n° 7 : La relation d'appartenance

 

présentation générale

Laurent Danon-Boileau
Mary-Annick Morel

 

Traditionnellement, pour cerner l'opération que met en jeu la relation d'appartenance, telle qu'on peut la trouver dans "le vélo de mon voisin", on pose l'existence de deux entités, et l'on dit que le possesseur "mon voisin" sert à repérer la notion de vélo. Mais les articles rassemblés ici font apparaître les choses de manière un peu différente. Il semble en effet que la relation d'appartenance ne renvoie pas à une seule mais à deux types d'opération fort peu symétriques. L'un, celui que l'on vient d'évoquer correspond à une opération de rattachement. Elle établit le rattachement d'un objet à son possesseur. L'expression du lien au possesseur permet de déterminer l'objet possédé. L'autre correspond au contraire à un détachement. L'opération ne s'établit plus entre deux entités nettement définies, telles qu'un objet et son possesseur, mais entre un fragment en voie de constitution et le contexte dont on cherche à le dégager. Ici la relation d'appartenance permet de préciser les contours d'une partie qui tend à se dissocier d'un tout.
D'une manière générale, la relation d'appartenance ne dispose pas de marqueurs spécifiques. Elle les prend à des sources qui varient selon les langues. Cette remarque, on le sent bien, met en cause son statut. Car en l'absence de marqueur spécifique, on pourrait penser que ce dont il s'agit n'est qu'effets de sens réguliers. La question des critères formels et de la délimitation du champ d'application de l'appartenance préoccupe d'ailleurs nombre de contributeurs (cf. entre autres Stanislas Karolak).

La relation d'appartenance : rattachement de l'objet à un possesseur ou détachement de la partie de son contexte naturel

La relation d'appartenance correspond donc à deux opérations nettement distinctes : d'un côté le rattachement de l'objet à un possesseur, qui est une façon de déterminer l'objet possédé. De l'autre le détachement qui permet d'autonomiser une partie de son tout en explicitant le lien qui les unit (relation partie-tout).
Pour faire saisir la différence, reprenons l'expression "le vélo de mon voisin". On peut l'envisager, on l'a dit, comme une façon de distinguer un "vélo" particulier par l'indication de son possesseur "mon voisin". On pose alors deux temps dans le mouvement de la pensée: le premier correspond à l'établissement de la classe des vélos, le second à la sélection d'un individu spécifique, celui qui appartient à mon voisin. Cette détermination s'inscrit à l'intérieur du syntagme nominal (dans l'ensemble des vélos, celui de mon voisin).
Mais on peut aussi voir les choses autrement. Comme l'a fait naguère remarquer Guy Serbat1, parler du vélo de mon voisin, c'est d'abord attirer l'attention de l'interlocuteur sur un champ, un contexte discursif, celui que permet d'évoquer l'expression "mon voisin". Ce cadre une fois posé, on peut alors en détacher une composante particulière, celle que représente le vélo. Ici, l'opération ne porte plus sur deux noms situés dans un même syntagme, mais sur l'ensemble de l'énoncé. En effet le possesseur sert à convoquer tout un monde de savoirs latents qui lui sont associables ("mon voisin" devient métonymie d'un contexte complexe et flou), tandis que l'objet possédé "le vélo" active un fragment détaché de cet ensemble. La relation d'appartenance exprime alors l'autonomisation d'un fragment, détaché de son tout de référence. D'où son rapport avec le partitif dans des langues aussi différentes que le français et le chinois (cf. Michael Herslund et Lihi Yariv-Laor). Ce tout de référence est une sorte de "fond", mais il n'est pas modélisable sur le mode d'un genre emboîtant des classes. "Les roses sont des fleurs", mais tant que "fleurs" est un fond sur lequel on s'appuie pour penser "rose", la relation entre la classe des roses et le genre "fleur" reste problématique. C'est ainsi du moins que l'on peut comprendre l'article de Jean Paul Fischer sur les difficultés naguère notées par Piaget dans la catégorisation chez l'enfant.
Il y a toutefois des cas où la relation d'appartenance n'est ni détermination ni détachement. Ainsi, dans un syntagme tel que "le lit de Denise" (rencontré par Mireille Brigaudiot et Laurent Danon-Boileau). A première vue, on pourrait penser qu'il s'agit d'un exemple banal de détermination et que l'expression "lit" est déterminée par la mention de son possesseur "Denise". En fait, quand on regarde la situation d'où est tiré l'exemple, on se rend compte qu'il n'en est rien. Car il ne faut pas gloser "le lit de Denise" par "le lit appartenant à Denise", mais par "le lit où Denise à dormi, celui qui me rappelle une histoire relative à Denise". L'objet possédé - le lit - fonctionne comme l'indice d'une infinie variété de contextes possibles. Et la mention du prétendu possesseur "Denise" permet de sélectionner l'un de ces contextes, pour amener le développement d'un événement particulier. Ce n'est plus la mention du possesseur qui crée l'évocation des contextes possibles mais celle de l'objet censément possédé.

Quels marqueurs?

La diversité des langues et des points de vue théoriques fait apparaître certains chevauchements réguliers entre la relation d'appartenance et d'autres relations de logique naturelle (cf. entre autres Bernd Heine, Jean-Pierre Desclés, Claude Vandeloise). Selon les cas (russe, danois, arabe dialectal tunisien, nélêmwâ, purhépécha), on la voit interférer plus directement avec la localisation (cf. Marguerite Guiraud-Weber pour le russe), le marquage thématique (cf. Irène Baron pour le danois), la sous-catégorisation (cf. Andrée Borillo pour le français), l'identification (cf. Mireille Darot pour l'arabe dialectal tunisien). Parfois ce sont des verbe signifiant "avoir", "posséder", "tenir", "prendre" ou "être-à" (cf. Denis Creissels) qui sont employés à titre de marqueurs. Les cas de détournement sont si fréquents que l'on pourrait se demander si la relation d'appartenance constitue une relation en soi. Après tout, il pourrait s'agir seulement d'un domaine propice à la réinscription de relations définies initialement à d'autres fins (cf. Shimamungu pour le kinyarwanda). A cette façon de voir, une objection cependant : quelles que soient les formes, quand il s'agit d'appartenance, l'opposition entre détachement et rattachement se retrouve. Il y a là une originalité foncière. Au point que l'on peut songer à inverser la perspective établie entre la relation d'appartenance et ses prétendues sources. On peut en effet supposer que c'est la relation d'appartenance qui est de fondation, puis qu'elle se ramifie selon deux types différents : le détachement ou bien la détermination. Le détachement constitue une sorte de généralisation de la possession inaliénable ou de la relation partie/tout. La détermination est une autre façon de dire la possession aliénable.

Les problèmes internes de chaque versant

Comme on le verra les problèmes rencontrés sur l'un et l'autre versant de l'appartenance sont nettement différents.
Dans le registre du détachement (de la relation partie/tout), la situation s'organise autour de deux extrêmes. Ou bien le lien entre la partie et son tout (cas de la possession inaliénable ou d'une partie constitutive d'un objet) est suffisamment fort et évident pour ne pas avoir besoin d'être explicité autrement que par la parataxe, ou bien il l'est trop peu. Dans ce dernier cas, c'est le recours au lexique qui permet d'approcher la diversité des valeurs (cf. la grande variété des termes lexicaux relevés pour le français par Gabriel Otman et Agatha Jackiewicz), ou alors un système de marques passablement complexe (cf. Isabelle Bril pour le nélêmwâ).
Dans le domaine du rattachement (de la détermination), les marqueurs sont en nombre limité (cf. Jany Beretti à propos du "de" en français). On retrouve des oppositions de forme ainsi que de position, mais elles ont pour fonction de préciser le statut de l'information apportée par la mention du possesseur. Tantôt elle permet d'établir une deixis (cf. Claudine Chamoreau pour le purhépécha). Tantôt elle exprime une propriété de l'objet. Ici il convient de distinguer encore. En effet, parfois cette propriété peut être créée par le discours (valeur rhématique ou focalisation, cf. Irène Baron pour le danois), ou n'être qu'une reprise (valeur de thème ou de préconstruit (cf. Annie Lancri pour le vieil anglais). Il arrive également que l'expression opère une synthèse entre l'objet déterminé et la propriété qui inscrit son acquis de détermination (cf. Claude Delmas pour l'anglais contemporain). Se forme alors un nouvel objet de pensée, sorte de mot composé ou de nouvel appellatif (cf. Nelly Andrieux-Reix pour l'ancien français).

Quand le possesseur devient le support d'un point de vue sur l'objet

Mais qu'en est-il quand la qualité qu'on assigne à l'objet constitue en fait une appréciation subjective de cet objet, et non une détermination de telle de ses qualités intrinsèques? La marque du possesseur devient alors l'indice du point de vue qui fonde cette appréciation. Ceci entraîne souvent des effets particuliers de généralisation ou de désuétude sur le système des pronoms personnels (cf. Georges Rebuschi pour le basque labourdin, et Romana Timoc-Bardy pour le roumain).

Le terme de relation d'appartenance semble donc recouvrir deux opérations assez hétérogènes. On peut y voir une opération de détermination. Mais on peut aussi y voir ce qui permet de former le contour d'un objet de pensée. C'est ce que recouvre le terme de détachement. Dans le registre du détachement, il existe certaines convergences manifestes, notamment au plan des formes, entre ce qui note la possession inaliénable et ce qui note la relation partie-tout.

1 Cf. Serbat G., 1988, Le génitif partitif, in Guy Serbat, Linguistique latine et linguistique générale, Louvain-la-Neuve, Peeters, 55-62 et Serbat G., 1996 (sous presse), Syntaxe des cas en latin, Tome 1, Bibliothèque d'Etudes Classiques, Louvain-la-Neuve, Peeters.

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