n° 51-1 : Langues des Monts Nouba Languages in the Nuba Mountains

 

Présentation générale

par Nicolas Quint et Stefano Manfredi
CNRS, LLACAN. Courriel : nicolas.quint@cnrs.fr
CNRS, SeDyL. Courriel : stefano.manfredi@cnrs.fr

 

La province du Kordofan du Sud (ou Kordofan méridional) se situe à peu près au centre du Soudan. Le paysage y est en grande partie plat et recouvert d’une savane clairsemée. Çà et là cependant, au milieu de cette plaine austère et livrée pendant la majeure partie de l’année à l’ardeur du soleil, émergent des chicots granitiques, des amas de rocs, des massifs montagneux, dominant de leurs formes imposantes le plat pays et son tapis de rôniers, épineux, baobabs et autres acacias. Ces formations rocheuses, appelées monts Nouba, sont présentes dans la plus grande partie du Kordofan du Sud. Ce sont ces mêmes formations rocheuses qui expliquent l’une des caractéristiques humaines les plus frappantes de la région, à savoir son extrême diversité linguistique. En effet, les montagnes et chaos pierreux qui ponctuent la plaine du Kordofan, truffés de grottes et parsemés de points d’eau, ont servi de refuges naturels à de nombreux groupes humains ayant fui au cours de l’histoire la concurrence d’autres groupes plus puissants. Aussi les monts Nouba abritent-ils aujourd’hui, sur une superficie d’environ 80 000 km2, plusieurs dizaines de communautés autochtones parlant environ 50 langues distinctes. Le terme Nouba, d’origine exogène[1], désigne quant à lui traditionnellement tout membre d’une de ces communautés autochtones culturellement enracinées depuis au moins plusieurs siècles dans la région du Sud-Kordofan. C’est aux langues des Noubas qu’est principalement consacré ce numéro spécial de Faits de Langue.

Le présent numéro comporte onze contributions, portant toutes sur des langues parlées dans les monts Nouba. L’éventail des langues considérées reflète assez fidèlement la diversité typologique du Sud-Kordofan (Quint & Manfredi, ce numéro) puisque ces études portent aussi bien sur des langues Niger-Congo (plusieurs familles représentées, toutes incluses dans l’embranchement kordofanien : heibanienne (heiban/ebaŋ, moro), tégalienne (tagoï) katléenne (tima)) que nilo-sahariennnes (langues nubiennes (tabaq, taglé) et kadougliennes (katcha)).

D’un point de vue thématique, ces contributions portent également sur des sujets variés. L’article introductif de Nicolas Quint et Stefano Manfredi, intitulé Les monts Nouba : une région riche de ses langues, fait le point sur les caractéristiques typologiques et phylogénétiques des langues des monts Nouba ainsi que sur la question des contacts qu’ont entretenu (et que continuent d’entretenir) ces langues. Quant à Larry Hyman, il nous propose une perspective comparative sur la dérivation verbale dans les langues des monts Nouba (A Note on Nuba Mountain Verb Extensions), en mettant en regard à la fois des données kordofaniennes et nilo-sahariennes, ce qui constitue finalement une ouverture vers des possibilités d’études aréales de ces langues.

Les études d’Angelo Ali Naser et Sharon Rose d’une part et de Gertrud Schneider-Blum et Birgit Hellwig d’autre part, portant respectivement sur les idéophones en moro (Ideophones In Moro) et sur l’expression de la qualification en tabaq (Property concepts in Tabaq: More than one road can lead to Rome), relèvent d’une préoccupation partagée par tous les descripteurs de langues encore peu connues de la communauté scientifique, à savoir l’établissement des catégories grammaticales pour les langues étudiées. C’est seulement en délimitant des classes de mots et en mettant en lumière les points communs que les mots d’une classe donnée partagent que l’on peut construire une analyse grammaticale équilibrée et rationnelle. C’est précisément ce à quoi s’emploient les auteurs de ces deux contributions.

La plupart (ou la totalité) des langues Nouba sont des langues à morphologie lourde et le verbe, comme ailleurs dans le monde, constitue souvent un système particulièrement raffiné et complexe dans les distinctions qu’il établit. Deux contributions de ce numéro s’intéressent clairement à la morphologie du verbe : celle de Thilo Schadeberg, qui décrit les phénomènes de tmèse en heibanien (Tmesis in Ebang), langue où le sujet lexical peut apparaître à l’intérieur d’une forme verbale et celle d’Angelika Jakobi, Ali Ibrahim et Gumma Ibrahim Gulfan, qui s’intéressent à la question du nombre verbal (pluractionnalité) et de son interaction avec les rôles actanciels en taglé (Verbal Number and Grammatical Relations in Tagle).

D’autres auteurs ont fait porter leurs analyses à un autre niveau, celui de la syntaxe. C’est notamment le cas de Peter Jenks, qui explore les types de propositions verbales et copulatives en moro (Verbal and verbless copular clauses in Moro) et de Darryl Turner, qui propose une analyse unifiée des dépendants du nom en katcha (Towards a unified analysis of Katcha nominal modifiers).

L’article de Suzan Alamin, qui s’intéresse aux phénomènes d’accord ainsi qu’à l’ordre des constituants au niveau du syntagme nominal et de la phrase verbale en tagoï (Word order and agreement in Tagoi) peut, lui, être considéré comme se trouvant à l’interface de la morphologie et de la syntaxe.

Dans Arabic borrowings in Tima (‘les emprunts faits à l’arabe par le tima’), Mona Hashim, Gertrud Schneider-Blum et Suzan Alamin abordent le domaine du lexique et l’influence que revêt l’arabe – langue dominante – sur une langue minorisée – en l’occurrence le tima -, ce qui est le cas de figure dont relèvent aujourd’hui toutes les langues autochtones des monts Nouba.

Enfin, dans une veine franchement sociolinguistique, Siri Lamoureaux, décortique les implications idéologiques que sous-tend le développement d’une langue littéraire moro dans sa contribution intitulée Ethnic nationalism and gendered morality in the semiotic construction of the Moro language of Sudan (‘du développement sémiotique de la langue moro (Soudan) : nationalisme ethnique et moralité genrée’).

Ces contributions, dans leur diversité typologique et thématique, ont cependant une caractéristique commune qui les unit et les justifie : elles sont souvent les premières (ou parmi les toutes premières) à aborder les sujets qu’elles traitent. En conséquence, ce numéro de Faits de Langue consacré aux langues des monts Nouba contribue à faire progresser les sciences du langage dans cette région du monde, si riche sur le plan linguistique et encore si méconnue des linguistes.

Références

Rilly C., 2017, Histoire du Soudan des origines à la chute du sultanat Fung, in O. Cabon et al. (eds.), Histoire et civilisations du Soudan de la préhistoire à nos jours, Paris, Soleb. p. 26-445.

Stevenson R. C., 1984, The Nuba People of Kordofan Province, Khartoum, University of Khartoum / Université de Khartoum.

 

[1] D’un point de vue étymologique, les termes Nouba et Nubien ont une même origine. Ils proviendraient d’une racine égyptienne nb signifiant ‘or’, le Soudan étant considéré par les Anciens Égyptiens comme le pays de l’or. Un autre étymon égyptien possible est la racine nbd, ‘ceux qui ont les cheveux tressés’ (Stevenson 1984 : 1). À partir de ce sens original, la racine égyptienne a ensuite désigné les esclaves (qui provenaient souvent du Soudan pour les Égyptiens). Ainsi, le mot Nob désigne en méroïtique (l’ancienne langue écrite de la vallée du Nil) à la fois les Nubiens et les esclaves (Rilly 2017 : 177, 314-315). C’est une variante ce ce terme qui servira ensuite à nommer les populations autochtones non arabes du Kordofan méridional, autrement dit les Noubas, dénomination ethno-géographique distincte en français des Nubiens, qui se réfère aux personnes pratiquant des langues de la famille nubienne.