n° 45 : Varia

Présentation générale

par Anaïd Donabédian et Reza Mir-Samii
SeDyL (UMR 8202), Inalco, CNRS, IRD. Courriel : adonabedian@inalco.fr
Université du Maine, Laboratoire 3L.AM. Courriel : Reza.Mir-Samii@univ-lemans.fr

 

Avec cette livraison de Faits de langues, nous poursuivons la formule qui fait alterner des numéros thématiques et des varia, construits autour de plusieurs rubriques (Dossier, Débats, Enjeux, Terrains-Données-Corpus, Langues une à une), qui sont autant d’éclairages de la question de la diversité des langues[1].

 

La rubrique Dossier réunit une série d’articles qui, dans leur diversité, rendent compte de travaux en cours sur une langue ou un groupe de langues, une catégorie, ou encore une problématique théorique innovante ou peu connue.

 

Le dossier de ce numéro «Deixis et thématisation» comprend trois contributions consacrées à l’étude de marqueurs discursifs issus de démonstratifs opérant une thématisation du sujet : l’enclitique -to en russe et la particule to en hindi, qui remontent au même membre de l’opposition déictique tripartite *s/t/n de l’indo-européen, et une série de démonstratifs khmers. Les trois auteurs, qui s’inscrivent dans une même démarche énonciativiste, cherchent d’une part à «ordonner la prolifération des effets de sens liés à l’emploi des marqueurs discursifs» (Annie Montaut), en identifiant la «fonction invariante» (Christine Bonnot) ou «l’opération» (Joseph Thach) portée par le marqueur et susceptible d’engendrer ces effets de sens, et d’autre part à montrer en quoi cette opération est liée aux propriétés (portée, sens, morphologie, etc.) du démonstratif d’origine.

 

Christine Bonnot montre qu’en russe, –to, «a pour fonction invariante de renvoyer à une proposition implicite concernant» le terme sur lequel il porte, proposition qui préexiste à l’énonciation et est donc hors de la responsabilité du sujet énonciateur, mais qui est activée par le contraste implicite que construit –to avec ce qui est asserté. Ce faisant, elle inscrit les constructions à sujet thématisé en –to parmi les constructions discursives argumentatives, dans lesquelles le locuteur construit unilatéralement une controverse entre le point de vue qu’il énonce et un point de vue alternatif qui n’est pas explicité et imputé à une autre instance. Elle montre que cette valeur de –to est en continuité avec l’opération d’identification contrastive propre au démonstratif distal tot dont il est issu, et que c’est à la postposition de –to que l’on peut imputer le changement de portée de qui explique le sens propre à –to.

 

Annie Montaut montre qu’en hindi, to a aussi une valeur argumentative, puisqu’il construit une relation d’altérité par rapport à un autre terme (terme du même paradigme, relation prédicative antérieurement posée pour ce terme, ou point de vue initial sur ce terme), ce qui peut se rapprocher de ce que la théorie de la pertinence qualifie de contrôle de la sélection contextuelle et prise en compte d’assomptions antérieures. Elle montre que là encore, la valeur du marqueur discursif procède de la valeur de discontinuité propre au démonstratif dont il est issu, et que l’on décèle également dans d’autres emplois du pronom (coordonnant de type ‘alors’, ou résomptif dans le système corrélatif).

 

Le cas présenté par Joseph Thach diffère en ce qu’il prend en considération un paradigme complet de marqueurs discursifs d’origine déictique (entre cinq et dix selon les régions), et qui diffèrent par leurs distributions d’emploi (stylistique et combinatoire). Il met en évidence dans la formation de ces différents marqueurs des régularités morphologiques qui sont corrélées aux spécificités sémantiques observées pour chacun d’entre eux, remettant ainsi en question l’approche, répandue en linguistique khmère, qui tend à réduire cette variation à des paramètres de registre de langue. En combinant deux types de paramètres (espace notionnel concerné I, E, I vs E, I vs E, et type d’intersubjectivité en jeu), il parvient à rendre compte de la spécificité sémantique de chacun de ces marqueurs dans une organisation qui reflète parfaitement leur morphologie.

 

 

La rubrique Débats est destinée à permettre la confrontation des points de vue et à ouvrir un dialogue, y compris d’un numéro à l’autre. Les propositions de contributions en réaction aux articles parus dans cette rubrique sont donc particulièrement bienvenues.

 

L’article de Jérôme Puckica concerne un des arguments récents de Chomsky en faveur de l’hypothèse innéiste : le faible niveau d’expérience acquise (la pauvreté du stimulus linguistique) ne permettrait pas l’acquisition du langage sans d’importantes connaissances linguistiques innées. L’auteur critique ici un exemple fréquemment porté à l’appui de cette théorie, celui de l’acquisition de l’inversion du sujet dans les questions fermées, et remet en question plusieurs de ses fondements. Il conteste d’une part le caractère indispensable du principe de dépendance structurale pour justifier l’acquisition de cette règle d’inversion du sujet, d’autre part la pertinence même de ce principe de dépendance au sein de la grammaire universelle, en montrant que la faculté de hiérarchisation peut être envisagée comme une compétence non exclusivement linguistique. Enfin, il remet en question le présupposé transformationnel sur lequel repose «le problème logique de l’acquisition» de cette règle, et, s’appuyant sur des études empiriques, lui oppose un modèle constructionnel fondé sur l’usage.

 

La rubrique Enjeux vise à permettre la confrontation des points de vue et à ouvrir un dialogue sur les enjeux théoriques, épistémologiques, méthodologiques, etc. de la diversité des langues. Elle comprend ici deux contributions.

 

Lise Hamelin et Dominique Legallois traitent des constructions transitives NVN. Par rapport aux approches typologiques sur la transitivité prototypique qui permettent de saisir les constructions bi-actancielles, cet article propose d’emprunter d’autres voies que celles habituelles, en étudiant les 966 occurrences NVN que comprend le corpus choisi (Corpus de Français Parlé Parisien). S’appuyant sur la sémantique de ces constructions, Lise Hamelin et Dominique Legallois reprennent les trois types de relations que sont la conjonction, la disjonction et la jonction pour apprécier les rapports d’orientation entre sujet et objet, et mettre en avant la nécessité de prendre en considération l’espace de l’un ou de l’autre. Cet espace «n’est pas une réalité préexistante en dehors de l’énoncé» mais résulte des relations de (con/dis)jonction, d’inclusion, d’exclusion identifiables dans les diverses occurrences de NVN : espace du sujet et de l’objet, ainsi que les rapports entretenus entre ces éléments sujet / objets avec ces espaces. Ils parviennent ainsi à dégager six configurations : inclusion de l’objet dans l’espace du sujet (type avoir, attraper, gagner), exclusion de l’objet (type abandonner/perdre quelqu’un), disjonction par rapport à l’espace de l’objet (type abandonner la course, quitter le ventre de sa mère), conjonction avec l’espace de l’objet (type croiser des gens), jonction avec le maintien par le sujet de l’objet dans son espace (type garder ses amis d’école), conjonction avec l’objet considéré «comme espace accueillant» le sujet en mouvement dans l’espace de l’objet (type longer le mur, remontrer la rue).

 

Lunella Mereu aborde ici la question du statut des existentiels, aussi appelés prédicats nominaux, souvent analysés comme comportant une copule vide. L’auteur démontre dans cet article que ces prédicats ne peuvent pas être considérés comme non-verbaux dans la mesure où ils sont dotés d’une valence, et que les constituants qui leur sont adjoints fonctionnent comme des arguments ou semi-arguments. Pour ce faire, elle compare les constructions existentielles et les constructions locatives qui, si elles peuvent effectivement être considérées comme relevant du même type, ont des propriétés différentes, ce qui permet en typologie de caractériser les langues à stratégie commune (share-) et les langues à stratégie distincte (split-), et montrent néanmoins des propriétés syntaxiques distinctes. Pour réfuter les approches précédentes de Moro et de La Fauci & Loporcaro, L. Mereu s’appuie sur des manipulations d’énoncés (substitutions pronominales) qui montrent d’une part que dans les existentiels, le SN est bien un prédicat, et d’autre part que le constituant oblique de ces énoncés est un argument exigé par la valence du prédicat, et non un circonstanciel.

 

 

 

La rubrique Terrains-Données-Corpus comprend la contribution de Svetlana Kaminskaïa qui s’intéresse au rôle du débit dans l’étude du rythme phonétique dans deux variétés du français, le québécois, et l’ontarien en situation minoritaire.

Après un état des lieux des travaux antérieurs, Svetlana Kaminskaïa met en avant les critères fondés sur les mesures rythmiques telles que la variabilité entre les durées des intervalles consécutifs (vocaliques ou consonantiques), VarcoV ((Variation Coefficient for consonantal intervals) ainsi que la proportion des intervalles vocaliques qui permettent de distinguer les langues à rythme accentuel (l’anglais et le néerlandais) de celles à rythme syllabique (le français et l’espagnol), et de montrer l’influence du rythme de la langue dominante sur des langues secondes ou minoritaires. Appliqués aux deux corpus oraux, corpus Québec (Français de Québec) et Windsor (Français de Windsor), les résultats permettent d’apprécier les variations (selon les âges, sexes, variétés du français), la vitesse d’articulation ainsi que les mesures rythmiques avec des tendances plus ou moins accentuelles ou syllabiques. Ainsi, Svetlana Kaminskaïa montre «la tendance des femmes vers une rythmicité plus syllabique par rapport aux hommes», les débits différenciables, rapides pour le français standard et le Québécois, lents pour le français régional, Windsor ou en contact, alors que la rythmicité est relativement régulière pour le français standard et régulière pour les autres. Ces faits permettent pour certains de confirmer des résultats obtenus dans des recherches antérieures et pour d’autres restent à confirmer avec des pistes à explorer pour pouvoir pleinement saisir les différentes variétés.

 

 

 

La rubrique Langues une à une comprend deux contributions consacrées aux emplois discursifs de mono japonais, et de ja‘ni arabe.

 

Partant de ses emplois référentiels (comme nom «caméléon») en tant que nom ou nominalisateur propositionnel, Jean Bazantay s’intéresse aux emplois discursifs de mono (mon) en tant que particule finale de l’énoncé pour apprécier ses différentes valeurs discursives. En effet, en examinant ses effets argumentatifs dans les monologues ainsi que dans les couples «questions-réponses», Jean Bazantay parvient à montrer que les «images» référentielle et conceptuelle, ainsi que les «équivalences» avec des particules conjonctives explicatives no do ou causale kara, permettent de distinguer mono des autres particules finales japonaises conclusives d’une part, et de mettre en avant les engagements ou non du locuteur renforçant les actes de justifier / expliquer / réfuter d’autre part.

 

Layal Kanaan, Véronique Traverso, Loubna Dimachki et Joseph Dichy proposent une analyse conversationnelle du marqueur discursif ja‘ni dans des corpus d’interactions spontanées en arabe levantin (7h30 d’enregistrements, 571 occurrences de ja‘ni). Rappelant que ce marqueur est issu du figement d’une forme verbale conjuguée (troisième personne singulier du présent du verbe a‘nâ «signifier»), ainsi que les deux valeurs fondamentales de connecteur et de continuateur décrites pour le marqueur discursif ja‘ni, ils s’attachent à rendre compte de la position du marqueur en termes de position et d’environnement dans le tour de parole, tout en examinant la variation de sa relation sémantique avec le verbe d’origine. L’analyse détaillée du corpus les conduit à proposer une nouvelle catégorisation des emplois de ja‘ni, distinguant les emplois ayant une fonction au sein du tour de parole (déroulement séquentiel du tour : introduire une incise, une reformulation ou une recherche de mot), où le lien sémantique avec le verbe d’origine est le plus ténu, et la fonction de structuration des échanges entre tours de parole (marqueur de prise de tour : paires adjacentes, ouverture d’un échange inséré, ouverture d’une hétéro-reformulation), où le lien sémantique avec le verbe d’origine est plus perceptible.


[1] Outre le Comité de lecture international de la revue, nous remercions vivement, au nom du Comité de rédaction, les rapporteurs anonymes sollicités pour leurs compétences particulières qui ont contribué à la qualité scientifique de ce numéro.

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