Présentation générale
par Outi Duvallon et Rea Peltola
Inalco, UMR 8202 SeDyL. Courriel : outi.duvallon@inalco.fr
Université de Caen Normandie, CRISCO. Courriel : rea. peltola@unicaen.fr
Ce numéro thématique de Faits de langues est consacré aux travaux qui portent sur les langues finno-ougriennes (appelées aussi ouraliennes)[1]. L’objectif est de montrer des angles différents sous lesquels ces langues sont examinées dans des recherches actuelles. L’accent est mis sur la dimension aréale, ce qui invite à comparer plusieurs langues ou à tenir compte des situations de plurilinguisme qui entourent les langues finno-ougriennes minoritaires.
Ces deux aspects posent d’emblée la question des données, de leur accessibilité ainsi que de leur comparabilité, et les auteurs y accordent une attention particulière. Les analyses présentées par les articles reposent sur des données de corpus, que ce soient des corpus oraux ou écrits, des productions formelles ou informelles, des textes authentiques ou traduits.
Les problématiques abordées concernent des questions ayant un intérêt typologique, comme la négation et ses effets sur le marquage des arguments, les stratégies de la construction possessive adnominale, le marquage des valeurs aspectuelles, ou les fonctions du discours rapporté. Les faits décrits montrent des situations diverses dans des langues pourtant génétiquement très proches. Une partie des articles s’intéressent expressément à la question de savoir comment les langues finno-ougriennes ont été influencées par le contact avec le russe. Le plurilinguisme des locuteurs et les changements dans leurs modes de vie sont une réalité qui non seulement conditionne la collecte des données, mais crée aussi de nouveaux profils de locuteurs, comme celui de locuteur de langue d’héritage.
Ces dernières années, les langues finno-ougriennes ont été au cœur d’importantes opérations de recherche menées dans les universités en Estonie et en Finlande, auxquelles sont affiliés la plupart des contributeurs de ce numéro. On peut en mentionner le projet 2021-2025 de l’Université de Tartu sur la grammaire des particules discursives dans les langues finno-ougriennes minoritaires (The grammar of discourse particles in Uralic[2]) ainsi que le groupe de chercheurs basé à l’Université de l’Est de la Finlande qui, depuis 2011, travaille sur le carélien et les contacts de langues (Karelian and language contacts[3]). S’y ajoute le projet 2020-2024 de l’Université de Helsinki sur la négation dans les unités phrastiques complexes (Negation in Clause Combining: Typological and usage-based perspectives[4]) qui est dans le prolongement d’un projet sur la négation dans les langues finno-ougriennes (2009-2015[5]).
Un événement majeur en linguistique finno-ougrienne a été la publication en 2022 de l’ouvrage The Oxford Guide to the Uralic Languages, dirigée par Marianne Bakró-Nagy, Johanna Laakso et Elena Skribnik[6]. On y trouve les portraits des langues individuelles et des sous-groupes dont elles font partie, mais aussi une présentation des origines et du développement de ces langues, de la reconstruction d’une protolangue à la revitalisation des langues minoritaires en danger. De plus, des études de cas comparatives et typologiques, centrées sur des phénomènes spécifiques en phonologie, morphologie, syntaxe et sémantique, enrichissent cet ouvrage qui est devenu une référence incontournable pour la recherche ultérieure.
figure 1 : Carte des régions où sont parlées les langues finno-ougriennes[7].
La famille des langues finno-ougriennes est formée de nombreuses branches (figure 1) qui ne sont pas toutes représentées dans ce numéro. La portée aréale dans les huit articles ici réunis varie entre :
L’article de Matti Miestamo, Ksenia Shagal, Olli O. Silvennoinen et Chingduang Yurayong s’inscrit dans le cadre des études typologiques sur la négation dans le contexte des phrases complexes. La recherche présentée porte sur un phénomène qui caractérise les langues fenniques, à savoir l’emploi du cas partitif pour un complément d’objet dans une phrase négative. En comparaison des contextes non négatifs, les oppositions quantitatives et aspectuelles que la forme de l’objet est susceptible d’exprimer sont neutralisées, le partitif pouvant être vu comme un indice de la référentialité réduite de l’objet sous la négation. Si des comportements similaires de l’objet s’observent aussi dans d’autres langues, comme le lituanien et le russe qui sont aréalement proches des langues fenniques, l’article se concentre sur le cas de ces dernières pour examiner l’effet que la négation de la proposition principale peut avoir sur le marquage de l’objet dans une subordonnée complétive positive. Les six langues étudiées, le livonien, l’estonien, le vote, le finnois, le carélien et le vepse, mettent en œuvre des stratégies de complémentation différentes, avec des verbes finis et non finis, qui s’organisent sur un continuum en fonction du degré d’intégration structurale entre la proposition principale et la subordonnée. L’hypothèse mise à l’épreuve des données de corpus – aussi contemporaines que possible – est que l’effet de la négation à distance sur le marquage de l’objet reflète le degré d’intégration de la proposition subordonnée dans la proposition matrice.
Maria Kok, qui s’intéresse également aux langues fenniques, analyse un phénomène morphosyntaxique qui est en déclin et connaît des mutations. Il s’agit du système des suffixes possessifs qui peuvent être utilisés pour exprimer la relation possessive entre possesseur et possédé avec un marquage sur ce dernier. Cette stratégie est concurrencée par le marquage génitif du possesseur, procédé qui existe dans toutes les langues fenniques. Les suffixes possessifs ont aussi d’autres fonctions, comme la mise en emphase du référent d’un pronom personnel, et ils font partie des constructions réfléchies. Pour esquisser une vue d’ensemble sur le recul de l’utilisation des suffixes possessifs en langues fenniques, l’article s’appuie sur un corpus constitué essentiellement de traductions de l’Évangile selon Matthieu, qui permet de mettre en parallèle des phrases ayant le même contenu, mais recourant à des stratégies différentes pour exprimer des relations possessives et réfléchies. Une attention particulière est accordée au vepse et au lude, deux langues fenniques orientales qui sont proches l’une de l’autre sur le continuum dialectal, mais qui diffèrent en ce qui concerne le processus du déclin des suffixes possessifs, notamment le marquage possessif du pronom réfléchi.
Riho Grünthal se penche sur la langue vepse du point de vue de sa situation de contact avec le russe. Des contacts intenses existent depuis de longue date entre ces deux langues typologiquement et génétiquement distinctes. Ils ont donné comme résultat non seulement le plurilinguisme des locuteurs, mais aussi le fait que le vocabulaire et la grammaire vepses sont davantage marqués par l’adoption de traits russes que ceux des autres langues fenniques. L’article de R. Grünthal examine l’influence du russe sur le vepse en termes de transfert syntaxique. Plusieurs phénomènes sont illustrés par des exemples tirés de corpus de textes datant du XXe et du XXIe siècle : 1) calques morphosyntaxiques dans la complémentation verbale, basés sur des parallélismes fonctionnels entre les prépositions russes et les suffixes casuels vepses ; 2) utilisation dans le discours de syntagmes russes, par exemple de syntagmes quantifiés ou d’expressions locatives, sans aucune adaptation au vepse ; 3) emprunt au russe de préfixes verbaux ou de verbes préfixés qui sont utilisés avec une morphologie flexionnelle vepse ; 4) étoffement de bases verbales par des suffixes dérivationnels vepses à valeur aspectuelle en combination avec des préfixes verbaux aspectuels russes. Les faits examinés permettent de soutenir l’idée que les structures grammaticales d’ordre lexical se prêtent plus facilement à l’emprunt que les catégories qui ont trait aux paradigmes morphologiques.
Susanna Tavi présente dans son article une méthode de collecte de données qu’elle a utilisée lors de ses travaux de terrain en 2018 en Carélie de Tver, dans l’oblast de Tver de la Fédération de Russie. Cette méthode, issue de recherches culturelles sur la mémoire sensorielle, consiste à enregistrer des informateurs pendant des « promenades de mémoire » sur un itinéraire qu’ils ont choisi et qui leur est familier depuis longtemps. Dans le travail de S. Tavi, la méthode des promenades de mémoire a permis de recueillir des données sur le lexique en carélien de Tver dont les locuteurs sont systématiquement bilingues en russe. Les entretiens réalisés dans un environnement villageois traditionnel ont favorisé l’utilisation des ressources lexicales caréliennes dans un discours plurilingue. Les données recueillies ont été soumises à une analyse des mots-clés afin d’évaluer les similitudes et les différences lexicales entre les entretiens. Les résultats montrent que les différences ne résident pas tant dans la fréquence des mots de contenu, mais plutôt dans celle des particules discursives, qui sont en carélien chez certains locuteurs et en russe chez d’autres. Ainsi, cette méthode s’avère pertinente dans un travail de terrain linguistique pour collecter des données lexicales cohérentes, comparables entre elles, malgré le caractère spontané du discours oral.
Svetlana Edygarova examine l’influence du russe sur la syntaxe de l’oudmourte et du komi, deux langues permiennes, pendant le régime totalitaire en Union soviétique. Son étude se situe dans le cadre des travaux sur la langue du communisme soviétique, désignée par le terme Newspeak et caractérisée par une syntaxe lourde, résultant notamment de l’abondance des nominalisations. S. Edygarova montre que les caractéristiques de la novlangue soviétique s’observent aussi dans les textes oudmourtes et komis de cette période, qui sont des traductions de textes russes. Elle prend pour exemple le Discours de la camarade J. V. Stalin, publié en décembre 1937. La comparaison du texte russe avec ses traductions permet de constater que pour des fins de propagande idéologique, des structures idiomatiques en oudmourte ou en komi ont été remplacées par des calques de structures russes. Les phénomènes analysés comprennent l’ordre des mots, les calques morphosyntaxiques, l’emploi du génitif pour désigner un possesseur inanimé, et la structure des propositions subordonnées. L’influence du russe sur les structures utilisées dans la traduction du Discours de la camarade J. V. Stalin n’est pas toujours identique en oudmourte et en komi. S. Edygarova explique ces différences par le fait que la syntaxe komie, qui présente plus de similarités avec le russe que la syntaxe oudmourte, a été plus perméable aux calques, mais d’un autre côté aussi par le fait que le maintien, dans la traduction oudmourte, des structures propres à cette langue, telles que la place finale du verbe dans la phrase, a été compensé par le recours à des conjonctions russes qui sont absentes dans le texte komi.
Natalia Serdobolskaya étudie la syntaxe des constructions génitives dans une langue permienne distincte de l’oudmourte standard, à savoir l’oudmourte des Bessermans – ou le besserman. D’après les descriptions grammaticales du besserman et la perception des locuteurs, la forme génitive référant au possesseur doit être antéposée et adjacente au nom tête, qui est marqué par un suffixe possessif. Cependant, dans les productions orales spontanées, on trouve des exemples s’écartant de cette description. L’article se propose de tester l’hypothèse selon laquelle les formes génitives non canoniques encodent un possesseur externe. L’analyse se fonde sur un corpus de langue parlée, ainsi que des tests d’élicitation. L’hypothèse est confirmée, c’est-à-dire que le génitif peut occuper deux positions syntaxiques différentes, interne et externe. La construction possessive externe est en général possible lorsque le syntagme correspondant au possessum se trouve en position sujet ou bien lorsque le possessum appartient à une classe sémantique spécifique telle que les expressions géographiques. Certaines structures restent cependant ambiguës. La distinction des deux fonctions du génitif en besserman est placée dans le contexte d’une évolution plus générale observée dans les langues finno-ougriennes.
Denys Teptiuk s’intéresse dans sa contribution à l’utilisation du discours rapporté pour exprimer des valeurs causales dans six langues finno-ougriennes : erzya, estonien, finnois, hongrois, komi et oudmourte. Les séquences étudiées, relevées de communications écrites en ligne, permettent de construire non seulement un effet polyphonique, à travers les paroles ou les pensées d’un autre (ou du locuteur lui-même) incorporées dans le discours, mais aussi un lien discursif de raison ou de but. L’analyse porte en premier lieu sur les conditions grammaticales et discursives pour l’émergence du lien causal entre deux unités phrastiques dont l’une est marquée par une particule quotative comme relevant d’un discours autre. En deuxième lieu, l’auteur observe la fréquence et les tendances interlinguistiques du discours rapporté à valeur causale. L’étude démontre que le lien causal entre le discours rapporté et l’unité qui le précède peut être explicitement indiqué par un marqueur discursif, ou bien présente implicitement grâce à une implicature conversationnelle. Dans les six langues étudiées, la valeur de raison était plus fréquemment fondée sur le discours rapporté que celle de but. Enfin, l’article ouvre des perspectives intéressantes en ce qui concerne l’impact du genre textuel et du statut social de l’écrit sur la manière dont les locuteurs de différentes langues se servent du discours rapporté.
Enfin, l’article de Csilla Horváth présente la situation actuelle de la langue et de la culture des Mansis, une minorité ob-ougrienne du nord de la Russie. L’étude porte tout particulièrement sur les formes prises aujourd’hui par l’activisme mansi dans les villes et la contribution de celui-ci à la préservation de la langue. En effet, à la suite de l’industrialisation et de l’urbanisation depuis les années 1960, la majorité des Mansis vivent de nos jours dans un milieu urbain, séparés de l’environnement dont découle leur mode de vie traditionnel. Analysant des données issues de l’observation de participants et d’entretiens semi-directifs, Csilla Horváth porte un regard critique sur le statut privilégié et idéalisé des locuteurs dits « natifs » des langues minoritaires et démontre le rôle actif et créatif des locuteurs de langue d’héritage. Ceux-ci sont certes moins à l’aise quant à la production orale dans cette langue minoritaire, mais depuis le début des années 2000, ils parviennent à l’introduire dans de nouveaux contextes d’utilisation, sous formes non écrites ou numériques.
Ce numéro thématique se complète par un article de Varia. Sékou Coulibaly y décrit le système tonal du minyaka qui est une langue sénoufo de la famille gur (ou voltaïque), parlée dans le sud-est du Mali. Le minyaka est souvent présenté comme une langue à trois tons, mais S. Coulibaly soutient que dans la variété dialectale de Pénesso, il n’y en a que deux, haut et bas, auxquels s’ajoutent des tons modulés. En s’appuyant sur les données recueillies dans ce village, il propose une présentation systématique des différentes règles tonales pour les noms, les pronoms et les formes verbales. Le minyaka de Pénesso se trouve en situation de contact permanent avec le bambara qui est une langue à deux tons. L’influence du bambara sur le minyaka de Pénesso fournit une explication probable à la binarité des tons dans ce dernier.
[1] Nous remercions vivement les rapporteurs anonymes sollicités pour leurs compétences particulières qui ont contribué à la qualité scientifique de ce numéro.
[2] https://www.etis.ee/Portal/Projects/Display/937d470f-48a3-48b8-ad38-cfa5d136dd68
[3] https://uefconnect.uef.fi/en/group/karelian-and-language-contacts/
[4] https://blogs.helsinki.fi/negation-in-clause-combining/
[5] https://researchportal.helsinki.fi/en/projects/negation-in-uralic-languages
[6] Bakró-Nagy M., Laakso J. & Skribnik E. (eds), 2022, The Oxford guide to the Uralic languages, Oxford, Oxford University Press.
[7] https://bedlan.net/uralic/. Voir aussi Rantanen, T., Tolvanen, H., Roose, M., Ylikoski, J. & Vesakoski, O., 2022, « Best practices for spatial language data harmonization, sharing and map creation - A case study of Uralic », PLoS ONE 17(6): e0269648.