n° 52-1 : Constructions clivées et langues moins étudiées

 

Présentation générale

par Enrique L. Palancar* & Martine Vanhove**

* SeDyL, CNRS. Courriel : enrique.palancar@cnrs.fr

** LLACAN, CNRS. Courriel : martine.vanhove @ cnrs.fr

 

Des clivées et autres constructions focalisantes [1]

Il existe de nombreux types de constructions clivées, mais plus généralement, quand on pense aux clivées, les exemples qui viennent à l’esprit sont ceux de la construction dite « it-cleft » en anglais, comme it’s our work that is important ou la clivée en français c’est moi qui suis venu. L’anglais en présente d’autres types connus sous les termes malheureux de « pseudo-clefts » et « inversed pseudo-cleft », comme par exemple what is important is our work ou our work is what is important. De fait, il y a autant de définitions des clivées que de types de clivées. La définition de Lambrecht nous semble particulièrement englobante :

"A cleft construction is a complex sentence structure consisting of a matrix clause headed by a copula and a relative or relative-like clause whose relativized argument is co-indexed with the predicative argument of the copula. Taken together, the matrix and the relative express a logically simple proposition, which can also be expressed in the form of a single clause without a change in truth conditions." (Lambrecht 2001: 457)

Dit autrement, les clivées sont des constructions focalisantes bi-clausales. C’est précisément cette double nature de la construction spécialisée dans le cadre de l’expression du focus qui rend les clivées intéressantes pour l’analyse linguistique et qui représente encore des défis pour les théories syntaxiques actuelles. A cet égard, il n’est guère surprenant que la littérature linguistique sur les clivées soit remarquablement vaste. Cependant, la diversité des langues y est très peu traitée, tant on semble viser avant tout à démêler les subtilités de la sémantique et de la pragmatique de la prédication copulative en anglais (par exemple, Declerck, 1988 ; Mikkelsen, 2005 ; den Dikken, 2005). Il faut ajouter que le travail de Lambrecht (1994) est fondamental pour l’étude des clivées du point de vue de la structure de l’information. Enfin, les propositions de Drubig (2003) et Drubig et Schaffer (2001 : 1079) ont été importantes pour une typologie de la syntaxe des clivées, basées sur la reconnaissance de structures syntaxiques similaires dans des langues d'affiliations différentes.

Alors que des monographies sur la « it-cleft » anglaise continuent d’être publiées, comme celle de Patten (2012), notre connaissance des clivées reste un territoire inexploré pour la grande majorité des langues moins connues. Pour accroître le corpus de connaissances permettant de construire une typologie des clivées la plus englobante possible, nous devons encore élargir l’éventail des langues et des sujets étudiés. Nous suivons ici les efforts pionniers de Hartmann et Venstraa (2013), qui incluent pour la première fois des articles sur des langues minoritaires dans leur recueil sur les clivées. Ce numéro poursuit un objectif similaire, à savoir explorer les aspects de la structure des clivées dans les langues moins décrites, selon différentes approches théoriques, et en utilisant des données de première main, souvent semi-spontanées. Guidé par cet objectif, ce numéro rassemble onze articles sur les structures clivées de diverses langues dont la syntaxe du focus est encore relativement peu connue. Les langues concernées sont :

 

  • Deux langues d’Asie orientale : l’amis du Nord (Formosan) et le tagalog ;
  • Trois langues d’Asie occidentale : l’arménien oriental, l’arménien occidental et le persan ;
  • Trois langues indigènes des Amériques : le movima (isolat ; Bolivie), l’otomi de Tilapa (Otomangue ; Mexique) et le lakhota (Sioux, Etats-Unis d’Amérique) ;
  • Deux langues du continent africain : le naija, un pidgin-créole du Nigéria, et le kabyle, langue berbère d’Algérie.

 

Outre les études sur ces langues particulières, ce numéro comprend deux articles sur la grammaticalisation des clivées qui s’appuient sur des données provenant d’une grande variété de langues africaines :

 

  • Des langues Niger-Congo (tswana, mina, kituba, mandinka, wolof, jula ivoirien, jóola) et Songhay (zarma), d’une part ;
  • Des langues tchadiques (ura, marghi, hausa et guruntum), d’autre part.

 

Les onze articles qui composent ce numéro spécial sont organisés selon quatre thèmes généraux caractérisant des approches particulières de l’étude des clivées : (i) leur grammaticalisation ; (ii) leurs rapports avec d’autres constructions focalisantes ; (iii) l’apport des études sur corpus à celles des clivées ; (iv) de nouveaux aspects des constructions clivées.

Ces différents articles abordent une série de points généraux que nous considérons comme importants pour l’étude des clivées dans une perspective inter-linguistique.

 

 

 

  1. Les clivées comme structures bi-clausales

L’un des aspects les plus importants pour l’étude des clivées est la relation qu’elles entretiennent en tant que structures bi-clausales avec d’autres constructions focalisantes mono-clausales. Cette ligne de recherche peut être poursuivie de manière interne à la langue ou de manière transversale. Dans le premier cas, il faut établir en quoi les clivées sont différentes des autres structures focalisantes dans la langue étudiée. Les contributions de Haude et Palancar abordent cette question.

Dans son article, Haude montre que le movima possède deux constructions focalisantes qui, superficiellement, présentent de nombreuses similitudes. La première est une proposition simple avec le nom en position de prédicat et où le verbe est placé à l’intérieur du syntagme argumental. L’autre construction est une clivée qui consiste en un nom prédicatif précédé d’un pronom indépendant constituant une proposition matrice équative. Les deux constructions diffèrent en outre par leur fonction : la construction mono-clausale est une simple prédication, la clivée implique une référence spécifique ou générique.

Palancar montre que l’otomi de Tilapa a lui aussi deux constructions focalisantes. L’une est une construction mono-clausale avec un syntagme focalisé détaché à gauche, l’autre est une clivée comportant une copule. Comme par ailleurs dans la langue il est possible d’avoir une copule zéro dans la construction copulative de spécification, la construction focalisante mono-clausale pourrait être confondue avec une clivée si la structure était considérée comme ayant une copule zéro. A cela Palancar oppose deux arguments qui démontrent qu’il s’agit bien d’une construction mono-clausale : (i) l’impossibilité de réintégrer la copule dans cette construction ; (ii) la négation. Les deux constructions ont également une fonction différente dans la syntaxe du focus : alors que la clivée est la structure du focus par défaut dans la langue, la construction détachée à gauche est principalement utilisée lorsqu’un pronom est focalisé.

  1. L’évolution des clivées

Les clivées peuvent également se transformer en d’autres types de constructions focalisantes. Ce processus peut être considéré comme représentant les étapes d’un continuum de grammaticalisation.

Dans son article, Creissels propose une nouvelle typologie des clivées en reformulant la distinction habituelle entre les « pseudo-clivées » et les « it-clivées » (Lambrecht, 2001), et en proposant plutôt une distinction entre « clivées simples » et « clivées grammaticalisées ». L’étude est principalement illustrée par des constructions provenant d’un large éventail de langues africaines. Creissels suggère que dans l’évolution des langues, la routinisation de la prédication équative comme moyen d’exprimer la focalisation des participants peut aboutir à sa grammaticalisation en une construction spécifique, en convertissant les clivées simples en clivées grammaticalisées. Il explore en outre l’émergence de marqueurs de focalisation à partir des constructions clivées, ainsi que par les tendances à la mono-clausalité dans leur évolution.

A son tour, Hartmann pose que les clivées sont abandonnées, au cours de leur histoire, en faveur de structures de focalisation mono-clausales. Elle illustre ce cas avec quatre langues tchadiques. Elle montre que leurs constructions focalisantes (de termes) peuvent être considérées comme des exemples des différentes étapes d’un chemin de grammaticalisation supposé, allant des structures de clivées bi-clausales aux constructions focalisantes mono-clausales. Cette évolution est caractérisée par plusieurs changements syntaxiques et sémantiques, à savoir la réinterprétation de la copule dans la clivée comme marqueur de focus, la perte de l’inférence exhaustive généralement associée aux clivées, ainsi que la perte des indicateurs syntaxiques de l’enchâssement.

Khurshudyan et Donabedian étudient les clivées en arménien oriental et occidental en relation avec d’autres constructions focalisantes qui incluent indices prosodiques et modifications de l’ordre des mots. Contrairement au marquage préverbal du focus, qui présente un certain nombre de différences importantes entre l’arménien oriental et l’arménien occidental, les constructions clivées ne révèlent pas de différences significatives entre les deux langues. Les clivées sont documentées depuis l’arménien classique, et leur existence avec les mêmes caractéristiques syntaxiques et pragmatiques dans les deux variétés contemporaines suggère que les constructions clivées présentent une continuité diachronique dans ce groupe de langues. En revanche, l’arménien oriental possède également une importante stratégie de focalisation par mouvements d’auxiliaires qui lui est spécifique. Les auteures proposent que cette construction est une innovation qui résulte de la syntaxe des mots propre aux clivées, qui a été renforcée par les effets aréaux dus aux contacts avec d’autres langues du Caucase.

  1. Les clivées partagent la syntaxe avec la relativisation

Dans leur typologie des clivées, Drubig et Schaffer (2001 : 1079) reconnaissent que, sur le plan linguistique, le seul point sur lequel la littérature semble s’accorder est la présence d’une structure du type « proposition relative » pour coder la présupposition ou l’arrière-plan (anglais « background »), une idée qui découle de Schachter (1973).

 

À cet égard, Bril et Skopeteas comparent la construction clivée en amis du Nord avec deux autres constructions focalisantes qui impliquent des marqueurs de focus et un allongement emphatique. Ils montrent que la clivée est soumise à la contrainte nominative de relativisation connue dans les langues de type formosan et philippin. Cette contrainte fait que le constituant clivé doit être le pivot syntaxique du verbe (au sens par exemple de Dixon 1994) dans la proposition relative contenant l’arrière-plan (alors que son rôle sémantique est co-indexé par un marqueur approprié sur le verbe). En revanche, les deux autres constructions à pivot n’impliquent pas de restructuration syntaxique.

Caron montre qu’il existe quatre types de clivées en naija : celles basées sur le marqueur de proposition relative wey ; les clivées nues, où la proposition relative est asyndétique (c’est-à-dire non introduite par un relativisateur explicite) ; et deux autres types plus spécifiques : les clivées doubles et les clivées à copule zéro. La construction de type relative a évolué indépendamment et sa syntaxe s’est rapidement séparée de la syntaxe de la proposition relative, une évolution qui a été postulée pour l’anglais et qu’il est intéressant de voir se produire sous nos yeux dans un pidgin à base anglaise en train de se créoliser. Cela s’observe dans divers faits tirés de l’utilisation d’un corpus : les clivées nues sont de loin le type le plus courant ; les locuteurs utilisent le pronom relatif nãĩ uniquement dans les clivées ; et l’opérateur de proposition relative par défaut wey devient obsolète dans les clivées.

  1. Interaction entre différents types de clivées

L’étude de Caron rappelle que différents types de clivées peuvent coexister dans un même système et que les locuteurs peuvent privilégier un type de clivée par rapport à un autre dans l’expression de la focalisation.

À cet égard, Faghiri et Samvelian montrent que l’exploration des corpus révèle que les constructions clivées en persan présentent plus de diversité et de complexité que les données généralement mentionnées dans les études théoriques. Elles affirment que cela n’est pas surprenant étant donné que les études précédentes ont généralement utilisé les données persanes en parallèle avec leurs homologues anglaises pour contribuer aux débats en cours sur l’organisation de la structure de l’information dans les différents types de constructions clivées. Mais ces études ont négligé certains types spécifiques de clivées en persan, comme les pseudo-clivées à tête lexicale, dont les auteures affirment qu’elles constituent l’une des principales stratégies de focalisation des objets directs en persan.

  1. Les propriétés prosodiques des clivées

Outre la syntaxe, il semble que la prosodie du focus joue un rôle important dans une construction clivée, de sorte que les caractéristiques prosodiques des clivées doivent être prises en compte tant pour leur description que pour leur analyse.

L’article de Mettouchi est une incursion en profondeur dans l’étude de la prosodie des clivées en kabyle. Elle conteste l’idée selon laquelle la prosodie est un dispositif secondaire dans leur construction qui servirait de dispositif de désambiguïsation ou de mise en évidence. Mettouchi affirme au contraire que la prosodie est une caractéristique formelle fondamentale de la construction focalisante pour marquer un focus étroit, au même titre que sa syntaxe.

De même, Bril et Skopeteas montrent que les clivées en amis du Nord ont des propriétés prosodiques similaires à d’autres constructions focalisantes, en ce sens que le focus étroit est signalé par une forte montée, alignée avec le début de la syllabe accentuée du focus, éventuellement accompagnée d’une désaccentuation post-focale.

  1. De nouveaux aspects pour la structure des clivées

En améliorant notre connaissance des clivées dans des langues moins connues, nous découvrons également de nouveaux aspects de la structure des clivées que nous ne connaissions pas auparavant.

Van Valin étudie les propriétés d’une construction focalisante en lakhota qui porte l’élément čha. Cette construction possède de nombreuses propriétés d’une clivée, mais la distribution du matériau focalisé et présupposé est à l’opposé de celle des constructions clivées habituelles. Cela suggère que la construction en question est un exemple d’un nouveau type de clivée que l’auteur caractérise comme une « construction clivée inversée » (en donnant un sens différent de celle ainsi dénommée en anglais, illustrée au début de cette introduction, et qui est fondée sur l’ordre des propositions et non sur leur fonction pragmatique).

De même, Palancar montre que dans les clivées de l’otomi, il y a un élément pronominal spécial qui apparaît dans la proposition relative codant la présupposition du syntagme focal lorsque le référent est humain. Dans ces clivées, la fonction de cet élément ressemble à celle d’un pronom relatif résomptif, mais il n’est utilisé que dans les constructions focalisantes (c’est-à-dire à la fois dans les clivées et dans les constructions focalisantes mono-clausales), de sorte que les clivées en otomi présentent un élément de focus qui n’est pas courant typologiquement.

  1. Comparabilité des clivées entre les différentes langues

Un autre sujet d’intérêt pour l’étude inter-linguistique des clivées et des constructions focalisantes en général est leur interchangeabilité entre les langues. Cette ligne d’interrogation est orientée vers la recherche de réponses possibles à une question telle que « Comment est-ce que les clivées se « traduisent » d’une langue à l’autre ?

Dans la perspective contrastive qui sous-tend cette question, Latrouite étudie le chevauchement fonctionnel des « it-clefts » en anglais avec la construction d’inversion en ang- en tagalog. Les deux constructions ont une composition morphosyntaxique similaire, mais elle est beaucoup plus fréquente dans le corpus tagalog de Latrouite que dans son corpus anglais. Alors que les deux constructions codent une forme très spécifique de focalisation étroite, Latrouite affirme que la construction en ang- est généralement utilisée chaque fois qu’il y a une certaine « violation des attentes ». La construction en ang- est également très utilisée lorsque le centre d’intérêt est un acteur. De manière générale, Latrouite soutient que les différences entre l’utilisation des constructions focalisantes dans ces deux langues reflètent des différences dans les stratégies narratives, où l’anglais est caractérisé comme une langue orientée vers les événements et le tagalog comme une langue orientée vers les participants.

  1. Commentaire final

Cette collection d’articles sur les clivées a été éditée avec la conviction qu’un numéro spécial de Faits de Langues pourrait être bénéfique pour notre domaine, car non seulement il aiderait à créer et à diffuser davantage de connaissances sur ces structures, que nous jugeons encore mal comprises, mais il pourrait servir d’incitation, et peut-être de travail de fond, pour les futures recherches d’autres chercheurs travaillant sur les langues minoritaires.

Bibliographie

Declerck R., 1988, Studies on copular sentences, clefts and pseudo-clefts, Berlin, Walter de Gruyter.

den Dikken M., 2005, Specificational copular sentences and pseudoclefts, in M. Everaert, H. Van Riemsdijk, R. Goedemans & B. Hollebrandse (eds.), The Blackwell companion to syntax, London, Wiley-Blackwell, p. 292-409.

Dixon R. M.W. 1994. Ergativity. [Cambridge Studies in Linguistics, 69]. Cambridge: Cambridge University Press. Drubig, Hans-Bernhard and W. Schaffer, 2001, Focus constructions, in M. Haspelmath, E. Koenig & W. Osterreicher (eds.), Language typology and language universals, Berlin, Mouton de Gruyter, p. 1079-1104.

Drubig H.-B., 2003, Toward a typology of focus and focus constructions, Linguistics 41(1), p. 1-50.

Hartmann K. & Veenstra T. (eds.), 2013, Cleft structures, Amsterdam and Philadelphia, John Benjamins.

Lambrecht K., 1994, Information Structure and Sentence Form. Topic, Focus, and the Mental Representations of Discourse Referents, [Cambridge Studies in Linguistics 71], Cambridge, Cambridge University Press.

Lambrecht K., 2001, A Framework for the Analysis of Cleft Constructions, Linguistics 39(3), p. 463–516.

Mikkelsen L., 2005, Copular clauses: Specification, predication and equation, Amsterdam and Philadelphia, John Benjamins.

Patten A. L., 2012, The English it-cleft: A constructional account and a diachronic investigation, Berlin, De Gruyter Mouton.

Schachter P., 1973, Focus and relativization, Language 49(1), p. 20-46.

 

[1] Tous les articles de ce numéro thématique sont fondés sur des exposés présentés lors de l’atelier « Clefts and related focus constructions » organisé par nous-mêmes et Katharina Haude dans le cadre de l’opération GD1 « The typology and corpus annotation of information structure and grammatical relations » de l’Axe 3 du LABEX-EFL, qui s’est déroulé les 15 et 16 février 2018 au Campus CNRS de Paris-Villejuif, avec le soutien financier du Labex EFL. Nous tenons à remercier tous les participants à l’atelier, intervenants et public, pour les fructueuses discussions, ainsi que les intervenants qui sont devenus les auteurs de cette collection. Cette publication a bénéficié du soutien financier du laboratoire LLACAN UMR8135. Nous sommes particulièrement redevables aux nombreux évaluateurs externes qui ont contribué de manière inestimable à ce numéro spécial par le temps, les connaissances et les efforts qu’ils lui ont consacrés.