n°41 : Varia

Présentation générale

par Anaïd Donabédian et Reza Mir-Samii
SeDyL (UMR 8202), Inalco, CNRS, IRD. Courriel : adonabedian@inalco.fr
Université du Maine, Laboratoire 3L.AM. Courriel : Reza.Mir-Samii@univ-lemans.fr

 

Avec cette livraison de Faits de langues, nous poursuivons la nouvelle formule qui fait alterner des numéros thématiques et des varia, expérimentés précédemment avec Faits de Langues-Les Cahiers, et construits autour de plusieurs rubriques (Gros plan, Dossier, Terrains-Données-Corpus, Langues une à une), qui sont autant d’éclairages de la question de la diversité des langues[1].

 

La rubrique Gros plan, présente un article où un équilibre, nécessairement fragile et provisoire, entre la singularité des données et la réflexion théorique débouche sur l’explicitation d’une démarche scientifique de recherche.

 

Dans Les constructions verbales (CVS) en série en khmer contemporain, Denis Paillard revient sur la question du statut des verbes entrant dans une CVS (dans certaines langues, comme le khmer, on compte jusqu’à dix verbes). Dans un grand nombre de travaux d’orientation typologique (Aikhenvald & Dixon 2006, Bril & Ozanne Rivière 2004, Bissang 1992, 2008, Durie 1997), la position est qu’une partie des verbes perdent leur statut de verbe : par grammaticalisation (certains verbes devenant des marqueurs aspectuels, modaux, etc), d’une part, par lexicalisation (deux verbes se combinent pour former un lexème complexe) d’autre part. Concernant les CVS du khmer, D. Paillard défend la thèse que tout verbe entrant dans une CVS conserve son statut verbal. Dans cette perspective, une CVS exprime un événement complexe, produit d’une combinatoire réglée entre les scénarios des différents verbes en jeu. Dans cette combinatoire, l’ordre d’apparition des verbes est pertinent, le dernier verbe de la série marquant une stabilisation de l’événement construit. Par ailleurs, selon sa position dans la CVS, un même verbe reçoit des interprétations différentes, ce qui conduit à s’interroger sur la variation sémantique des verbes en jeu (leur polysémie). D. Paillard argumente cette approche en étudiant le fonctionnement et la variation sémantique de trois verbes polysémiques (coh "descendre", laəŋ "monter" et baan "obtenir") tant dans leurs emplois de verbe unique que dans les différentes positions qu’ils occupent au sein d’une CVS.

 

La rubrique Dossier réunit une série d’articles qui, dans leur diversité, rendent compte des travaux en cours sur une langue ou un groupe de langues, une catégorie, ou encore une problématique théorique innovante ou peu connue. Le Dossier de ce numéro, consacré au vietnamien, comprend trois contributions, consacrées respectivement à la copule , à l’intransitivité scindée et à l’étude de trois marqueurs discursifs tuy nhiên, tuy thế et tuy vậy, et qui confrontent les données du vietnamien à des cadres théoriques différents, avec respectivement, une approche typologique, une analyse du point de vue de la théorie de l’inaccusativité, et enfin une approche énonciativiste.

 

Danh Thành Do-Hurinville revisite ici la description du marqueur polyfonctionnel , traditionnellement décrit comme ayant quatre emplois : verbe-copule (verbe connecteur, verbe non autonome), conjonction consécutive, complémenteur, particule d’intensité, et qui a également été analysé, selon les cadres théoriques, soit comme un séparateur thème/rhème, soit comme un séparateur sujet/prédicat. Si les travaux consacrés aux copules soulignent généralement le caractère statif des racines leur ayant donné naissance, l’auteur reprend l’hypothèse de Nguyen Phu Phong pour qui est issu d’un verbe dynamique, làm ‘faire’. Il propose de reconstruire le chemin d’évolution sémantique de làm ‘faire’ à copule, chemin typologiquement attesté pour d’autres langues, puis conjonction consécutive, et focalisateur, Pour cela l’auteur analyse successivement les trois emplois de en tant que copule (en contexte assertif, négatif et interrogatif), conjonction consécutive, et focalisateur, tout en montrant les affinités et les frontières entre ces valeurs. Il montre ainsi, notamment à travers les contraintes d’emploi de la copule en fonction de la nature nominale ou prédicative de l’attribut, que des contextes excluant copule permettent focalisateur. De même, la fonction de copule (joncteur) permet d’expliquer celle de conjonction consécutive. Du point de vue syntaxique, joue un rôle de joncteur en marquant la relation entre les éléments d’un syntagme ou d’une proposition. Du point de vue pragmatique, tout en jouant le même rôle de mise en relation, dans certains types sémantiques de constructions, introduit le focus qui peut porter sur différentes unités (syntagmes nominal, verbal, prépositionnel), mais en présentant un caractère grammaticalement moins contraignant. Cet article montre ainsi à la fois la polyfonctionnalité de ce marqueur et sa cohérence, tant entre ses différents emplois, qu’avec des affinités déjà identifiées en linguistique générale.

 

Huy Linh Dao confronte les données du vietnamien à un autre cadre théorique. Il examine en effet l’intransitivité scindée en vietnamien en vue de vérifier la pertinence pour ces données de la théorie de l’inaccusativité, selon laquelle les verbes intransitifs se répartissent en deux types, inaccusatifs et inergatifs, donnant lieu à des constructions différentes. Pour ce faire, H. L. Dao, examinant les divers types d’alignement, s’attache à l’hypothèse inaccusative, cherche, en s’appuyant sur les verbes de manières de mouvement et les prédicats statifs, et en recourant à des tests, à montrer que dans une langue isolante et à SVO, l’existence des verbes inergatifs et inaccusatifs se remarque, non uniquement selon les propriétés lexicales, mais surtout dans les réalisations syntaxiques, au niveau des prédicats. Les tests permettent à H. L. Dao de poser plusieurs arguments en faveur de la distinction inergatif/inaccusatif : la possibilité d’avoir un sujet impersonnel avec les verbes inaccusatifs et son impossibilité avec les inergatifs, l’ordre des termes (SV ou VS dans le cas des inaccusatifs, SV dans celui des inergatifs), la possibilité d’admettre la construction à possesseur externe, et surtout le marquage du passif par bi qui se révèle incompatible avec des verbes inergatifs, compatible avec des inaccusatifs, d’où l’hypothèse de le poser comme le «marqueur potentiel de l’inaccusativité». A ces particularités s’ajoute la possibilité, dans des contextes «irrealis-résultatifs», d’avoir le explétif en position sujet uniquement avec des inaccusatifs (+V+SN Sujet vs *+SN Sujet+V), et son incompatibilité avec les inergatifs et transitifs. Le recours aux deux classes de verbes, les verbes de manières de mouvement et les prédicats statifs, viennent confirmer ces possibilités d’emplois. Les verbes de manières de mouvement (type chạy "courir", nhảy "danser") dans des prédicats complexes (chạy+mất "courir-perdre") tendent vers les propriétés inaccusatives et acceptent non seulement le passif adversatif avec bi, tout en ayant la possibilité d’entrer dans des constructions à possesseur externe, mais également de recevoir le explétif en position sujet. Ces mêmes faits se révélant positifs dans le cas des prédicats statifs (type đen "être noir") dans des prédicats complexes (type đen + đi "devenir noir, (se) noircir" et đen + hết cả "devenir complètement noir"). Cela conduit l’auteur à conclure que, si l’hypothèse inaccusative est bien vérifiée en vietnamien, la construction n’est pas strictement dictée par les classes lexicales de verbes, mais relève d’une combinatoire plus complexe. Il trace également une piste de réflexion sur une possible corrélation entre type de marquage de l’inaccusativité et typologie morphologique des langues (agglutinantes ou isolantes).

 

Thi Hoang Anh Bui cherche à montrer, tout comme Hélène de Penanros plus loin, que le fait que des marqueurs puissent être interchangeables dans certains contextes ne justifie pas qu’on doive les considérer comme synonymes. Pour cela, elle s’intéresse à ce qui distingue formellement trois marqueurs discursifs du vietnamien (tuy nhiên, tuy thế, tuy vậy) ayant en commun la composante tuy, ainsi qu’à leur fonctionnement dans des contextes variés. Elle examine d’abord les emplois autonomes des différentes particules en jeu. Tuy marque la concession, et présente les trois possibilités et valeurs que Mary-Annick Morel observe pour le français : concession logique (bien que), concession restrictive (bien que, encore que), cause contraire (certes…mais). Exprimant la concession logique, la proposition qu’il introduit peut, comme en français, suivre ou précéder la principale. Dans son emploi de type «cause contraire», tuy…nhung (certes/bien que…mais), il est possible d’avoir les deux marqueurs ou l'un des deux, tout en notant que la présence de nhung peut marquer une forte discordance. Thế indique l’attitude réactive (positive ou négative) de l’énonciateur et vậy sa position certaine quant à la valeur de vérité de ce qu’il asserte, ces deux marqueurs, selon les positions, renvoyant au cotexte ou à la situation. Dans le premier cas, ils peuvent être en tête de l’énoncé ou en position médiane, alors que dans le deuxième, ils se placent en fin d’énoncé. Ces marqueurs (nhiên, thế, vậy) associés au subordonnant concessif tuy, mettent en jeu l’altérité, et indiquent une rupture entre la séquence qu’ils introduisent et la précédente : tuy nhiên (cependant, néanmoins) marque une rupture et «un changement de plan discursif» tout en apportant une rectification; tuy thế (pourtant, mais pour autant), indique la mise en jeu de deux plans, le premier se présentant comme objectif, et celui introduit par tuy thế comme subjectif; tuy thế (et pourtant, pour autant, pourtant) marque une «altérité forte» et vient inverser la polarité logique. A travers cette étude, l’auteur montre que les différentes particules qui accompagnent tuy dans ces trois marqueurs discursifs apportent une spécification du type d’altérité entre l’énoncé sur lequel ils portent et son contexte de gauche, ce qui permet de dépasser la thèse de la synonymie et de rendre compte des contextes dans lesquels ces marqueurs discursifs ne sont pas interchangeables.

 

 

La rubrique Terrains-Données-Corpus comprend deux contributions concernant des corpus à visée particulière : celle d’Isabelle Léglise et Sophie Alby consacrée aux «Corpus plurilingues, entre linguistique de corpus et linguistique de contact», ayant une visée méthodologique, et celle de Hyunjung Son, Jae Yun Lee, Beomil Kang et Ha-Soo Kim qui s’attache à décrire une pratique langagière spécifique liée au media Twitter.

 

Isabelle Léglise et Sophie Alby présentent les acquis des travaux effectués dans le cadre du projet CLAPOTY depuis 2009. L’article présente un état de l’art épistémologique et méthodologique nourri sur les travaux consacrés à ces questions en France et dans le monde, et situe le projet par rapport aux enjeux liés au champ disciplinaire concerné (impact des facteurs sociaux sur le changement linguistique et sur le contact, incluant des phénomènes relevant de l’anthropologie linguistique, de la pragmatique, de la sociolinguistique, ainsi que de la linguistique descriptive et typologique). Il explicite les choix méthodologiques et théoriques du projet (qui porte sur une quarantaine de langues dont 25 avec une expertise forte dans l’équipe, et analyse des «phénomènes remarquables» morphosyntaxiques, interactionnels ou discursifs, en évitant dans certains cas de les qualifier pour ne pas anticiper sur l’analyse). Le choix des métadonnées destinées à permettre une analyse plurifactorielle vise également, en s’appuyant sur trois typologies majeures de la linguistique de contact (situations de contact, situations d’interaction verbale et discours bilingues), à tester ces typologies et intègre également des facteurs comme la distance typologique et la parenté génétique entre les langues, l’ancienneté du contact, et des données secondaires liées aux modalités d’acquisition des langues par les locuteurs, à la socialisation linguistique, et au statut des langues concernées sur le territoire où les données sont recueillies.

 

La contribution collective de Hyunjung Son, Jae Yun Lee, Beomil Kang et Ha-Soo Kim porte sur la question du genre des productions observées dans le media social Twitter, question qui a déjà suscité des travaux, et que les auteurs se proposent d’aborder de manière innovante pour le cas du coréen, par le biais d’une approche statistique fondée sur un corpus de 678 199 messages postés en octobre 2011 et portant sur les élections municipales de Séoul. Ce corpus, composé de 16 904 995 ôchôl, mots typographiques du coréen, a été soumis au logiciel UTagger pour une analyse morphosyntaxique, et 2 166 marqueurs représentant 56 traits (pronoms, suffixes, verbes, négations, …) ont été identifiés. Ces données ont été comparées avec celles du Corpus du Coréen Standard réuni par l’Institut National de la Langue Coréenne (trois millions de ôchôl) et classé en 18 genres (oral, scénarios, roman, manuel, magasine, essai, journaux…). Une recherche statistique selon les genres montre la fréquence élevée de phrases «non-nominales» à un seul ôchôl, formé d’un ou de deux mots (ex. exclamation, interrogation, réponses…), alors que plusieurs autres traits (temps verbal-présent, particule d’introduction de la citation, terminaison de nominalisation -ki, connecteur nominal, adjectif verbal) sont peu employés par opposition aux autres genres. Cette recherche permet aux auteurs de mettre en avant les spécificités linguistiques de ce mode de communication, et à poser que si certaines spécificités sont proches du registre oral, d’autres s’expliquent par un phénomène d’économie lié à a la limite imposée de 140 signes. Cela peut justifier la rareté des particules causales, ou «l’éviction de formes verbales fléchies indiquant des repérages temporels, aspectuels ou des points de vue énonciatifs, aisément récupérables en contexte». Les résultats de l’étude permettent aux auteurs de conclure que Twitter est à l’origine d’un genre spécifique, qui, par ses caractéristiques, ne se rattache univoquement ni à l’oral, ni à l’écrit. Ils montrent en outre une certaine affinité avec certains genres journalistiques et fournissent des pistes pour une étude qui permettrait de situer plus précisément le genre ‘Twitter’ par rapport à ceux-ci.

 

 

La rubrique Langues une à une clôt ce numéro avec les contributions de Hélène de Penanros «Cas et prépositions en lituanien», et de Gilles Authier «Inalienability split in possessive NPs and the origin of the two cases with genitive function un Budugh» (Origine du marquage différentiel du possesseur selon l’aliénabilité du possédé dans les groupes nominaux du budugh), qui abordent, à travers l’étude de données de première main d’une langue particulière, une question constituant un enjeu pour la linguistique générale ou typologique.

Hélène de Penanros propose de dépasser une approche présentant les cas et les prépositions deux stratégies équivalentes pour marquer le même type de fonction, ce qui au plan théorique, s’appuie sur une conception de la langue comme un mécanisme d’encodage de fonctions préexistantes (ce qui est remis en question notamment par A. Culioli), mais aussi, en mettant en concurrence des marques casuelles simples et des marques combinant préposition et cas, oblige à mettre en œuvre la notion de synonymie (réfutée par Milner 1989, mais aussi par la grammaire cognitive). L’auteur s’appuie sur le fait qu’il existe des différences sémantiques qui peuvent ne pas être pertinentes pour certains contextes (et induire ainsi une apparente synonymie) mais qui sont néanmoins présentes en langue, ce qu’elle montre avec une analyse précise des contextes contraignant le choix entre stratégies concurrentes en lituanien pour l’expression de l’instrument des verbes de tir (instrumental ou préposition + génitif), de la cause (préposition + génitif, préposition nuo + génitif, instrumental) et de la sélection dans un groupe (préposition + génitif ou génitif seul). Elle montre à travers ces trois cas empiriques non seulement que les constructions ne sont pas synonymes, contrairement à ce qui est communément décrit dans les grammaires, mais qu’il est possible de rendre compte de la compositionnalité des constructions préposition+cas par rapport à l’analyse du marquage casuel simple, en évitant l’écueil de l’approche (issue de Kurylowicz) qui, voyant l’ensemble préposition+cas comme un morphème discontinu, aboutit à morceler la description. Ecartant la théorie de la rection aussi bien que celle de la subsidiarité de la préposition par rapport au cas, elle les considère tous deux comme des relateurs qui se font écho, tout comme dans les verbes préverbés des langues baltes et slaves où aucun élément n’est vide de sens. Elle propose de considérer que les deux relateurs sont cependant d’ordres différents, le cas marquant une relation de repérage préconstruite, alors que la préposition construit un repérage opéré au sein de l’énoncé.

Gilles Authier montre comment un phénomène typologiquement rare dans cette langue Est-Caucasienne, le marquage du type de possession aliénable/ inaliénable par deux cas génitifs différents (inlocatif et adlocatif), est corrélé à la grammaticalisation d’un marquage différentiel du bénéficiaire dans un grand nombre de langues est-caucasiennes. En budugh, les marques de génitif existant dans le kryz voisin ont disparu, et les possesseurs sont marqués de la même manière que les bénéficiaires (syncrétisme génitif/datif). Alors qu’en kryz on a plusieurs marques de génitif, le budugh a un système binaire où l’adlocatif a été réinterprété et assigné dans le syntagme nominal pour marquer le possesseur non-permanent. Dans la description détaillée qu’il fournit de l’origine de ces faits du budugh en les situant dans la famille lezgui, G. Authier souligne l’asymétrie diachronique dans la genèse de ces marques, puisque le datif, utilisé pour marquer le bénéficiaire permanent, est ancien dans la famille lezgi, alors que l’adlocatif pour marquer le bénéficiaire est le résultat d’une grammaticalisation plus récente. Il montre en outre que si dans certains cas ce trait est hérité, il semble qu’en budugh ce soit un trait aréal qui est à l’origine de la scission ultérieure concernant la construction possessive. Les processus en jeu montrent notamment comment le marquage casuel traduit des corrélations sémantiques entre types d’arguments, ainsi, la désinence vieux-lezgi de datif sert en budugh à marquer les bénéficiaires permanents et les sujets expérientiels des prédicats de perception, mais aussi le complément (causee) des constructions causatives. Cette configuration est typologiquement originale. En effet, alors que la grammaticalisation du locatif ou du but en possesseur est un phénomène déjà décrit en typologie (Heine & Kuteva 2002), tout comme le syncrétisme génitif/datif, en revanche, un marquage différentiel de la possession inaliénable marquée uniquement par deux cas génitifs distincts et non asymétriques est rare, ainsi que le fait que deux cas dans un inventaire de plus de quinze cas puissent couvrir un si grand nombre de domaines syntaxiques.


[1] Outre le Comité de lecture international de la revue, nous remercions vivement, au nom du Comité de rédaction, les rapporteurs anonymes sollicités pour leurs compétences particulières qui ont contribué à la qualité scientifique de ce numéro.