n° 43 : Varia

Présentation générale

par Anaïd Donabédian et Reza Mir-Samii
SeDyL (UMR 8202), Inalco, CNRS, IRD. Courriel : adonabedian@inalco.fr
Université du Maine, Laboratoire 3L.AM. Courriel : Reza.Mir-Samii@univ-lemans.fr

 

Avec cette livraison de Faits de langues, nous poursuivons la formule qui fait alterner des numéros thématiques et des varia, construits autour de plusieurs rubriques (Gros plan, Dossier, Enjeux, Langues une à une, Langues entre elles), qui sont autant d’éclairages de la question de la diversité des langues[1].

 

La rubrique Gros plan, présente un article où un équilibre, nécessairement fragile et provisoire, entre la singularité des données et la réflexion théorique débouche sur l’explicitation d’une démarche scientifique de recherche.

 

Dans «Le Sprachbund mésoaméricain : instanciation spatiale d’un concept opératoire», Jean-Léo Léonard discute l’application du concept de Sprachbund à l’aire mésoaméricaine (plus d’une centaine de langues) depuis les travaux de l’anthropologue Kirchhoff (1943) et de Campbell et al. (1986). Il confronte la matrice de Campbell et al. (1986) à des pistes empiriques suggérées par le modèle diffusionniste. L’article ne se veut pas exhaustif, mais méthodologique, la démonstration étant appuyée sur la diffusion des emprunts lexicaux dans les langues maya. La méthodologie manie des notions géographiques, comme celle de chorème et de diatope, et des notions linguistiques (comme les quatre réseaux de convergence et divergence entre langues proposés par Kihm 2006), et conduit à une représentation cartographique. Il apporte une approche innovante et stimulante pour la réflexion sur le contact de langue et la diffusion aréale.

 

La rubrique Dossier réunit comme à l’ordinaire une série d’articles qui, dans leur diversité, rendent compte de travaux en cours sur une langue ou un groupe de langues, une catégorie, ou encore une problématique théorique innovante ou peu connue. Le Dossier de ce numéro comprend quatre contributions, consacrées à des marqueurs discursifs dans différentes langues : au démonstratif chinois nage, au marqueur de topicalisation japonais -wa, à la particule enclitique finnoise -hAn, et à manière (de) en français acadien.

Dans «From demonstrative to definite and beyond : the case of nage 那個 in spoken Taiwan Mandarin» (Du démonstratif au défini et au-delà : le cas de nage 那個en chinois standard parlé à Taiwan), Claire Saillard examine la combinaison ‘pronom distal + classificateur nage dans la perspective d’une grammaticalisation en cours. Elle situe le marqueur dans le système des démonstratifs du chinois standard moderne, puis dans l’échelle de grammaticalisation proposée par Lehmann, et enfin elle propose d’analyser la désémantisation de nage à travers un continuum sémantique-pragmatique impliquant le domaine grammatical et le domaine discursif, et centré autour de la notion de référentialité. Elle montre qu’au plan grammatical (démonstratif) la désémantisation opère successivement sur la deixis, l’anaphoricité puis la définitude, cependant qu’au plan discursif (référentialité), le marqueur est soumis successivement à une pragmaticalisation (lien entre propositions, introduction de nouveau topique), une intersubjectification (marque d’hésitation), et enfin à une désémantisation totale (disfluence). Dans le cadre de cet article, le continuum est argumenté non pas en termes diachroniques, mais en synchronie à travers un examen des emplois de nage.

Edoardo Lombardi Vallauri, dans «What can Japanese -wa tell us about the function of Appendixes» (Ce que le japonais -wa nous dit sur les dislocations à droite) interroge la nature des dislocations à droite (ou appendices) dans les énoncés japonais, en s’appuyant sur l’affinité entre la dislocation à droite et la particule wa en japonais, réputée marque de topique/thème. Sur la base d’une étude de corpus de japonais parlé et d’une expérience auprès de vingt informateurs, il traite ainsi la question largement débattue en linguistique générale de savoir si les dislocations à droite doivent être considérées comme des topiques. En se référant aux débats concernant la nature de la notion de thème/topique (Chafe, Dik, Kuno) comme sujet logique ou support du rhème, ou encore dans le cadre de l’opposition donné/nouveau, il distingue le topique pragmatique (hiérarchie de l’information) et le topique sémantique (aboutness), comme deux composantes non mutuellement exclusives, ce qu’il associe à la difficulté à trouver une réponse univoque à la fonction de wa en japonais. Il démontre, en s’appuyant sur l’analyse de l’enquête expérimentale, notamment le rôle de la pause et le taux de reprise des marques casuelles dans les appendices, que les appendices en japonais sont bien des topiques, conclusion qu’il considère généralisable à d’autres langues.

Outi Duvallon s’intéresse au -hAn finnois, qui comme d’autres particules enclitiques finnoises est dépourvu de valeur référentielle, et dont le traitement est diversement apprécié selon les analyses : pour certains, il indiquerait que le contenu énoncé est connu des interlocuteurs, pour d’autres il serait polysémique avec divers effets de sens. Outi Duvallon propose pour sa part d’examiner les valeurs et conditions d’emploi de -hAn en comparant le marqueur avec le pronom logophorique de troisième personne, hän (il/elle) dont il est issu, et qui indique souvent la coréférence avec le sujet du verbe de parole ou la source du point de vue exprimé. La non-motivation de la valeur référentielle de hän a d’abord conduit, dans des emplois non standard, à un changement de catégorie et permis les emplois non-autonomes de hän comme enclitique -hAn, toujours suffixé au premier terme de l’énoncé. L’étude de son identité sémantique et son rôle discursif dans des emplois relevés dans des corpus littéraires montre que -hAn a principalement pour rôle de rendre compte de relations intersubjectives, d’indiquer que le locuteur n’est pas l’instigateur de la prédication, d’entraîner des nuances selon les enjeux intersubjectifs et points de vue exprimés, ou d’exprimer des valeurs désassertives/justificatives selon les situations ou contextes.

Cristina Petraş clôt le dossier en s’intéressant au parcours qui conduit à la grammaticalisation de (une) manière (de) en français acadien comparable à celle de genre en français. Pour ce faire, elle fait un état des lieux des travaux sur la classe des «noms métalinguistiques» et la façon dont manière se trouve analysé par rapport à cas, exemple, genre, espèce, sorte, façon comme «spécificateur, nominal ou verbal», des valeurs sémantiques («qualifiante», comparaison, particule modale…), emplois prépositionnels ou adverbiaux exprimant approximation, exemplification. L’examen des tours avec manière, dans un corpus d’émissions radiophoniques en français acadien du sud-ouest de la Nouvelle-Ecosse lui permet d’illustrer les différentes étapes qui conduisent du point de vue formel à la perte du déterminant et de la préposition, et du point de vue sémantique à l’emploi d’approximation, que l’on observe dans le cas de genre en français hexagonal. Mais demeure, entre autres, l’interrogation de savoir pourquoi ce processus et étapes ne s’observe qu’en français acadien.

 

La rubrique Enjeux vise à permettre la confrontation des points de vue et à ouvrir un dialogue sur les enjeux théoriques, épistémologiques, méthodologiques, etc. de la diversité des langues. Elle comprend ici trois contributions.

Martine Sekali, dans «Coordination et subordination revisitées : des structures traces d’opérations ? Discussion théorique à partir d’un corpus anglais», applique la notion d’opération (utilisée dans le cadre culiolien pour rendre compte des invariants des marqueurs) à des structures complexes, en postulant des opérations de structure articulées aux paradigmes d’opérations de marqueurs, mais néanmoins spécifiques. Dans ce cadre, elle revisite la distinction coordination/subordination, qu’elle propose de traiter, à l’interface entre syntaxe, sémantique et discours, en termes d’intra- ou extra-prédicativité plutôt que de hiérarchie, ce qui permet notamment de rendre compte des relations asyndétiques, l’opération de relation étant marquée par la construction et non par le relateur. Cela la conduit à définir la subordination comme une opération qui dissocie l’organisation thématique et informationnelle de l’ordre prédicatif linéaire, cependant que dans le cas de la coordination ils sont convergents.

Guillaume Roux s’intéresse pour sa part aux productions diverses (babillage, proto-mots, mots) des enfants et à la perception qu’en ont les adultes pour montrer que les proto-mots constituent – en tant que «versions allomorphiques» réitérées dans des situations identiques et/ou désignant les mêmes objets, ou encore en tant que formes différentes qui ont une «base phonologique identifiable» par rapport au mot de la langue – l’étape intermédiaire entre babillages et mots, identifiables par l’adulte. L’enquête menée, à partir d’un échantillon d’un corpus de 52h d’enregistrement de quatre enfants entre un an et quatre ans, auprès de dix adultes pour identifier ces proto-mots lui permet de le vérifier. Cette enquête montre en effet que divers facteurs, et particulièrement le contexte, la gestuelle, le pointage, l’intonation spécifique à un type de phrase, autorisent les adultes à percevoir la différence, à repérer et à identifier le sens de ces proto-mots.

Dans «Fonctionnement des relatives narratives et descriptives du français», Maryna Lytvynova et Linh Dao Huy proposent de revoir le rôle respectif des relatives narratives (qu’ils considèrent toutes comme un cas particulier de relatives appositives) et des relatives descriptives dans l’organisation du texte. Ils soulignent la contingence temporelle qui contraint l’accessibilité cognitive à la relative narrative au moment de l’énonciation de la principale, sachant que les relatives narratives contribuent à la progression chronologique du récit et ont une plus grande autonomie prédicative. Cependant, cela ne signifie pas que ces relatives sont susceptibles de véhiculer des informations d’avant plan. Pour aborder la question du rôle des deux types de relatives dans la cohérence référentielle du discours, ils mettent en œuvre la notion de persistance topicale (dans le cadre de la théorie du centrage de l’attention de Walker et al. 1998) et les trois types de transition référentielle (continuation, rétention et déplacement du centre), en s’appuyant sur une expérience à partir de cinq histoires auxquelles les informateurs doivent proposer une suite. Contrairement à ce qui était prédictible dans l’hypothèse où le critère d’autonomie serait distinctif des relatives narratives, les résultats ont montré que le fait que la relative soit narrative ou descriptive n’a pas d’effet significatif sur la proéminence du référent de l’antécédent.

 

La rubrique Langues une à une comprend la contribution de Pierre-Don Giancarli «L’accusatif prépositionnel en corse», qui aborde, à travers l’étude de données de première main d’une langue particulière, une question constituant un enjeu pour la linguistique générale ou typologique, ici le marquage différentiel de l’objet, abordé dans de nombreux travaux sur les langues romanes, mais peu décrit en corse.

Pierre-Don Giancarli montre que la préposition de l’objet marqué est bien distincte de celle du datif, puis examine les paramètres qui permettent d’expliquer l’apparition de l’accusatif prépositionnel, en examinant les critères évoqués dans la littérature pour d’autres langues (humanitude, définitude, combinaison des deux) pour lesquels il identifie des contre-exemples, puis en envisageant les tendances liées à la spécificité, à la singularité, au déterminant zéro. Enfin, il examine le rapport entre les différents arguments de l’énoncé, ainsi que le contexte, ce qui le conduit à reconnaître à l’objet marqué par l’accusatif prépositionnel certaines propriétés subjectales, comme suggéré par Lazard ou Bossong.

 

La rubrique Langues entre elles, qui s’intéresse à la comparaison entre langues, qu’il s’agisse de mettre l’accent sur ce qui les rapproche ou au contraire sur ce qui les distingue, vient clore ce numéro avec la contribution de Georgeta Cislaru «J’ai peur pour toi : les énoncés allocentrés en français et en roumain».

Dans cette contribution, Georgeta Cislaru s’intéresse, parmi le lexique des émotions, à la sémantique énonciative de la peur dans des constructions allocentrées qui se rencontrent dans des structures du type «N1humain+expression émotionnelle+pour+N2humain» en français (comme j’ai peur pour toi, il s’inquiète pour moi) et en roumain (comme mi-e frică pentru tine, îmi fac griji pentru ea). L’approche contrastive qu’elle propose permet non seulement de considérer l’expression des affects et les relations entre N1 et N2 dans ces constructions, mais également de mettre en avant, selon les fréquences, le fait que les deux langues, selon les degrés d’intentionnalité du sujet exprérienceur, privilégient des réalisations morpho-lexicales différentes : préférence pour les constructions avec avoir, être ou verbes pronominaux en français, et pour celles au datif passif en roumain.

 

[1] Outre le Comité de lecture international de la revue, nous remercions vivement, au nom du Comité de rédaction, les rapporteurs anonymes sollicités pour leurs compétences particulières qui ont contribué à la qualité scientifique de ce numéro.