. Delrue expose dans son intervention. La préposition contribue à fournir les moyens linguistiques appropriés pour présenter au destinataire un domaine dont il n’a peut-être pas la maîtrise. Il s’agit dans le cas présent de l’analyse d’une rencontre sportive, un match de football, qui ne se déroule pas de la manière la plus harmonieuse. Le narrateur, un jeune étudiant britannique a été filmé. La narration répond en fait à la question : When did you last feel angry?. L’étude montre que la construction du sens dans un récit oral de ce type (spontané, informel) s’appuie sur l’interaction entre un certain nombre de caractéristiques liées au cadre énonciatif, aux repérages de l’événement relaté. Le locuteur se remémore l’événement auquel il a participé mais auquel l’interlocuteur est étranger : "un événement et un lieu qui n’appartiennent ni au temps ni à l’espace interlocutif qu’il [le locuteur] partage avec son interlocuteur". Ceci implique non seulement la construction de plusieurs temporalités et de plusieurs espaces mais suppose également le recours à diverses conditions : position physique du locuteur (face à face, déviations sur la droite, ou la gauche, vers le haut ou le bas, mouvement du corps rotation à gauche ou à droite, clignement des yeux ou écarquillement, amplitude et durée de ces "mouvements"). Entre également en jeu le facteur de la synchronie des gestes (kinèmes) et variations de la voix (courbe intonative, pause, accentuation, etc.). Un autre espace est délimité, un "espace abstrait, ensemble qui englobe la réalité concrète des rencontres sportives … ainsi qu’un temps circonscrit, celui de l’événement sportif global qui recouvre la durée du championnat".

L’étude définit de manière détaillée l’interaction des prépositions in, on, off ainsi que les constructions dans lesquelles elles entrent. A la question When …? on observe une réponse en termes de contenant In a football match; in correspond typiquement à une préposition introductrice d’espace et introduit dans cette occurrence un événement. L’analyse multimodale montre comment la préposition est employée de manière à souligner plusieurs types de liaisons qui se conjuguent pour assurer un type de cohésion. Les deux "kinèmes" associés de clignement d’yeux et de coup de tête vers le bas sur la préposition sont signes d’acquiescement. Ils indiquent à l’interlocuteur que le locuteur accepte le projet proposé et va remplir sa mission. On pourrait gloser, "j’ai compris la question et je vais y répondre". Le récit va s’organiser non seulement autour du "quand", unité de temps qui est celle de la durée du match et qui vient s’inscrire dans le temps du récit d’un événement passé, mais encore du "où" indissociable, dans ce cas le terrain de jeu. La préposition joue ici un rôle multiple d’agent localisant car elle ouvre aussi un espace de narration : sa fonction discursive d’ouverture de récit rend légitime le fait qu’elle soit porteuse de marques phonétiques et gestuelles." (voir dans le présent recueil).

 

2.3.4. Espace de perception subjective et espace d’interlocution : Certains types de construction sont liées à une forme de perception, non explicitée en surface. J. Guillemin-Flescher s’intéresse aux constructions qui expriment l’idée qu’il y a mise en relation d’un procès ou d’un état avec un contexte situationnel, spatio-temporel tels que there it is !, There’s St Paul’s !, etc.). La "perception subjective" de ces procès ou états est intéressante dans la mesure où, bien que non explicitée, elle implique une intensification et une exclamation. Un autre type de construction implique l’espace spatio-temporel, mais de manière différente cf. …he turned round, and there was Clarissa again, etc. Dans ce cas, nous avons affaire à un contexte discursif ou narratif et la surprise fait place à une conduite mémorielle. L’auteur distingue deux types de temporalité interne : a) les cas de "perception ponctuelle", b) des cas de "perception continue". Le premier cas implique des constructions qui partagent un certain nombre de conditions (non explicitation d’un verbe de perception, représentation de l’objet de perception, variation au plan temporel). Que nous ayions affaire à une construction exclamative ou non, l’auteur montre qu’il faut postuler une rupture :

 

a) "Le statut exclamatif […] (cf. There’s X !) est motivé par la rupture par rapport à un état antérieur, bien que ce ne soit pas systématiquement le cas, l’hiatus entre ces deux états est souligné dans ces cas par le fait que l’énoncé exclamatif intervient au début d’un nouveau paragraphe […]".

 

b) "la rupture entre deux états de choses qui motive la localisation et ne peut plus dans une suite narrative être signalée simplement par un indice dans l’avant du texte ou un changement de paragraphe. L’hiatus entre les deux situations doit être marqué explicitement juste avant la localisation. […] l’adverbe suddenly […] opère le passage entre deux situations". (voir dans le présent recueil).

 

L’auteur montre le rôle que peut jouer la coordination. Elle signale également comment les particules adverbiales (in, out, up, down) permettent de souligner une opposition associée à un changement de localisation, in et out impliquant une franchissement de frontière, alors que up et down n’impliquent qu’une orientation. La distance spatiale impliquée par le franchissement de frontière est corrélée à la dimension chronologique que supposent les deux étapes. L’auteur prend également en compte les cas de neutralisation. L’ordre des mots (sans inversion) est crucial dans ce cas cf. yet there she was. Par ailleurs, lorsque "la relation intersubjective est en jeu dans une relation d’interlocution, il y a incompatibilité avec la représentation de la perception subjective". L’analyse oppose here et there aux particules adverbiales qui gardent une valeur purement spatiale lorsqu’elles apparaissent dans une relation interlocutive, avec une orientation vers le co-énonciateur "you" : (Off you go, the pair of you = Off reste spatial).

2.4. Espace-temps aspectuel

L’espace et le temps ont fait l’objet d’études qui d’une manière ou d’une autre tendraient à géométriser les données de manière plus ou moins directe. Ceci est également le cas pour celles qui concernent l’aspect. Les auteurs qui sont intervenus dans ce domaine dans ce recueil proposent un calcul plus abstrait des valeurs que vise le locuteur (temporalités, intervalles, etc.). E. Corre opte pour une approche qui prend pour visée la mesure de l’impact du procès sur une base de référence, l’objet direct pour les transitifs. Il montre l’importance du préfixe (pour le russe) ou la particule (pour l’anglais) dans l’opération de "quantisation". D’une certaine manière, cette opération concerne l’entité de référence affectée, donc l’espace, mais aussi le verbe, donc la temporalité interne du procès. Le préfixe ou la particule apparaissent comme éléments de relation entre le temporel verbal et le spatial nominal. Nous n’avons donc pas un reflet direct de la géométrisation de l’événement.

Bien que l’approche adoptée par L. Dufaye soit différente, on retrouve l’idée d’une prise de distance par rapport une géométrie encore trop direct ou naïve. Dans cette perspective, l’étude des effets (temporalités, intervalles,etc.) dus à des repérages tels que in, for, since s’inspire d’un autre type de calcul, topologique. Le calcul est contrôlé par des conceptualisations qui n’interdisent pas le temps et l’espace mais les transcendent. L’auteur montre que les prépositions bien qu’abstraites n’opèrent pas en aveugle, la conceptualisation dont elles constituent l’indice intervient dans le calcul et a pour conséquence de rendre prévisibles certaines contraintes.

 

2.4.1. Mesurer l’impact événementiel, préfixes et particules : Les liens entre l’espace et le temps trouvent un écho significatif dès lors que se pose la question de l’aspect. E. Corre compare deux langues, l’anglais et le russe. Ces deux langues convergent sur un certain nombre de points concernant l’aspect (recours à des particules, entre autres). Leur syntaxe et leur morphologie diffèrent cependant. L’anglais moderne manifeste l’aspect en adossant à la représentation lexicale de l’événement une réplique grammaticalisée (auxiliaire have + pp ‘en’, pour le parfait). Le russe offre une représentation lexicalisée de l’événement, cette représentation est augmentée de particules préverbales. L’anglais, quant à lui, permet le recours à des particules séparables postposées au verbe ou au complément d’objet direct (problématique de certains Verb Phrases).

E. Corre prend pour point de départ l’idée admise aujourd’hui que dans des langues telles que l’anglais une distinction doit être faite entre deux versions de la construction aspectuelle : l’une lexicale, l’autre grammaticalisée. La version lexicalisée s’appuie sur le verbe seul (V) ou sur l’ensemble du groupe verbal (VP, en anglais) et peut dans des constructions spécifiques être enrichie de particules ou de préverbes, non fléchis pour le temps. Cette version lexicale détermine le type de structure interne concernant la temporalité d’un événement. Elle ouvre le champ sémantique des types ou classes de procès. Quant à l’autre version, elle s’appuie sur des unités verbales plus grammaticalisées (les "auxiliaires" be ou have, munis de temps déictiquement définis, présent, passé, futur), elle remodèle la représentation de l’événement et la reformate dans des intervalles dont la pertinence dépend du cadre du discours ou la situation énonciative du locuteur. Reprenant la terminologie de C. Smith, E. Corre appelle la première version situation[12] aspect (SA) et la seconde viewpoint aspect (VA). Sa réflexion porte ici sur la première version (lexicale) de l’aspect. Ce qui permet de souligner le lien crucial entre espace et temporalité :

 

"I insisted that the notion of SA should not be confused with VA. Although these two components utilize the same ingredients, they do not operate at the same level and make different contributions : SA operate at the VP level, basically transforming a spatial entity into a temporal one, whereas VA provides instruction concerning the interpretation of the whole sentence into the discourse world of the speaker/utterer." (voir dans le présent recueil)

 

Dans le sillage de Hoekstra et Guéron (1995), on peut envisager le VP (verbe + NPs ou arguments), comme étant composé d’éléments renvoyant à des entités (personnes, animaux, objets), ces entités sont spatiales dans la mesure où elles peuplent un espace ou un sous-espace. Le verbe lexical décrit les relations plus ou moins dynamiques qui les relient ou les transforment. Ces modifications ou transformations (décrites par le verbe) sont en relation de co-présence avec les entités concernées. Dans cet espace les propriétés des entités déterminent qualitativement et quantitativement ces transformations. Dans ce cadre, le temps interne des procès écrire une lettre, manger une pomme, se trouve corrélé à la dimension quantitative des entités concernées, dimension de la lettre, celle de la pomme).

E. Corre montre l’intérêt qu’il y a à rapprocher le russe de l’anglais, en dépit des points qui les séparent. S’appuyant sur plusieurs théories, il montre que le concept de télicité doit être élaboré, raffiné. Il ne s’agit pas uniquement de construire le dernier point du procès, mais de montrer que l’on a besoin d’une base pour mesurer l’amplitude de l’impact de l’événement. C’est l’argument correspondant au complément d’objet qui se prête le mieux à cette opération[13]. Les propriétés qualitatives et quantitatives permettent cette opération. Le recours au préverbe en russe et à la particule en anglais surimpose la manière dont la mesure doit être faite et définit les effets induits par le choix de ces particules. Prolongeant certaines observations de Paillard (2002), Svetsinkaja (1997), Agafonova (2004), faites à partir du russe, Corre affine son approche des particules et confirme que la particule ne se contente pas de signaler le caractère télique du procès : le préverbe na- en russe ajoute le caractère de "visibilité" au résultat du procès sur l’objet, la particule vy- intégre l’idée d’un procès qui implique une certaine difficulté, la particule so- appelle une idée de dénombrement, etc.

Le fonctionnement et les propriétés des particules telles qu’elles sont décrites dans l’étude permettent d’envisager une certaine convergence avec la "théorie des formes schématiques" (dans la Théorie des Opérations Prédicatives et Enonciatives, TOPE, élaborée par A. Culioli).

 

2.4.2. Topologie, indépendance opérationnelle des domaines : Des regards différents, nous l’avons vu, peuvent être portés sur les relations entre l’espace et le temps. L’un d’entre eux, sans nier l’apport diachronique ou rejeter de manière frontale les dérivations métaphoriques[14], préfère hisser la description et à plus forte raison l’explication à un niveau plus formel (modélisant) abstrait qui subsume les deux dimensions qui nous intéressent : ce regard porté sur les faits est celui de la topologie. Pour développer son argumentation L. Dufaye propose une analyse des marqueurs temporels in, for, since. L’approche est topologique car elle associe les opérations concernant les "voisinages", les "bornages" etc. à des opérations énonciatives. Précisément parce que la théorie se situe en amont, au niveau des opérations, et non à celui du sens construit, elle transcende les valeurs spatiales ou temporelles. L’approche s’appuie sur une conception élaborée par Culioli (1981). Le processus de conceptualisation implique un "centre organisateur" et le recours à la différenciation, l’identification, par rapport à ce centre. Ceci permet de construire des zones : intérieur, frontière, extérieur (I, F, E). C’est précisément l’abstraction qui caractérise ces zones qui permet aux opérations à la fois a) de subsumer l’espace et le temps et b) de procéder à un calcul des valeurs. Ce qui rapproche le calcul de la spatialité et celui de la temporalité est la conceptualisation au départ topologique, ce qui différencie le développement du calcul est sa spécificité. Un calcul peut ainsi se caractériser par une conceptualisation souche dès lors que cette dernière autorise des développements différentiels subséquents des calculs. Pour une présentation détaillée de la théorie (on peut se reporter à Dufaye, 2009 et Culioli, 1981). Dans cette perspective, des paramètres tels que l’intérieur, la frontière, l’extérieur peuvent déterminer aussi bien des entités spatiales (points, ligne, surfaces, réinvestis eux-mêmes en ± frontières, etc.) que des entités temporelles (moments, intervalles, durées, associées à des bornes ou frontières, etc.). L’auteur montre l’avantage que l’on peut avoir à souligner l’indépendance du niveau de la valeur temporelle. Il démontre, dans l’exemple qu’il considère, que dès lors que la préposition in est engagée dans un processus créateur de valeur temporelle, on passe de plein pied dans le domaine de la polarisation, en l’occurrence, une polarisation négative. De même, une comparaison avec for, engagé dans un calcul temporel, devient pertinente et non simplement constatée. Les contraintes liées au temps et à l’aspect trouvent une cohérence justifiée : contrairement au parfait "les contextes au prétérit autorisent des emplois de in en contexte positif : "I did my homework in 10 minutes" opposé à "*I have known him in two weeks". Au delà d’un raisonnement en termes de bornage etc., le recours au topologique permet de cerner la caractérisation des intervalles avec plus de définition, plus de finesse. Ainsi, la distinction entre in, for, et since apparaît-elle plus précise :

 

"D’une certaine manière, on peut penser que in et for sont plus ou moins complémentaires au sens où in implique la prise en compte des bornes pour construire du discontinu alors que for se caractérise par le renvoi à l’intérieur d’un intervalle compact. […] since partage à la fois des propriétés de in et de for puisqu’il permet la référence à du continu comme à du discontinu." (voir dans le présent recueil)

 

Une dernière caractéristique de l’approche est qu’elle n’interdit pas d’associer à l’interaction entre des propriétés topologiques des variations induites par le contexte.

 

* .

[1] L’argument dit "interne" en syntaxe générative.

[2] Dans les modèles syntaxiques on postule, pour des raisons théoriques indépendantes, l’existence d’un verbe "faible" ou "léger" sur lequel le verbe représentant le procès accompagnateur viendrait se superposer.

[3] Pour la notion de transition et de sous-événements nous renvoyons à Pustejovsky (1995).

[4] Cf. voir les classes bien connues: states, activities, accomplishments, achievements. Vendler étudie les emplois plus ou moins paradoxaux de V et surtout de groupes verbaux (VP, en anglais).

[5] LCS’ [|ACT (j, the door)]  Ù   ¬ closed (the door)]
LCS :   CAUSE (ACT (j, the-door)], BECOME [closed (the-door)]))

[6] Bybee et al (1994), Condillac (1827), Heine et al (2002), Humbolt (1822), Lehman (2002), Margerie (2004), Meillet (1912), Peyraube (2002), Prévost (2003),  Traugott (2001), etc.

[7] Notons qu’une caractérisation interlangue de ce marqueur apporte de l’eau au moulin de l’auteur. On pourrait envisager un air de famille entre les emplois des marqueurs contenant cette nasale (cf. les remarques de F. Bader dans les "pré-actes du colloque sur la Deixis, version tapuscrite (1990), concernant la rupture, la distance signifiée par cette nasale dans divers marqueurs. La rupture énonciative avec le pronom en russe on, ona (= "il", "elle"), la rupture déictique en allemand avec jene, etc. P. Cotte postule une opération de rupture et de différenciation dans than (la nasale induisant une distanciation par rapport à l’identité -th).

[8] Deux conceptions sont disponibles : a) celle selon laquelle le temps correspond à des "objets" mobiles  qui se "rapprochent" d’un observateur statique (towards you) et b) celle qui inverse le processus et propose l’idée que c’est l’observateur qui se déplace. Pour d’autres conceptions du temps voir Le futur, Faits de Langues, 2009, Ophrys.

[9] Une rue commence au numéro x d’une autre rue (dans l’espace), de même une action commence à telle date (dans le temps), etc.

[10] G. Furmaniak observe que le verbe n’est pas recatégorisé, il ne devient pas auxiliaire pour autant, sa phonétique reste inchangée, etc.

[11] Les NICE properties correspondent à un fonctionnement typique de l’auxiliaire dans la Négation, l’Interrogation, le Code (les tags), l’Emphase.

[12] Le terme anglais de situation n’a pas le même sens qu’en français. En anglais, situation renvoie au type de procès, à sa géométrie, alors que situation en français fait plutôt songer à situation d’énonciation.

[13] Cette approche qui prolonge l’idée  de "Measuring-Out-Constraint" due à Tenny (1994) a plusieurs avantages, dont celui qui explique l’interprétation holistique de he loaded the cart with hay et l’interprétation non holistique de he loaded hay onto the cart. Elle a un autre avantage, celui de motiver le recours à ce qui a été appelé les "faux réfléchis" (fake reflexives) que l’on trouve dans des énoncés tels que He laughed himself silly.

[14] Voir Dufaye (2009) : "[…] il ne s’agit pas ici de ramener la modélisation à une reformulation de "métaphores", du moins pas au sens où l’emploient, par exemple, G. Lakoff et M. Johnson […], p. 115.

voir aussi

 

  • Commander le numéro (versions DOC, PDF)