n° 9 : La préposition: une catégorie accessoire?

 

présentation générale

 

Discussions du mini-colloque (extraits)
Verbes et prépositions

Laurent Danon-Boileau : Etant donné la diversité des origines de la préposition, est-il possible d'imaginer un clinamen diachronique qui permette de prévoir que telle ou telle préposition viendrait plutôt d'un nom, d'un verbe, ou d'autre chose? Par exemple pour viendrait plutôt d'un verbe comme donner, alors que dans viendrait plutôt d'un déictique?
Daniel Véronique : On a un cas intéressant dans les Petites Antilles et à Haïti, de ba, venant de bailler 'donner', qui a donné ba, verbe plein, mais aussi "préposition". Or aujourd'hui, dans les Petites Antilles et dans certaines variétés d'haïtien, il y a une concurrence entre ba et pou (qui lui vient de la préposition pour). Les Petites Antilles sont donc en train d'évoluer d'un système qui avait un marquage à l'aide d'un préverbe ba venant certainement d'une série verbale, à un autre système celui qui met en jeu la préposition française pour. Dans ces langues qui ont une typologie je dirais "romane", quand il faut marquer les relations, comment fait-on pour recycler du matériau qui vient d'ailleurs? Dans l'Océan Indien pour fonctionne sans innovations, on prend pou et on lui fait remplir le rôle de relateur. Simplement il se trouve que la langue de départ était sans doute une variété de français dans laquelle il existait la construction être pour, et en créole on a donc collusion de pour préposition et pour avec une valeur aspectuelle. En mauricien pou est à la fois relateur (entre le verbe et son actant) et préverbe marquant le prospectif, le possible, voire le volitif. Ce "cycle" d'évolution est donc intéressant. En plus, dans ces langues, on multiplie aussi les relations en créant des doublets, comme en mauricien, où l'on trouve battre, signifiant 'battre' comme en français, et battre avec, signifiant 'rencontrer'. Ces passages peuvent certes trouver des explications métaphoriques, mais la fréquence des attestations plaide en faveur d'une autre explication. En résumé, je pense que jouent des phénomènes comme l'emprunt des formes, la typologie de la langue (nécessité de marquer les relations imposées par la typologie linguistique), et enfin l'extension des usages.
Claude Delmas : A un tout autre niveau, j'ai été intéressé par ce qui vient d'être dit par Daniel Véronique sur pou, parce que je me suis intéressé au cas du pidgin English, où il n'y a qu'une seule préposition for. Or cette neutralisation de for comme préposition libère les autres particules (to, in...) et leur permet de jouer un rôle de modifieur du verbe. On a alors une très nette partition entre for et le reste des "prépositions". Pour dire les choses très vite, il semble que pour le verbe, avec le système temporel, il faille spécifier l'espace/temps beaucoup plus précisément. Le fait que l'on ait une seule préposition en pidgin English semble vouloir dire qu'on n'a pas besoin de spécifier du côté du nom.

Relateurs et grammaticalisation des noms

Claude Hagège : Je voudrais revenir à la notion de relateur, qui m'a été inspirée par Russel. Russel dit que les verbes et les prépositions précisément sont des relateurs, car ils régissent l'un et l'autre quelque chose qui est sous leur dépendance directe. C'est cela, donc, qui a inspiré mon travail sur le chinois. Les prépositions sont des relateurs, comme les verbes, mais avec la différence essentielle qu'elles ne font pas énoncé, alors que les verbes font énoncé. Le verbe est la seule catégorie connue qui n'ait d'autre fonction que prédicative. C'est la seule différence, mais elle est capitale. Sinon, verbes et prépositions sont des relateurs au même titre. Cependant, ce que l'on sait de la grammaticalisation d'un lexème donné en un morphème qui sera un relateur ne s'applique évidemment pas seulement au verbe, mais aussi au nom. Le nom est une source capitale de grammaticalisation aboutissant à un relateur, et donc, ma notion de relateur ici est un petit peu, je ne dirais pas controuvée, mais appelée à quelques aménagements, parce que le nom, précisément, n'est pas un relateur. Sans vouloir tomber dans l'ornière de ce débat, en partie vain, de savoir lequel a la primauté chronologique ou logique entre le verbe et le nom, il me semble bien que le verbe est quelque chose de beaucoup plus linguistique que le nom, car il sert à cimenter les éléments entre eux; le nom est matière de philosophe, le verbe beaucoup moins - sauf en tant qu'il est relateur. Quoi qu'il en soit, cette notion de relateur m'intéresse pour la raison que je viens de décrire, à savoir les liens avec l'autre grand relateur, lui doué de vertus prédicatives, qu'est le verbe, dans les langues du moins qui ont une stricte opposition verbo-nominale.

Relateurs et joncteurs

Laurent Danon-Boileau : Si le nom n'est pas à l'origine un relateur, comment le devient-il?
Claude Hagège : Le nom n'est pas un relateur, sauf d'autres noms, tandis que le verbe est relateur de n'importe quoi avec n'importe quoi. Le nom a une vertu de centre de définition : toutes les langues à noms sont des langues à syntagmes nominaux; il s'établit des relations à partir du nom, mais la qualité de relateur n'est pas définitoire du nom, alors qu'elle est au centre de la définition du verbe.
Mary-Annick Morel : Il nous est apparu à la lecture de votre article que la notion de relateur recouvre aussi des phénomènes comme l'ordre des mots, la prosodie et l'intonation. Ces phénomènes se superposent-ils, ou sont-ils complémentaires?
Claude Hagège : Ils ne superposent pas, non, à partir du moment où le point de vue qu'on adopte est strictement fonctionnel, et où le relateur (ou élément de relation) est un élément de langue qui a pour fonction de subordonner un élément nominal- lexème ou syntagme- à un prédicat. C'est la raison pour laquelle je ne comprends pas pourquoi un certain nombre de linguistes appellent préposition le de qui est un joncteur. Or autant le de de mourir de faim, de honte, de froid est évidemment une préposition, autant le de interne au syntagme nominal ne peut être traité (sauf tradition didactique de l'enseignement primaire en France depuis trois siècles!) comme une préposition. Il ne l'est pas! Je l'appelle joncteur, car pour moi une préposition est un élément qui a pour fonction de mettre dans la dépendance d'un prédicat verbal un lexème ou un groupe nominal. De en français est ambigu : il est relateur et donc préposition dans mourir de faim, alors qu'il est joncteur dans le jardin de mon père.
Alain Lemaréchal : Je suis personnellement gêné par l'exclusion du nom hors de la relationnalité : je pense qu'il y a là confusion sur un plan logico-sémantique. Au niveau des "f(x)", il n'y a aucune raison qu'un nom soit moins relationnel qu'un verbe. Quant à la notion même de joncteur, qui serait, donc, en français, l'équivalent des marques génitivales, il est assez gênant d'en faire une catégorie dans la mesure où cela oblige à reconnaître une homonymie entre deux de, alors qu'on a là une homonymie récurrente dans un certain nombre de langues entre ablatif, génitif et partitif.
Claude Hagège : Un certain nombre de langues ont des catégories distinctes, et le français est plutôt l'exception en ayant un de à la fois joncteur et relateur.
Bernard Pottier : Je suis évidement d'accord avec l'extension que donne Hagège au concept de relateur, et peut-être encore même au-delà, dans la mesure où je prends relateur comme une grande catégorisation sémantique où je mettrais aussi des quantifications. Par exemple dans très joli, très est pour moi un relateur, puisque entre joli et le point où je vais me situer, il y a une relation d'au-delà, on pourrait gloser par "au-delà de" etc. Quand on dit Il est par trop aimable / par trop désagréable, qu'est-ce que le par? Est-ce une préposition, un quantitatif? Au fond c'est la même chose. Donc cela peut aller très loin; je crois que c'est très utile. Maintenant, lorsque vous parlez des relations entre verbe et préposition, je serais tenté de faire des distinctions. De même que l'on distingue dans le nom entre table et côté, côté a une aptitude à devenir relationnel, on va trouver, pour le verbe, le même phénomène : travailler a moins d'aptitude relationnelle que d'autres verbes. Etre avant peut se dire précéder, être avec : accompagner, être après : suivre. Donc des verbes comme accompagner, suivre, précéder sont des verbes qui incluent une relation d'une façon claire et nette, alors que, si l'on prend la catégorie de verbe en général pour la mettre en relation avec la préposition, on prend la notion de relation d'une façon un peu différente. Il y a bien du relationnel, mais peut-être pourrait-on dire, à titre d'hypothèse, que travailler est à précéder ce que table est à côté, sans aller plus loin pour la notion de relateur.
Claude Hagège : Cela me permet de préciser mon point de vue : n'ont vocation à devenir relateur dans le domaine du verbe comme dans celui du nom que les lexèmes qui ont dans leur sémantisme un élément relationnel. Mais peut-on prévoir quels sont les verbes et les noms qui ne donneront jamais de relateur? C'est très risqué, parce que les langues font parfois des choses inattendues. On peut poser l'hypothèse qu'il y a des sens de noms et de verbes si peu relationnels qu'on ne voit pas qu'ils puissent dégager un jour des prépositions ou des postpositions.
Préposition et déictique
Denis Creissels : En tswana, un morphème qui est à l'origine un déictique s'ajoute aux affixes locatifs pour former une nouvelle façon d'exprimer les relations spatiales.
Laurent Danon-Boileau : Ces affixes locatifs sont-ils encore perçus comme locatifs? Et quelle différence fait-on entre dans - village et dans - village plus un déictique?
Denis Creissels : L'affixe locatif est toujours perçu comme tel. Les deux sont utilisés conjointement. Le déictique en tswana marque qu'il y a contact, intériorité ou localisation vague, alors que l'affixe locatif seul ne fait qu'indiquer qu'il y a localisation, sans rien dire de plus.
Laurent Danon-Boileau : En d'autres termes, le déictique apporte juste un travail supplémentaire sur une relation constituée indépendamment? Ce serait quelque chose de comparable avec ici, au village, et là, au village en français?
Denis Creissels : Oui, à ceci près que la formulation avec déictique se retrouve aussi au négatif et dans l'interrogation, on peut dire là, dans aucun village, ou où là dans village? ce qui montre que la valeur déictique s'est estompée.
Charles de Lamberterie : Il existe une règle dans la grammaire de Panini qui décrit le phénomène que vous venez d'évoquer : il s'agit de la règle tatravané : dans cette forêt peut s'exprimer par là-dans-forêt. On a en l'occurrence un adverbe de lieu lié à un substantif. On retrouve en arménien classique un phénomène du même ordre. Les grammairiens du sanskrit, souvent très précis, donnent le nom de désinences à certaines formes adverbiales, dans la mesure où ces formes sont en voie de devenir désinences dans certains syntagmes. On a donc une description qui a déjà été faite anciennement de ce type de phénomène.
Denis Creissels : Tout à fait d'accord, je voulais simplement souligner l'existence d'un phénomène un peu particulier, que l'on retrouve en tswana, et qui montre clairement que l'on ne peut pas raisonner en termes de prépositions qui viendraient de verbes ou de noms seulement.
Alain Lemaréchal : Il vaut mieux voir les choses d'un point de vue synchronique. Dans une langue comme le français, il y a environ 80-90% des prépositions qui sont irréductibles, c'est-à-dire qui n'ont pas d'équivalents- verbe, nom, ou autre- en synchronie. En français, la catégorie de la préposition est bien irréductible. Il y a sans doute les locutions prépositionnelles, du type de rapport à, mais on y retrouve toujours au moins un élément prépositionnel irréductible de / à. Il est intéressant de savoir qu'il y a des langues qui n'ont que des noms ou des verbes, et où la préposition est donc une sous-classe très spécialisée.
Jeanne-Marie Barbéris : En fait, c'est la notion de relation grammaticale qui est première : on peut poser le relationnel en premier, et ensuite voir les solutions que donnent les langues.
Laurent Danon-Boileau : On peut effectivement s'accorder pour dire que la notion de "relations / relateurs" fournit un lieu commun qui permet de regrouper tous ces éléments. Mais la notion est si vaste qu'il reste à savoir ce que l'on distingue : est-ce quelque chose qui serait à la fois prépositionnel et verbal? Quels critères formels va-t-on se donner pour les classer en tant que préposition ou en tant que verbe?

Relexicalisation d'une préposition

Anaïd Donabédian : La question des prépositions renvoie de manière assez constante à celle de la grammaticalisation. En arménien moderne, la grande majorité des postpositions sont d'origine nominale, peuvent se décliner et régissent le génitif, fonctionnant ainsi de manière analogue à "à l'intérieur de" en français. Cela s'explique notamment par le fait que, après avoir évincé les prépositions de l'arménien classique, l'arménien moderne s'est constitué un stock de postpositions récemment grammaticalisées, mais conservant un certain nombre de caractéristiques morphosyntaxiques propres au substantif : capacité à recevoir l'article défini, à se décliner, à apparaître en emploi adverbial... Dans les syntagmes à postpositions, le plus souvent, la morphosyntaxe à strictement parler (hors considérations sémantiques et référentielles) ne permet pas de déterminer si la tête de syntagme est le substantif au génitif ou la postposition elle-même, tant la séquence Subst.-gén + postposition (flexion, article) est formellement semblable à la séquence déterminant-déterminé de type Subst-Gén. + Subst (flexion, article). Mais, encore une fois, cette ambiguité est assez répandue, et on la trouve assez fréquemment avec les prépositions secondaires, notamment en français. Ce qui est plus surprenant en arménien moderne occidental, c'est qu'on observe une tendance à un fonctionnement analogue (alignement sur une structure de SN à déterminant nominal au génitif) pour la postposition het, postposition primaire régissant normalement le datif, mais qui admet néanmoins, avec un régime pronominal, le remplacement du datif par un génitif, en l'occurrence un possessif. Ainsi, on peut dire inci het "moi-Dat avec", mais également het-s "avec-mon". Ce cas de passage d'une rection au datif à une rection au génitif via le possessif est significatif d'une tendance à l'alignement de la rection des postpositions sur le modèle substantival qu'un inventaire des postpositions de l'arménien moderne met clairement en évidence. Sans aller jusqu'à parler de relexicalisation, on peut voir ici un phénomène de dégrammaticalisation, qui semble refléter un mouvement général en arménien occidental. Il n'est d'ailleurs probablement pas anodin que la formation de la langue moderne fasse intervenir de manière concomitante l'évolution agglutinante de la morphologie nominale et l'alignement morphosyntaxique d'un certain nombre de catégories sur un fonctionnement substantival. La double rection de la postposition het me semble témoigner de la vitalité d'une telle tendance.
Laurent Danon-Boileau : Pourquoi le fait de passer d'un datif à un génitif te paraît-il être la preuve d'un passage du statut prépositionnel au statut nominal?
Anaïd Donabédian : Il ne s'agit pas réellement d'un statut nominal, mais à partir du moment où une postposition régissant un cas spécifique (en l'occurrence le datif) accepte aussi un génitif, cas "par défaut" de l'expansion du nom, il me semble qu'il est possible d'imputer cette latitude à une attraction de type nominal. C'est un peu comme si sur l'influence de à l'intérieur de on acceptait en français "l'avec de moi".
Clause Hagège : Cette façon de dire mon avec pour avec moi n'est pas tellement étonnante. L'arménien oriental moderne (je pense à la description de Natalia Kozintseva) n'a pas d'autre moyen de marquer la relation entre nom et nom que le datif, mais pas le génitif. On ne dit pas le jardin de mon père, mais le jardin à mon père. Le datif est la marque arménienne moderne de la relation de détermination au sein du syntagme nominal. En revanche, l'arménien moderne n'a pas de façon autre de dire son que de dire de lui. Il n'a pas de possessif, il doit, comme le russe d'ailleurs et les langues slaves en général, à la troisième personne du singulier dire de lui, c'est-à-dire fléchir au génitif le personnel, en l'absence d'un possessif proprement dit. Dans ces conditions, la question de la détermination nominale est extrêmement forte sur un avec qui est un "accompagnement de", et il se range du côté du génitif comme marque attestée d'un pronom personnel. Cela ne paraît donc pas étonnant de voir que avec moi se dise "accompagnement de moi".
Anaïd Donabédian : Il est vrai qu'un syncrétisme partiel existe entre génitif et datif en arménien moderne, mais les pronoms personnels conservent deux formes distinctes, ce qui rend identifiable dans le système l'opposition génitif vs datif. Il est donc d'autant plus significatif qu'une postposition comme het, dont l'origine nominale n'est plus du tout perceptible en arménien moderne (il provient d'un ancien syntagme prépositionnel figé i et "en arrière"), puisse accepter un régime possessif équivalent d'un génitif. Et la combinatoire va même plus loin, puisqu'on peut également voir apparaître un morphème de pluriel -er- : het-er-nis (avec-pl-nôtre) "avec nous".
Claude Hagège : Mais évidemment, parce que c'est un ancien nom. Il est fléchi comme le nom. Il y a beaucoup de langues où c'est la même chose. C'est le type même de preuve qui permet de dire que la grammaticalisation est un processus qui n'est jamais achevé, ce qui met les linguistes dans l'embarras. En particulier, du fait que l'on continue à fléchir (selon le genre et le nombre) des noms que l'on aurait cru relateurs, on s'aperçoit qu'il y a un très grand retard de la morphologie sur la syntaxe : il continue d'y avoir des catégories morphologiques- dont la flexion- alors que les termes sont syntaxiquement déjà devenus des éléments de relation.
Laurent Danon-Boileau : Sur le lien entre le nom et le génitif, il y a une analyse intéressante proposée par Guy Serbat. Elle consiste à poser une inversion entre le thème et le rhème. Dans des exemples comme l'âne du voisin; Serbat dit qu'on ne part pas de l'âne pour le déterminer avec du voisin, on parle au contraire de l'univers en relation avec le voisin : son âne, sa femme, ses champs... et à partir de cet ensemble susceptible de prédications diverses, on extrait un élément qui est l'âne. Donc la relation n'est pas une relation de détermination : on part d'un centre qui est un centre thématique, qui va être l'emblème métonymique de tout un réseau de prédications ultérieures, et ensuite on sort un élément.
Claude Hagège : Tout cela est intéressant, mais c'est en termes d'opérations que tu es en train de t'exprimer, or moi je m'attache aux faits : le syntagme nominal est une réalité, à et de en sont des marques, ensuite, ce que l'on peut dire en termes d'opérations relèvent d'un autre niveau; ce sont des hypothèses.
Laurent Danon-Boileau : On peut donner pour appuyer cette interprétation les faits que donne Serbat : on a d'abord quelque chose comme du voisin son âne, et ensuite on passe à l'âne du voisin. Voilà un fait. De plus ce genre de phénomène se retrouve dans le domaine de l'acquisition du langage.
Claude Hagège : Je ne conteste pas l'intérêt de ce que tu dis avec Serbat. Mais dans la façon dont je procède lorsque je fais une analyse grammaticale, pour des raisons de méthode, je ne me sers pas des notions de thème et de rhème, qui relèvent de ce que j'appelle le point de vue énonciatif-hiérarchique.

Préposition et relations argumentales

Blanche-Noëlle Grunig : Je voudrais simplement faire remarquer qu'il faut distinguer entre les catégories grammaticales et le niveau sémantique, où n'est relationnel que ce qui au plan de la logique correspondrait à un prédicat (au sens logique, pas grammatical), défini d'une part par son sens, mais aussi par son nombre d'arguments. Il semblerait que le verbe soit grammaticalement vraiment ce qui est le plus près- dans les langues que je connais- de la réalisation du prédicat et des arguments. Si on a sémantiquement trois arguments, il est rare que l'on n'arrive pas à retrouver le verbe qui permettra à chacun des arguments d'être un GN. Alors que ce n'est pas du tout le cas pour la préposition. Avec sous, on ne trouve pas facilement grammaticalement deux arguments. Dans Ils sont en train de jouer aux cartes sous le lustre, quels sont les deux arguments? L'isomorphisme avec le prédicat et les arguments sémantiques est facile à trouver au niveau verbal, beaucoup plus difficilement au niveau prépositionnel, et entre les deux pour le niveau nominal. Pour le père de Paul, par exemple, il va falloir chercher quel est, grammaticalement, le second argument de 'père'; il y a plus d'isomorphie avec le sémantique quand il s'agit du verbe, que quand il s'agit d'autres catégories.
Alain Lemaréchal : Un relateur tel que vous l'avez défini peut simplement être le sème à l'intérieur du verbe, un des sèmes qui donnent le sens relationnel.
Blanche-Noëlle Grunig : Admettons qu'il y ait une relation "sous" et qu'il y ait deux arguments, il sera néanmoins difficile de trouver en isomorphie deux éléments grammaticaux bien dégagés. On peut le faire, mais c'est de l'ordre de la recherche d'une paraphrase, il faut prendre en compte tout un complexe. On passe à la logique du second ordre.
Pierre Le Goffic : Je voudrais faire remarquer que les prépositions n'ont pas de "sujet", ce qui est une grande différence avec le verbe. Donc c'est du côté du premier argument que systématiquement naît le brouillard. La situation est asymétrique par rapport au verbe. Par exemple, si l'on raisonne en termes de structure argumentale, est-ce que précéder et avant ont la même structure? D'un certain point de vue, évidemment oui. Mais si on prend les fonctionnements, ce qui est propre au verbe, c'est en particulier l'emphase sur le premier actant : le sujet. Ce qui est propre à la préposition, en revanche, c'est l'emphase "de l'autre côté". Si on a avant tout seul, ce qui est nécessairement implicité c'est avant ceci, avant cela, et en aucun cas l'objet ou le référent qui doit être avant ceci, avant cela. Mais évidemment, si l'on passe à être avant, on retrouve le schéma verbal.
Andrée Borillo : Lorsque l'on construit morphologiquement la relation qui normalement est exprimée avec une préposition dans un verbe, c'est toujours l'argument complément du prédicat qui fait partie du verbe. Si je dis entourer, c'est mettre autour, mais si je dis enrubanner, c'est mettre un ruban autour. Je n'ai pas trouvé de cas où on a dans le verbe quelque chose qui se rapporte au sujet, à "l'autre nom", c'est toujours l'argument complément qui apparaît.
Marie-Line Groussier : Ce qui permettrait de distinguer la préposition du verbe, c'est que la préposition, dans les langues où elle existe, exprime une relation notionnelle et une seule, alors que le verbe exprime toujours un paquet de relations entre actants. La préposition exprime l'une des relations que le verbe, lui, exprime aussi mais parmi d'autres. Par exemple dans donner quelque chose à quelqu'un, le verbe implique déjà la relation à un bénéficiaire, qui est prédiquée de manière annexe, avec une redondance sémantique, par la préposition à.
Laurent Danon-Boileau : Cela revient à ne se placer que du point de vue de l'actancialité. Mais il y a aussi l'aspect et la dimension temporelle et modale.
Marie-Line Groussier : Oui, mais l'indication de la dimension temporelle et modale est placée sur le verbe. La préposition peut certes indiquer une relation temporelle et modale, en particulier lorsqu'elle introduit un circonstant, mais à ce moment-là elle ne prédique toujours qu'une relation, qui peut être un repérage temporel de ce qui a été précédemment prédiqué par le verbe.

Portée des relateurs

Irène Tamba : J'interviens dans le prolongement de ce que viennent de dire Blanche-Noëlle Grunig et Claude Hagège. Il me semble qu'il y a un certain brouillage entre deux points de vue : le point de vue grammatical d'une subordination- il y a un terme qui en régit un autre- et le point de vue d'une modélisation- il y a un opérateur qui porte sur quelque chose. Par ailleurs interviennent des problèmes de portée. Est-ce que la préposition porte sur le nom, ou sur le groupe nominal, c'est-à-dire sur un syntagme? Cela change tout, parce qu'on a déjà eu actualisation.
Claude Hagège : Pour moi le relateur relie un régi, tenu sous sa dépendance, et un prédicat, comme centre d'énoncé. Par conséquent la relation, certes, est à un niveau plus restreint qui est celui du relateur lui-même avec le SP, mais la relation existe à un niveau bien plus important, au sein de l'énoncé entier. Dans ce cadre-là, la relation est entre ce que régit le relateur, et ce sous la dépendance de quoi il met son régi.

Etiquettes et catégories linguistiques

Irène Tamba : Que veut dire l'étiquette 'nom'? Est-ce un fonctionnement nominal, ou bien est-ce un sémantisme? Ce qui me gêne, c'est que l'on a l'air de considérer la catégorie du nom comme une catégorie homogène. Or on sait très bien qu'il y a des verbes dérivés de nom et que l'on peut passer de l'un à l'autre : si je dis travail et travailler, au fond, cela m'est égal que ce soit un nom ou un verbe.
Bernard Pottier : C'est le lexème qui est important, pas la catégorie.
Irène Tamba : Voilà. Et donc je trouve gênant de généraliser sur des étiquettes comme s'il s'agissait de catégories homogènes, alors qu'elles ne le sont pas, et après, de réintroduire du sémantisme sous forme de sémantisme relationnel. On peut dire la même chose des fonctions. Si l'on prend le problème des cas et des prépositions, dans certaines langues on peut les cumuler. On sait très bien que, normalement, une position casuelle est unique, qu'on ne peut pas avoir deux fois au même endroit le même cas. Les prépositions au contraire sont cumulables. Parler avec des 'étiquettes' et des 'fonctions' peut poser problème : on va par exemple parler d'un "datif" en se plaçant sur un plan tantôt sémantique, tantôt fonctionnel, tantôt morphologique, ce qui est tout à fait gênant.
Claude Hagège : Je suis à la fois d'accord, et pas d'accord avec ce que viennent de dire Irène Tamba et Bernard Pottier. C'est le travail du linguiste de rendre compte du fait que, dans les langues, il y a des classes. On peut remettre en cause à un certain niveau les entéléchies, mais il s'agit de décrire les classes en même temps. Dans telle langue, avant et devancer c'est la même chose dans la sphère des entéléchies, mais les langues le réalisent différemment. D'ailleurs à ce propos, le titre de ce numéro est très bon. "La préposition, une catégorie accessoire?" suppose à la fois que la préposition soit une catégorie, en même temps que l'on remet en question sa valeur.
Irène Tamba : Je suis tout à fait d'accord sur la nécessité de catégoriser et de classer. Mais là où je suis gênée, c'est quand il y a trop grande métaphorisation, et transport des catégories établies pour une langue dans une autre langue. Il faut expliciter ce qu'on met sous les catégories que l'on pose. Si on reste sur la catégorie "préposition", on a des points aveugles. Prenons avant ou devant, est-ce que ce sont des noms ou des prépositions? Et si je dis de devant, par devant, avant de ou encore- ce que le japonais me pousse à regrouper dans un même ensemble- avant que? Mais on n'en parle pas ici, puisqu'on pense en terme de "prépositions".
Bernard Pottier : Mais avant de et avant que, c'est pareil!
Irène Tamba : Oui, mais on n'en parle pas parce qu'on est dans la préposition.
Claude Hagège : Irène Tamba parle du japonais, moi je pense à certaines langues africaines où la proposition ne se distingue pas du syntagme nominal par rapport à la forme de la préposition. Autrement dit la conjonction de subordination est un relateur au même titre que la préposition : les conjonctions sont à des régis complexes (les propositions) ce que sont les prépositions à leur régi nominal. D'autre part, contrairement à ce que l'on a tendance à croire, les prépositions ne sont pas du côté de l'amincissement du sens, leur complexité sémantique est forte, et il n'est pas vrai du tout que ce soient des éléments en inventaire clos.
Pierre Cadiot : Il est particulièrement difficile de trouver un critère définitoire opérationnel pour la "catégorie" préposition : il existe par exemple des langues qui ont des postpositions fléchies. Mais par ailleurs, les prépositions sont aussi des "marqueurs sémantiques"- des "notions"- qu'on va retrouver à l'œuvre dans le fonctionnement de mots qui de toute évidence appartiennent à d'autres catégories. Les noms composés, par exemple, utilisent systématiquement à et de en français : ce ne sont peut-être pas des prépositions [comme le disait tout à l'heure Hagège], mais il reste à expliquer au moins quand et où se situe le passage au statut de "joncteur"- notion que, personnellement, je trouve confuse. Par ailleurs, derrière à et de, on trouve avec et pour- systématiquement : un verre à vin, c'est un verre pour le vin, un verre à pied, c'est un verre avec un pied. De même si l'on passe du notionnel au référentiel, on va trouver une possibilité d'incarner des choses en termes de relations spatiales, par exemple sur, dans, etc. Or ce processus, on le retrouve par exemple pour les suffixes : pour le suffixe -ier on a envie de dire qu'un bananier, c'est quelque chose "avec des bananes", dans d'autres cas ce sera pour, etc. En gros, on a ces deux types de structures, que Bernard Bosredon et Irène Tamba d'ailleurs avaient bien montré dans leur article (1991). Qu'est-ce que c'est que cet avec et ce pour qui apparaissent à un certain niveau de la décomposition sémantique d'autres entités? Est-ce que c'est la même chose que la préposition en tant que catégorie? En fait, oui et non : elles ont en commun le fait que ce sont des opérations sur les représentations - et l'on peut même sans doute leur donner un statut de type général, dire que "avec" c'est une relation de méronymie, la relation partie / tout, et que "pour" c'est l'intentionnalité, la fonction, la télicité. On est donc pris dans ce dilemne : on étudie les catégories, ou on étudie les prépositions dans une perspective plus générale? C'est plus intéressant de paraphraser les noms composés par des prépositions que par des verbes, parce que cela donne un niveau de généralité meilleur, parce que cela donne des sortes d'universaux. Comme disaient déjà des philosophes comme Leibniz, derrière les particules, il y a des universaux relationnels, et ces universaux relationnels appartiennent aux problèmes que posent tout particulièrement les prépositions. Les deux questions se mêlent très souvent, mais on est obligé de s'emparer de l'une comme de l'autre.
Andrée Borillo : On peut aller plus loin : avec peut se poursuivre en au moyen de, à l'aide de, et pour, à destination de, etc. et faire la même démarche pour toute la chaîne des prépositions simples, qui déjà ne sont pas toutes de la même catégorie, ni même de valeur abstraite identique. Maintenant, si on regarde du côté des prépositions composées, on va pouvoir faire un aller-retour, ce qui permettra de voir la préposition comme un condensé, comme le "reste" de formes plus analytiques.
Pierre Cadiot : Cela montre bien le lien entre le travail notionnel et le travail de description : il faut faire les deux en même temps, tout en sachant que c'est radicalement différent.

Les locutions prépositionnelles

Blanche-Noëlle Grunig : Avec l'article d'Andrée Borillo, on change radicalement de point de vue : la catégorie est posée, l'inventaire non fixé. On pense que la liste des termes est disponible, dans toute langue où on a admis la catégorie. La recherche porte donc sur l'inventaire.
Andrée Borillo : Les relateurs spatiaux présentent un exemple d'inventaire fermé. On a fait le tour des noms qui, en français, forment des locutions prépositionnelles.
Blanche-Noëlle Grunig : Sous son aspect pratique, ta recherche peut nous amener à nous poser des problèmes théoriques, en l'occurrence celui du figement et de la compositionnalité- puisqu'on a là des locutions dont "le tout n'est pas égal à la somme des parties". Est-ce que tu as pu repérer un apport particulier à la composition du sens qui viendrait soit des lexèmes, soit des "résidus" de préposition? Est-ce que ces "résidus" se comportent tous de la même façon dans la compositionnalité?
Andrée Borillo : Toujours. Je n'ai trouvé qu'un seul exemple (face à) qui ne comporte pas de dans la forme Prép-Dét-N2 - qui exclut bien sûr les adverbes du type ultérieurement à.
Blanche-Noëlle Grunig : Mais au début? Je parle de la préposition initiale.
Andrée Borillo : Là, je n'ai pas encore de relevé.
Marie-Line Groussier : Finalement un inventaire fermé est un inventaire qui ne l'est jamais, on se pose sans cesse la question de sa frontière, et cette frontière évolue avec la langue. Ainsi dans votre exemple au fond de la bouteille, je ferais volontiers de au fond de une préposition composée.
Andrée Borillo : C'en est une! il suffit de l'opposer à dans le fond de la bouteille qui n'est pas une locution prépositionnelle.
Marie-Luce Honeste : Je voudrais illustrer un autre exemple donné par Madame Borillo à propos de au bord de. En travaillant sur des mots comme bord et côté avec Jacqueline Picoche, j'ai constaté que bord, lorsqu'il est dans ce type de séquence s'analyse différemment selon qu'il exprime une localisation intrinsèque ou extrinsèque. Par exemple lorsqu'on dit Je marche au bord de l'eau j'appellerais cela une localisation extrinsèque, parce que le bord est extérieur à l'eau, il ne s'agit pas de l'eau mais de la terre qui est à proximité. Alors que si je dis Le chat est au bord du toit, c'est une localisation intrinsèque, c'est le bord du toit lui-même. Dans ce cas-là, il me semble qu'on aurait tendance à interpréter bord plutôt comme un nom et non pas comme une préposition, parce que c'est l'élément important, le rhème si vous voulez. On localise la partie du toit sur laquelle se porte l'intérêt, alors que dans Je marche au bord de l'eau, c'est plutôt l'eau qui est l'élément important, et du coup, au bord de s'efface un petit peu et prend un caractère plutôt prépositionnel.

Acquisition des prépositions

Aliyah Morgenstern : Les premières prépositions arrivent dans le langage de l'enfant entre l'âge de dix-huit mois et vingt et un mois, ce qui est très tôt (car ce n'est qu'après deux ans que le verbal l'emporte sur le non-verbal, c'est-à-dire que l'interprétation des énoncés de l'enfant peut se faire sans le recours aux données situationnelles non verbales), et vers deux ans et demi il y a une accélération. La préposition n'est donc pas de ce point de vue une catégorie accessoire, mais elle est au contraire absolument fondamentale dans les énoncés de l'enfant. Les premières prépositions sont à, de et pour, et très vite après dans. Mais l'enfant construit un système qui lui est propre. En début d'acquisition à et de n'ont pas du tout la même fonction. Dans c'est à moi le bain, à permet de mettre en avant une relation nouvelle à construire ou à revendiquer, alors que de met à jour une relation sans enjeu particulier comme dans un jeu de cartes. Dans le corpus que nous étudions, pour est la première préposition qui apparaît. Elle est d'abord associée à des noms pour papa, pour moi, puis assez rapidement à des verbes pour sauter, pour dessiner. Et elle est toujours utilisée comme relateur non pas binaire, mais ternaire, c'est-à-dire qu'il y a toujours l'enfant au centre : il se pose comme origine des repérages. L'enfant utilise donc les prépositions pour se repérer par rapport au reste du monde, aux autres et aux objets, pour effectuer des mises en relation entre lui et les autres, entre lui et les objets : "c'est moi qui attribue X à Y" ou "je veux faire X parce que je veux Y ou pour faire Y" etc. La préposition vient expliciter pour la mère un souhait qui a déjà été émis par l'enfant. S'il demande des craies il va dire que c'est pour dessiner. De même, pour recevoir un baiser, il dira qu'il veut être dans les bras. On constate donc qu'il n'y a pas une primarité du spatial dans l'acquisition des prépositions par l'enfant. Il va plutôt exprimer le spatial par des gestes, ou encore par des adverbes déictiques ici, là etc. et cela bien avant les prépositions.
Daniel Véronique : Dans le cadre d'études de l'acquisition des langues secondes par des apprenants étrangers que j'ai menées avec Clive Perdue et d'autres, nous avions remarqué que ceux-ci commençaient par des prépositions exprimant des relations spatiales simples, qu'ils disaient quelque chose comme le verre avec la table, ou le verre dans la table, et bien plus tardivement le verre sur la table. Nous avions analysé cela en disant que, dans le fond, les adultes travaillaient dans une perspective topologique, dans un premier temps, non pas pour des raisons d'incapacités cognitives, mais simplement parce que c'est sans doute plus facile d'accès. Cette observation que nous faisons rejoint des travaux de Slobin, qui observe dans plusieurs langues un ordre assez constant où l'enfant semble passer du topologique pour aller vers le projectif (Slobin s'intéressant à la catégorie "expression de la spatialité", et non pas à la catégorie préposition). Or ce que vous dites- que l'enfant emploie beaucoup à, de, que la préposition explicite une relation qui part de lui, que la référence est la sienne et non pas une référence orthogonale- ressemble à ce que rapportent à la fois les travaux de Slobin de manière très générale, et des travaux sur l'acquisition par des adultes : c'est-à-dire qu'il y a effectivement des prépositions qui sont soit Ø (Slobin rappelle bien qu'il y a ce zéro dans des énoncés enfantins, où l'on dit Mommy socks, par exemple, pour des choses où il y a deux termes en relation d'attribution, de localisation etc.), soit dans, en d'autres termes des prépositions qui vont plutôt désigner des espèces de co-localisation. Et ce n'est que plus tard que l'enfant introduit une perspective avec des axes horizontaux, verticaux, etc.
Blanche-Noëlle Grunig : Le développement du langage chez l'enfant et le développement des apprentissages dans d'autres circonstances me paraissent difficilement superposables.
Laurent Danon-Boileau : Bien sûr, mais il y a aussi un cas très intéressant rapporté par J. Giacobbe dans son livre publié au CNRS (Acquisition d'une langue étrangère, cognition et interaction, 1992). Il s'agit d'un espagnol qui apprend le français. La première chose remarquable, c'est qu'il transfère les oppositions "vers le locuteur / partant du locuteur" des verbes sur la préposition : il utilise hors pour dire aller dans la rue. Il y a donc changement de lieu de certaines marques. Mais cela montre aussi qu'il y a une réanalyse de dans, qui est en fait analysé en deux temps : d'abord en rapport avec 'sortir' (aller hors du lieu dans lequel on se trouve), et ensuite en rapport avec la cible du mouvement. On retrouve donc quelque chose de l'analycité de ce genre de fonctionnement, chaque fois que l'on change de système linguistique.
Daniel Véronique : Lorsque je comparais ces deux ordres d'acquisition, ce n'était pas pour dire que c'était les mêmes raisons qui déterminaient les identités observées. La seule leçon que j'en tire, c'est que la langue-cible exerce une forte contrainte dans les deux cas. Le français offre des possibilités qui sont les siennes, et finalement, pour des raisons différentes, les gens viennent se heurter à tel endroit. On pourrait par exemple réfléchir sur la façon dont les enfants traitent pour, et sur le traitement de pour dans la genèse des créoles (pour des raisons assez différentes, je ne dis pas que les créoles sont des langues enfantines, il ne faut pas se méprendre!). Je suis sensible à la dimension, disons, typologique, à l'éventail qu'offre le français, c'est cela que je voulais dire, simplement.

Prépositions et expression du temps

Marie-Luce Honeste : A la question "pourquoi la préposition n'est-elle pas nécessaire dans ce type de complément de temps?", je propose une hypothèse de type cognitiviste : l'absence de préposition correspond à un type de relation immédiate, en d'autres termes, prototypique. Lorsque le complément de temps est sans préposition, il présente une configuration de temps très simple, qui peut être de l'ordre de la représentation globale du temps, ou de l'ordre de la représentation du temps dans sa durée - c'est assez facile à voir avec un, suivi d'un nom temporel. Lorsqu'on dit par exemple Il est parti un jour, on sent bien que un jour est à interpréter comme une durée, dans ce cas un jour s'opposera à une semaine ou à deux jours, etc. Alors que lorsqu'on dit Un jour, il est parti, un jour n'est plus pris comme une durée mais pris dans une perception globale, assez imprécise d'ailleurs. Là où commencent à apparaître les prépositions, c'est lorsque la représentation devient plus complexe. Par exemple, la première complexité apparaît avec la préposition dans. Cela rejoint un peu ce que dit Madame Morgenstern à propos de l'acquisition du langage chez l'enfant. La préposition dans, ainsi que de et à, apparaîtraient assez vite dans la complexité des représentations temporelles, puisque dans représente le temps comme un contenant, et là où on a déjà une certaine forme de configuration du temps qui est plus complexe que la simple relation exprimée par Ø, ou encore par à et de. Plus la complexité de la représentation est grande, plus on a besoin de prépositions. La moins complexe s'exprime avec la préposition à, puis on entre dans des représentations où des relations multiples sont mises en jeu, et on va avoir besoin de prépositions plus étoffées comme jusqu'à, depuis, etc.
Denis Creissels : Vous abordez une question générale qui me paraît intéressante, c'est-à-dire l'existence de corrélation entre, du point de vue morpho-syntaxique, l'absence d'élément relationnel auprès d'un constituant nominal, et le fait que la relation au reste de l'énoncé puisse être considérée comme plus ou moins évidente d'après les sens lexicaux. Mais je crois qu'il faut aussi être assez prudent, notamment lorsqu'on a des observations dans une seule langue. Je ferai simplement une ou deux remarques : par exemple, le tswana exploite très largement la possibilité d'avoir des compléments de sens locatifs sans aucune marque à partir du moment où le noyau est un terme de sens locatif - par exemple tous les noms propres de lieux s'emploient tels quels, en fonction locative. Dans la même langue, les expressions temporelles dépourvues de prépositions sont rarissimes, et on ne pourrait pas du tout transposer ce qui se passe pour le français. Et il y a un autre domaine qui me paraît encore plus étrange : tout le monde s'accordera à dire, d'un point de vue cognitif, qu'il y a des substantifs qui sont typiquement des noms d'instruments : le couteau, la charrue, etc. Or je ne connais aucune langue où ils puissent fonctionner sans une préposition comme complément d'instrument. Donc : il y a certainement quelque chose, mais je crois qu'il faut aussi être prudent. Ceci dit, ce n'est pas contre ce que vous avez dit, j'essaie simplement d'élargir la problématique.
Bernard Pottier : Dans les tournures du type Un matin, il est parti, etc., il y a un hyperonyme à toute la série que vous donnez (matin, soir, hiver, lundi, etc.) c'est le mot fois, que j'ai appelé un "existentiel d'énoncé". Il a pour propriété de neutraliser le temps. Dans Une fois, je suis sorti, fois peut-être concrétisé par un hiver, un matin, etc. Le mot fois devrait, je pense, être ajouté comme un localisateur d'existence (existentiel impliquant du temps, forcément).
Dans le texte poétique
Jany Berretti : Dans le contexte poétique... on a dit que le poète était un joueur de quilles : dans ce cas-là, je crois que parfois les quilles sont posées par le linguiste et que le poète les renverse.
D'abord, à la question qui est posée par le titre de ce numéro "la préposition : une catégorie accessoire?", je répondrai : non, pas du tout, dans le domaine de la littérature. C'est même souvent une armature très forte qui régit la construction du texte, vers ou prose. Cela de manière systématique parfois, aujourd'hui, comme dans le poème de J. Roubaud "Union libre" (Autobiographie, chapitre dix) :
à la chevelure de taille de loutre de bouche de bouquet de grandeur d'empreintes de langue de cils de bord d'écriture de nid de buée d'ardoise de champagne de dauphins de poignets etc.
de manière délibérée déjà dans bien des poèmes des Illuminations, de Rimbaud, par exemple dans "Promontoire" :
d'immenses vues de la défense des côtes modernes; des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales; de grands canaux de Carthage et des Embankments d'une Venise louche; de molles éruptions d'Etnas et des crevasses de fleurs et d'eau des glaciers...
La préposition (de particulièrement) est un moteur du rythme. Par exemple dans Le Génie du christianisme, de Chateaubriand :
une barbe de mousse blanche descend du menton d'une Hébé; le pavot croît sur les feuilles du livre de Mnémosyne : symbole de la renommée passée et de l'oubli présent de ces lieux...
Or il me semble que souvent le poète se joue des classifications du linguiste. Ainsi dans "Promontoire" le rôle dominant du de préposition (des, du, d' ) se confond avec celui, identique pour la forme, de l'article indéfini. Par contamination phonique même, lorsque le relatif dont survient (auprès de dans), il est assimilé :
les dispositions dans cet Hôtel, choisies dans l'histoire des plus élégantes et des
plus colossales constructions de l'Italie, de l'Amérique et de l'Asie, dont les fenêtres...
Claude Hagège : Ce que vous venez de dire est d'une grande fécondité, avec seulement une petite réserve : vous semblez vous insérer dans une vue un peu traditionnelle de la poésie comme mode d'écart; or la poésie non seulement n'est pas écart, mais elle est peut-être le mode originel. Si les prépositions peuvent, comme c'est souvent le cas, être ellipsées dans beaucoup de langages poétiques, et si elles peuvent, comme dans l'exemple que vous avez cité, être utilisées de façon à remettre en cause les catégorisations des linguistes, il faut bien que ces catégories existent pour que le poète en prenne ensuite à son aise, c'est en cela que c'est intéressant.

voir aussi

 

  • Commander le numéro (versions DOC, PDF)