n° 48 : Varia

 

Présentation générale

par Anaïd Donabédian et Reza Mir-Samii
SeDyL (UMR 8202), Inalco, CNRS, IRD. Courriel : adonabedian@inalco.fr
Université du Maine, Laboratoire 3L.AM. Courriel : Reza.Mir-Samii@univ-lemans.fr

 

Avec cette livraison de Faits de langues, nous poursuivons la formule qui fait alterner des numéros thématiques et des varia, construits autour de plusieurs rubriques (Dossier, Enjeux, Langues une à une, Langues entre elles), qui sont autant d’éclairages de la question de la diversité des langues[1].

  

La rubrique Dossier réunit une série d’articles qui, dans leur diversité, rendent compte de travaux en cours sur une langue ou un groupe de langues, une catégorie, ou encore une problématique théorique innovante ou peu connue. 

Les cinq contributions du dossier traitent de la préfixation verbale en français, en khmer et en portugais brésilien. Ils cherchent tous à montrer les singularités et variétés de valeurs des préfixes étudiés.

Deux des contributions sont consacrées aux préfixes co-, l’une en français par Fumitake Ashino et Hélène de Penanros, l’autre en portugais brésilien par Márcia Romero et Vanessa Trauzzola. La première montre, en se fondant sur la distribution et les conditions d’emploi en contexte des verbes à sens «opaque», tels que combattre, contenir et comprendre, que les verbes ainsi préfixés devraient être considérés comme des «prédicats complexes». La seconde envisage co- et ses variantes afin d’examiner les variations sémantiques dans le cas des verbes sumir / consumir («disparaître / consommer») et comer («manger, dévorer»), en reconsidérant l’approche traditionnelle qui en fait des «préfixes homonymes».

Sarah de Vogüé étudie les diverses valeurs du préfixe é- : valeur d’extériorisation (émigrer), valeur élative (épépiner) ou factitive (éclairer), susceptibles d’être confondues du fait entre autres de la concurrence de é- avec ex-, de son origine, ou de la possibilité de le considérer comme simplement une «syllabe vocalique», et interroge les confusions liées à des motivations de divers ordres : sémantique, phonologique, syntaxique et lexical.

Pierre Jalenques propose une analyse synchronique du préfixe dé-/dès- et met également l’accent à son tour sur l’opacité sémantique observable dans le cas des verbes délaisser, découper, détenir par opposition aux cas où il signifie bien «le contraire de » (décroître, dénouer). Il montre que l’analyse synchronique permet également de montrer qu’il existe une même «instruction sémantique invariante» marquant un changement d’état («l’état de l’entité sur laquelle porte le procès exprimé par le verbe»), et que du fait de la nature prédicative du préfixe dé-, ce dernier constitue avec leverbe associé un prédicat complexe

Denis Paillard quant à lui étudie les trois préfixes verbaux du khmer /b+ nasale/, /pʰ-/, et /pra-/ et défend l’hypothèse que ces préfixes n’ont pas uniquement pour rôle la modification de la valence de la base verbale, et que le verbe préfixé doit, en khmer aussi, être considéré comme un prédicat complexe. Le verbe préfixé avec /b+ nasale/ indique une «transformation», avec /pʰ-/ il introduit un «causateur externe», et avec /pra-/ le procès est vu comme «un lieu d’interaction entre deux sujets».

  

La rubrique Enjeux vise à permettre la confrontation des points de vue et à ouvrir un dialogue sur les enjeux théoriques, épistémologiques, méthodologiques, et autres, de la diversité des langues.

Arseniy Vydrin aborde ici la question des constructions dédiées marquant la modalité de possibilité non-épistémique en ossète (dialecte iron). Situant son propos dans le cadre de la carte des modalités de Van der Auwera et Plungian 1998 et de la typologie des modalités et de leur grammaticalisation dans les langues, il examine le fonctionnement de l’opposition entre possibilité non-épistémique 1) externe au participant marquée par un tour impersonnel avec un dérivé verbal dédié, un auxiliaire et un sujet oblique et 2) externe au participant, marquée par un infinitif au Datif et un auxiliaire accordé avec le sujet. Au terme d’une analyse très détaillée appuyée sur un corpus écrit et oral, il aborde la question de l’origine de ces constructions, qui ne sont partagées ni par les langues environnantes, ni par les langues du phyllum iranien, et qui, par ailleurs, sont inégalement représentées parmi les générations et absentes des descriptions normatives. Ecartant la piste d’une possible influence des constructions Datif + infinitif en russe, l’auteur démontre que ces tours résultent d’un développement propre aux langues iraniennes du Caucase, à partir d’un matériau hérité, et qu’elles ont été rendues possibles par le spectre des fonctions du Datif et de l’auxiliaire en ossète.

  

La rubrique Langues une à une comprend cinq contributions consacrées à trois langues : français, anglais et russe.

Evelyne Saunier étudie les oppositions entre les trois prépositions à, de et en, dont la différence est parfois présentée comme ténue, voire non significative. Elle oppose pour cela systématiquement différentes sphères d’emploi en faisant contraster des énoncés (trios minimaux construits et données authentiques) identiques autant que se peut compte tenu de différents biais identifiés dans l’article. Elle démontre ainsi l’asymétrie fondamentale de la relation construite par ces différentes prépositions entre les deux termes nominaux impliqués X et Y, le point focal de la relation étant X avec à, Y avec de, et la relation elle-même avec en, asymétrie qui se combine avec d’autres paramètres comme le mode de présence de Y ou le statut de X.

Dorota Sikora examine un type particulier de polysémie, celle de l’aspect lexical des verbes d’achèvement, en s’appuyant sur un corpus de 212 verbes extrait des bases Le Réseau Lexical du Français et Les Verbes Français, et en abordant cette polysémie dans une approche synchronique dérivationnelle. Après avoir vérifié, par des tests éprouvés (non-factorisation, autonomie relationnelle, autonomie compositionnelle), que la variation aspectuelle résultait bien d’une polysémie et non d’effets de sens contextuels, elle identifie les types de situations qui permettent de caractériser la variation aspectuelle (56,6 des verbes d’achèvement du corpus ont un copolysème d’état), puis propose une modélisation des types de polysémie observés (phases relationnelles, mais aussi verbes de communication, métaphores situationnelles). Au contraire, elle note que les verbes qui n’ont pas ce type de polysémie sont majoritairement des verbes transitifs ou ditransitifs, également qualifiés de causatifs.

Christopher Desurmont se penche sur l’apport, en anglais, de nice adverbial dans les structures nice and + Adj. Il se propose de démontrer que dans ces constructions, souvent considérées comme «informelles» ou «parlées», les différentes valeurs sémantiques que nice peut porter (appréciatif, affectif, quantitatif-adverbial) ne peuvent être considérées comme un simple apport facultatif. Il démontre que nice and conditionne la grammaticalité d’un certain type d’énoncés (notamment les énoncés elliptiques), et étudie la variation de la désémantisation de nice et de sa commutabilité avec very selon les constructions. Cela lui permet de conclure à l’asymétrie fondamentale de cette construction en apparence coordinative, où nice a un statut adverbial qui explique sa variation sémantique en fonction de l’adjectif auquel il est sémantiquement subordonné, suggérant une parenté avec d’autres structures coordonnées asymétriques comme ‘one more and X’.

Blandine Pennec, dans une approche qui combine la théorie de l’énonciation (notion d’ajustement) et la théorie de la saillance, étudie la séquence and even en anglais contemporain, en tant que marqueur de connexion. Elle analyse la relation que marque and even entre l’élément qui précède et l’élément qui suit comme une surenchère, qui situe les deux éléments dans un rapport de gradation dans une chaîne argumentative, avec un gain de saillance entre le premier et le second élément. Elle démontre comment cette valeur est liée à celle des deux composantes and et even : la valeur de conflit intrinsèque à even, dans le contexte d’une classe paradigmatique, permet d’expliquer le rapport de gradation ou de saillance relative entre les deux éléments mis en relation ; and quant à lui conditionne la prévisibilité du segment de droite, qui est essentielle à cette construction.

Natalia Baiandina- Soujaeff étudie un corpus de mots composés spécifiques en russe, liés au champ de l’alimentation. Ce choix lui permet de s’appuyer sur un corpus de termes ayant une profondeur diachronique très variée, le champ étant très sensible aux emprunts et aux calques du fait de la circulation des produits ou concepts concernés. Cette approche se révèle, par la diversité des problématiques représentées, un laboratoire particulièrement fécond pour l’étude de la composition nominale plus globalement en russe. Elle aborde ainsi la typologie des binoms (NN) en termes de sémantique compositionnelle (coordinatifs ou subordinatifs), d’ordre séquentiel (variable ou fixe), de caractéristiques grammaticales (variabilité ou invariabilité de l’un des N ou des deux N), d’orthographe (avec ou sans trait d’union), ainsi que la dynamique de ces composés, en proposant des facteurs susceptibles de favoriser ou non la pérennité de ces unités dans la langue.

 

La rubrique Langues entre elles, qui s’intéresse à la comparaison entre langues, qu’il s’agisse de mettre l’accent sur ce qui les rapproche ou au contraire sur ce qui les distingue, vient clore ce numéro.

Federica Cominetti et Valentina Piunno y analysent les infinitifs en italien et en espagnol, où, par contraste avec le français, les emplois productifs des infinitifs non lexicalisés en tant que noms impliquent régulièrement des déterminants (article défini, indéfini, démonstratifs, interrogatif). Sur la base d’une analyse de corpus extensive en italien et en espagnol, elles relèvent les traits verbaux (négation, objet direct, adverbe de manière, temporalité) et nominaux (déterminant adjectival, expression au génitif du sujet ou de l’objet) des infinitifs employés avec chacun des types de déterminants, montrant que la coexistence fréquente de ces traits dans un même emploi dessine un continuum plutôt qu’une opposition verbo-nominale. L’étude montre un certain nombre d’asymétries entre type de déterminant et positionnement sur ce continuum pour chacune des langues observées, avec notamment une affinité, en italien comme en espagnol, entre emploi verbal et article défini d’une part, et entre emploi nominal et article indéfini de l’autre. L’article montre que cette affinité, qui pourrait paraître paradoxale, découle en réalité de certaines propriétés des deux types d’articles.

 

[1] Outre le Comité de lecture international de la revue, nous remercions vivement, au nom du Comité de rédaction, les rapporteurs anonymes sollicités pour leurs compétences particulières qui ont contribué à la qualité scientifique de ce numéro.

   

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