n° 1 : Motivation et iconicité

Présentation générale

 

Laurent Danon-Boileau

Paris III-Sorbonne Nouvelle
Centre Alfred Binet

 

Est-il vrai que certaines formes du langage doivent être rapportées à un fondement naturel? Comme on sait, le débat ne date pas d'hier, et l'on trouvera ci-après quelques articles concis (dont celui de Pierre Swiggers) pour en rappeler les contours. Mais fondement peut s'entendre de diverses façons. D'où la nécessité d'inscrire iconicité et motivation au titre du présent numéro. Si l'un et l'autre se retrouvent sous la plume du linguiste sitôt qu'il en rabat un peu sur l'arbitraire du signe (la modernité lui faisant obligation d'y joindre "cognition"), iconicité ne doit pas cependant faire office de synonyme raffiné pour motivation . Il y a entre les deux une différence de domaine et d'effet. Différence de domaine: le rapport iconique intéresse le lien du signifiant au référent (dans l'onomatopée par exemple), le rapport de motivation celui du signifiant au mécanisme qui l'engendre. Qu'il ne soit aucun mot sans voyelle est motivé par la nature de l'appareil phonatoire mais n'est pas iconique. Différence d'effet aussi: l'iconicité soutient l'intention signifiante ("cocorico" se trouve plus parlant d'être un mime), au contraire de la motivation qui imprime dans le signe la marque du système sans en renforcer le pouvoir. Bien entendu, la frontière est poreuse: comme Ivan Fonagy le montre, la colère motive l'emploi de certains phonèmes tendus. Mais dans le discours irrité l'émergence de ces phonèmes n'est pas seulement motivée, elle est iconique aussi de cette colère qu'elle manifeste et qu'elle exprime.

D'ailleurs, faut-il dire qu'elle "exprime" ou qu'elle "simule"? Ici ressurgissent les questions inhérentes à toute analyse de la représentation: qu'est-ce au juste que le signe retient de la chose? Est-il copie trompeuse ou métaphore de l'essence? On trouvera dans l'article que Suzanne Saïd consacre à l'histoire des termes d'icône et d'idole certaines des interrogations auxquelles tente de répondre la hiérarchie établie par Pierce entre image, diagramme et métaphore. Comme l'on sait, la trilogie est subtile. Pour le linguiste, elle peut toutefois s'esquisser par l'exemple: pour l'icône-image on songe à l'onomatopée, pour l'icône-diagramme à l'ordre des mots- quand la succession des mots épouse la succession des événements (quand "veni vidi vici" ne peut pas être "vici veni vidi"); pour l'icône-métaphore enfin on pense au lien qui unit les sens divers d'un même mot, faisant que le premier serve de signifiant au second. Il y a icône-métaphore quand le sens spatial de "là-dessus" dans "Pose ce vase là-dessus" est tenu pour signifiant de la valeur temporelle que prendra l'expression dans "Là-dessus, il arriva".

Comme toute hiérarchie, celle de Pierce repose sur des partis pris. Appliquée au langage, elle invite à poser un mouvement du concret vers l'abstrait, ce qui bien entendu suppose en amont cet autre préjugé que certaines formes langagières puissent être rapportées à un fondement naturel et se retrouvent alors avec la même valeur dans des langues non apparentées.

Que disent à ces divers égards les faits? Si l'on s'en tient d'abord à l'icône-image, on verra notamment dans l'article d'Ivan Fonagy, que la question ne saurait seulement être tranchée par l'analyse de l'onomatopée et qu'en dehors d'une analogie entre signifiant et référent, il convient aussi prendre en compte le lien qu'établit l'idéophone entre le geste phonatoire et l'objet désigné: que le "r" dit roulé soit, comme il est rappelé dans Cratyle, commun aux racines d'objets qui roulent (chars, roues, et autres), ce n'est ni un hasard ni une preuve, mais sans doute l'effet de ce que l'arbitraire, loin de s'opposer à l'iconicité, en constitue un préalable nécessaire. Il en va ainsi de la ligne sineuse qui signale un virage sur un panneau routier: elle est iconique certes, mais n'est telle que rapportée au cadre arbitraire du code. Ce point, comme je l'ai rappelé, n'avait d'ailleurs pas échappé à Pierce. Et même dans un registre apparamment aussi naturel que celui de l'intonation, Jennifer Rouskow-Low montre nettement que ce qui est rendu sensible peut être un fonctionnement aussi abstrait que l'enchainement des opérations énonciatives responsables de la constitution d'un énoncé.

Intermédiaire entre l'image et le diagramme, la question de de la répétition du signifiant et de sa valeur se retrouve également chez plusieurs auteurs. C'est à son propos que Marie-Claude Paris et Alain Peyraube peuvent remettre en cause le "nouveau dogme" qui voudrait que la syntaxe du chinois, dans sa perfection exotique, ait surpris la vérité des choses. Mais la hâte à conclure ne saurait avoir raison des faits. Bien entendu, le gros du débat sur l'iconicité diagrammatique du langage a trait à l'ordre des mots. Et l'on verra, tant dans l'article de Bernard Pottier que dans celui de Pierre Cotte et d'Akira Terada (outre qu'il convient de distinguer entre l'ordre interne au syntagme et celui de l'ensemble de l'énoncé) que la question de la nature de l'ordre révélé par les mots n'a rien de simple. Shun-chiu Yau pour sa part pose en principe l'existence d'une dualité. On aurait pourtant tort de conclure de la pluralité à une négation de l'iconicité: ici comme ailleurs l'effet du langage peut justement résider dans l'articulation des dimensions antagonistes.

L'iconicité métaphorique trouve son terrain de prédilection dans ce que l'on a parfois nommé après Guillaume, la "dématérialisation", et que l'on peut en somme rassembler ainsi: étant donné tous les sens d'un terme, on doit penser que leur apparition se fait par ordre d'abstraction croissante. La question se pose, comme le montre Geneviève Girard, pour la construction de la valeur d'opérateurs tels que faire ou do. Elle revient avec une particulière acuité pour les prépositions: dérivent-elles de cas abstraits ou de valeurs spatiales concrètes? On verra en lisant les articles de Marie-Line Groussier et d'André Rousseau que les arguments méritent d'être examinés de près. Paradoxe toutefois: alors que l'on voudrait penser que l'espace imprime en quelque manière son ordre au discours, Jacques Jayez montre que la description de l'espace routier (un croisement, un rond-point) ne peut être assez exacte pour que l'emploi des termes y soit pleinement...motivé. A d'autres égards, c'est encore le sentiment que l'on peut retirera de la contribution de Georges Vignaux comme de celle de Claude Vandeloise.

Au delà de la théorie localiste, la question de la spatialité ouvre sur le débat de la cognition. On ne s'aventurera pas à définir le terme, mais on dira pour fixer temporairement les idées qu'il vise l'ensemble des procédures qui permettent la gestion et la cohérence locale des informations recueillies par la perception et l'action. Dans quelle mesure la logique du langage est-elle tributaire des principes abstraits qui régissent ces procédures? On lira à cet égard les articles de Georges Kleiber et de Jean-Pierre Desclés, dont le souci commun est d'accueillir la réflexion cognitiviste sans tomber pour autant dans un naturalisme naïf. Les recoupements avec certaines des propositions logico-linguistiques de la théorie de Thom sont saisissants, et peuvent se suivre jusque dans le travail de Christian Cuxac sur l'iconicité de la langue des signes, laquelle, comme le montre l'auteur, n'est ni monolithe ni constante.

Mais toute proposition qui vise à rapporter le sens à un fondement naturel invite à revenir sur la dichotomie établie entre lexique et syntaxe. Ici l'article de Jacqueline Picoche et Marie-Luce Honeste montre le profit que l'on peut tirer de la notion d'iconicité dans le traitement du lien entre les sens d'un même terme, à condition toutefois que ce recours n'implique pas immédiatement une présomption d'antécédence pour le sens le plus "concret".

Mais l'analyse du lexique exige encore un pas: il n'est pas certain en effet que la structure phonétique ni la structure accentuelle du signifiant soit libre en tout point d'une incidence du signifié. C'est alors pour partie la question de l'onomatopée qui fait retour, mais à un autre niveau, car ce qui ici construit la motivation n'est nullement la chose, mais la représentation que le locuteur s'en donne. C'est du moins ce qu'invitent à penser par des chemins divers les articles de jean-Michel Fournier, Jean-Louis Duchet, Jacques Poitou, Jean-François Sableyrolles et Linda Waugh..

Ainsi, il se pourrait que l'iconicité, détournement de la motivation au profit de l'effet signifiant, soit le miroir non de la chose mais du regard sur la chose. En quoi elle devient indice du sujet, comme le montre Béatrice Fraenkel dans son analyse de la signature.

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