Laurent Danon-Boileau, Christian Hudelot, Anne Salazar-Orvig (dir.)Usages du langage chez l’enfant

Présentation par Laurent Danon-Boileau, Christian Hudelot et Anne Salazar Orvig

Cet ouvrage s’intéresse à la diversité des conduites discursives et dialogiques des enfants. C’est en effet au travers de l’examen des pratiques langagières des enfants que les auteurs se pensent fondés à rechercher ce qu’apprendre à parler veut dire. La diversité des approches met en évidence la difficulté qu’il y a à défendre une vue homogène et linéaire des processus d’acquisition du langage. Corrélativement, les productions enfantines apportent un certain éclairage sur le fonctionnement du langage en général.

En effet, les linguistes s’occupent souvent des faits de langue en tant que porteurs de significations potentielles et les acquisitionnistes les ont, d’une certaine façon, suivis dans cette voie, en privilégiant, comme stricte définition de l’acquisition du langage, l’acquisition du lexique et des structures syntaxiques en tant qu’entités décontextualisées. Les contributions réunies ici nous rappellent au contraire qu’une telle perspective ne permet pas de saisir, dans toute sa dynamique, le fonctionnement du langage. Il s’agit au contraire de soutenir la position théorique opposée qui veut qu’on ne peut concevoir les faits de langue sans relation à leur inscription discursive. Considérés du point de vue de la diachronie propre à l’acquisition, les faits sont là qui nous obligent à penser que l’enfant passe du concret des productions langagières qu’il entend à la (re)construction d’un système abstrait. Si ceci est vrai pour le jeune enfant en processus d’acquisition du langage, il n’en va pas différemment pour l’adulte. Citons Benveniste :

« C’est dans le discours, actualisé en phrases, que la langue se forme et se configure. Là commence le langage. On pourrait dire, calquant la formule classique : nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione » (Benveniste 1966 : 131).

Ceci n’implique pas uniquement que l’on aille du concret vers l’abstrait, de l’occurrence vers le type mais aussi et surtout que le lieu et l’objet d’acquisition (et du maniement) du langage ce sont les unités et les structures en fonctionnement, répondant à des finalités communicatives, inscrites dans un discours et dans un dialogue. En effet, comme le diraient Bakhtine, Halliday ou François, l’enfant n’apprend pas la langue dans les dictionnaires ni dans les grammaires mais dans des interactions concrètes avec des individus concrets. Ce qui a comme première conséquence la nécessité de considérer l’inscription des unités linguistiques (et des structures) dans un cadre plus large, celui du discours et du dialogue : les unités et les structures ne sont pas acquises en elles-mêmes et pour elles-mêmes mais en tant qu’elles remplissent des fonctions spécifiques dans un discours donné. Corrélativement, le fait d’apprendre à parler suppose d’entrer dans des jeux de langage différents (François, Hudelot et al. 1984), de s’approprier des genres différents (Bakthine 1984). Il s’en suit qu’on ne saurait parler de l’acquisition du langage sans chercher à comprendre les régularités de ce qui se passe dans ces interactions et la façon dont les enfants rentrent dans les jeux de langage. C’est dans cette perspective qu’on été écrits les chapitres du présent ouvrage.

Partant de la notion de genre telle que la propose Bakhtine, mais aussi de celle de format (Bruner 1984) comme lieu privilégié d’acquisition du langage, on est amené à reconnaître non seulement les régularités mais aussi l’hétérogénéité des usages du langage : ainsi, l’enfant participe à une diversité de situations de communications qui impliquent chacune des façons d’interagir et des façons de dire différentes ; cette diversité se retrouve également sur le plan sémiotique, puisque les différentes situations impliquent une multiplicité de relations du message à ce pour quoi il vaut ; à quoi s’ajoute le constat de la diversité des façons de dire et des sources des dires …

Le recueil ici proposé est né du souci de donner un aperçu (sinon un panorama) de cette variété des situations dans lesquelles un enfant acquiert les conduites langagières (condition et lieu de l’acquisition de la langue). Et ceci en interrogeant des moments différents de cette acquisition : chez les plus jeunes le moment des premières implications dialogiques, chez des enfants plus âgés des discussions ou débats ou encore les difficultés rencontrées dans l’acquisition même du langage…. Comme on le verra, ces conditions sont loin d’être identiques ni même homogènes. En particulier, selon les modalités d’organisation du dialogue la construction que l’enfant va pouvoir faire de sa place de sujet énonciateur, de son usage du langage, et la tonalité qu’il va donner à ce qu’il dit vont considérablement varier. Ce n’est certes pas l’un des moindres intérêt de la recherche que de tenter d’apprécier ces variations et ce qui en résulte pour la capacité linguistique de l’enfant que l’on prend en compte. Trop souvent, la recherche en acquisition, soucieuse de mesurer la progression dans l’art de conduire une conversation et de bâtir un récit, a laissé de côté cette hétérogénéité des situations de parole et sa variabilité (y compris au cours d’une seule séance de recueil de corpus). C’est au contraire sur cette dimension de variabilité interne et externe que l’on a souhaité insister ici.

Dans son ensemble, le recueil se distribue en deux sections. L’une a plus spécifiquement trait à la manière dont l’enfant construit sa place d’interlocuteur dans différentes situations de sa vie (en famille, à l’école), l’autre vise plutôt à montrer comment celui-ci établit la continuité avec sa propre pensée pour la déployer en récit. Mais telle n’est pas la seule différence : en effet, si la première section fait essentiellement appel à des exemples tirés de dialogues avec des enfants tout venant, en revanche, la seconde section met en jeu des enfants dont la plupart présentent des problèmes de parole et de langage A cela s’ajoute encore une différence au niveau de la situation de locution : si les premiers trouvent à s’exprimer dans le milieu relativement peu cadré de l’échange familial ou de la discussion libre dans un milieu pédagogique permissif, en revanche, les exemples de la seconde partie sont nettement circonscrits par la perspective thérapeutique : ici l’enfant parle devant un adulte qui lui consacre toute son attention. Les observables et leurs conditions d’émergence sont donc dans l’une et l’autre partie différents. A cela s’ajoute encore une différence de style ou de perspective d’écriture de la part des auteurs. En effet, les contributions de la première partie se présentent comme des thèses argumentées. Elles indiquent la nature des propositions qu’elles entendent défendre, et puisent ensuite dans les corpus sur lesquels elles se fondent les exemples qui vont à l’appui des points de vue qu’elles soutiennent. Au contraire, les articles qui constituent la seconde partie du recueil sont des récits cliniques. Ils ne valent que par leur singularité et ne prétendent nullement à la généralité. Mais les faits singuliers dont ils établissent l’existence ont à chaque fois été retenus parce qu'il vont à l’encontre de certaines certitudes bien établies concernant, par exemple, la succession obligée des savoir faire langagiers d’un enfant ou bien encore la nature de ses stratégies de rémédiation spontanées. Le présent recueil répond donc à une exigence de diversité tant pour ce qui est des savoirs faire dont on veut retracer le développement, que pour les situations et les aptitudes linguistiques des enfants observés, ou, enfin, que pour les modes d’exposition adoptés. Reste évidemment que tous les auteurs partagent un intérêt commun pour ce que le développement des conduites linguistiques permet de saisir du fonctionnement de la communication et du langage en général

 

Références bibliographiques

Bakthine, M. (1984), (1ère éd 1979), Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard.

Benveniste, E. (1966), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard.

Bruner, J. (1984). Contexts & formats, in Moscato, M. et G Pierrault-Le Bonniec (Eds.), Le langage. Construction et Actualisation, Rouen, Université de Rouen, 69-79.

François, F., Hudelot, C., et Sabeau-Jouannet E. (1984), Conduites linguistiques chez le jeune enfant, Paris, PUF.

Halliday, M. A. K. (1975), Learning how to mean, Londres, Longman.