n° 40 : Ultériorité dans le passé, valeurs modales, conditionnelRésumés / Abstracts

 

Présentation générale par Jacques Bres, Sophie Azzopardi, Sophie Sarrazin, (p. 5)

1. Du conditionnel dans les langues romanes

Jean-François Thomas : Ultériorité dans le passé et éventualité en latin [Ulteriority in the past and potentiality in Latin] (p. 13)

Résumé : Le latin présente plusieurs procédés pour marquer l’ultériorité dans le passé : association du participe futur en –turus et de l’imparfait du verbe “être” ; subjonctif imparfait ; modalité de la nécessité (infinitif + habebam, c’est-à-dire l’imparfait d’habere “avoir”). La plupart sont utilisés aussi pour l’irréel et le potentiel sur la base d’un décentrage par rapport au constat de réalité. La structure inf. + habebam, à l’origine des formes en –rais du français, signifie d’abord la nécessité, puis prend des valeurs temporelles et modales, car la nécessité est à la fois la continuité chronologique observée dans le passé par l’énonciateur, et la puissance porteuse d’une réalité propre à être subordonnée à une condition.

Abstract : Latin has a number of means of indicating ulteriority in the past: the future participle ending in –turus associated to the imperfect of the verb "to be"; the imperfect subjunctive; and the modality of necessity: inf. + habebam (the imperfect of habere, "to have"). Most can also be used for the unreal and the potential, indicating a certain offset with respect to the given reality. The structure inf. + habebam, which underlies the forms in –rai(s) of French, primarily signifies necessity, and secondarily can express temporal and modal values inasmuch as necessity is not only the chronological continuity actually observed by the speaker in the past, but also the capability to induce a certain reality subject to a certain condition.

 

Louis Begioni & Alvaro Rocchetti : Conditionnel, futur et verbes modaux dans l’expression des modalités et de la temporalité en italien. Eléments de comparaison avec le français [Conditional, future and modal verbs in the expression of terms and temporality in Italian. Elements of comparison with the French] (p. 21)

Résumé : L’objectif de notre étude est d'analyser la manière dont les temps de l'époque future et les verbes modaux se répartissent l’expression des modalités et de la temporalité (ultériorité dans le passé) en italien. L’évolution historique a conduit à la mise en place d'un conditionnel exclusivement modal à la forme simple, modal ou temporel à la forme composée, à côté d'un futur nettement moins catégorique que le futur français. La comparaison entre les deux langues permet d’expliquer les mécanismes mis en œuvre dans le cadre d’équilibres systémiques propres à chacune d'elles. La recherche de compensations entre les temps verbaux rend compte aussi de l'usage différent qu'ont fait les deux langues des verbes modaux potere 'pouvoir' et dovere 'devoir'.

Abstract : The aim of our study was to describe the expression of ulteriority in the past in Italian and analyze its relationship with the expression of modality. The comparison with the French can explain the mechanisms implemented as part of systemic balances of each language. The historical evolution has led to the establishment of the current system which sees an Italian conditional almost completely modal while in French it can express temporality. For a complete overview of this system we have highlighted the relationship with modal verbs potere and dovere.

 

Adeline Patard & Walter De Mulder : L’évolution des usages du conditionnel en français [The development of the conditional tense in French] (p. 29)

Résumé : Partant de l’observation de Fleischman (1982) selon laquelle l’ancêtre du conditionnel en latin aurait développé un usage modal à partir de son sens temporel, le présent article explore l’évolution sémantique du conditionnel depuis l’ancien français jusqu’au français contemporain. Une première partie esquisse la situation observée en ancien français et met en évidence l’existence de l’emploi atténuatif du conditionnel dès cette période. La seconde partie retrace les changements majeurs qui ont affecté l’usage de ce temps, notamment l’augmentation de sa fréquence et l’émergence des emplois évidentiels, puis analyse des changements sémantiques observés. Les analyses proposées sont résumées en fin d’article à l’aide d’une carte sémantique.

Abstract : Starting from Fleischman’s observation (1982) that the latin ancestor of the conditional tense developed a modal usage out of its temporal meaning, the paper explores the semantic evolution of the conditional tense from Old French up to Modern French. The first part sketches out the situation observed in Old French and brings to light the existence of the mitigation use of the conditional from this period onwards. The second part traces the major changes affecting the uses of this tense, notably its increase in frequency and the emergence of its evidential uses, and accounts for the observed semantic changes. The proposed analyses are summarized at the end of the article by means of a semantic map.

 

Jacques Bres, Sophie Azzopardi & Sophie Sarrazin : Le conditionnel en français : énonciation, ultériorité dans le passé et valeurs modales [The French conditional : enunciation, ulteriority in the past and modal values] (p. 37)

Résumé : Cet article s’interroge sur les liens unissant, en français, la valeur temporelle du conditionnel et ses différentes valeurs modales. Nous faisons l’hypothèse que ces dernières dérivent de la valeur temporelle associant ultériorité (marquée par le morphème –r–) et ancrage passé (marqué par le morphème –ait). Nous nous attachons à mettre en évidence les chemins conduisant les deux constituants sémantiques premiers du conditionnel (énonciation antérieure rapportée et ulteriorité) vers trois valeurs dérivées (distance énonciative, suspension du jugement et éventualité), lesquelles constituent les trois ingrédients que l’on retrouve, à des degrés divers, dans tous les emplois modaux.

Abstract : This paper examines the relations between the temporal and modal values of the conditional verb form in French. It is hypothesized that the wide range of modal uses originate from the temporal value, which combines ulteriority (marked through the –r– morpheme) and past reference (marked through the –ait morpheme). This work aims to highlight the paths linking the two original semantic components of the conditional verb form (i.e previously uttered enunciation and ulteriority) with three derived values (enunciative remoteness, suspension of judgment and eventuality), which are the three ingredients found, in varying proportions, in all modal uses.

 

Agnès Provôt & Jean-Pierre Desclés : Existe-t-il un "conditionnel médiatif" en français ? [Is there a "mediative conditional form" in French?] (p. 46)

Résumé : Nous proposons un invariant sémantique du conditionnel défini à partir du concept de référentiel temporel, plus général que l’"ultériorité dans le passé". Le terme de "médiatif" (caractérisé parfois par "évidentialité") désigne une valeur sémantique qui doit être soigneusement distinguée de la valeur modale d’épistémique. Le conditionnel français exprime cette valeur médiative reposant sur un mécanisme d’abduction (au sens de Peirce) mais également la valeur épistémique (d’incertitude) dans certains raisonnements déductifs dont la conclusion est seulement possible ou probable. Selon les contextes, on peut avoir l’une ou l’autre des interprétations. Le conditionnel sert à indiquer dans certains énoncés un désengagement et nous montrons que le conditionnel de désengagement issu d’un raisonnement peut figurer aussi bien en énoncé interrogatif qu’en énoncé déclaratif.

Abstract : We propose, by means of temporal framework, an invariant meaning of conditional form in French. This invariant is more general than “futurability in the past”. The term of “mediative” denotes a meaning to be distinguished of epistemic value. The French conditional form expresses mediative value, form an abductive process, and also the epistemic value, which happens in some deductive steps where the conclusion is possible or probable. Following contexts it is possible to obtain two interpretations. We show that these values associated to conditional form can occur in interrogative or declarative sentences.

 

Fátima Oliveira & Isabel Duarte : Le conditionnel et l’imparfait en portugais européen [Conditional and “Imparfait” in European Portuguese] (p. 53)

Résumé : Cet article analyse les valeurs temporelles et modales du conditionnel en portugais européen et essaie d’expliquer pourquoi l’imparfait peut exister dans des contextes où l’on attendrait le conditionnel. Dans une première partie, nous montrons que la forme simple peut avoir une information d’ultériorité dans le passé et le conditionnel passé une information d’antériorité par rapport au passé. Cependant, ce temps est plus fréquent dans des contextes modaux, surtout avec des phrases conditionnelles, car la valeur temporelle est surtout donnée par l’imparfait ou par la périphrase ir(imp)+inf. Dans la deuxième partie, nous présentons et discutons des occurrences avec l’imparfait et notre hypothèse est que les caractéristiques de ce temps sont responsables de cette substitution, surtout de son interprétation de futur par rapport à un passé, avec des événements, voire par rapport au présent. C’est surtout cette dernière construction qui permet l’emploi de l’imparfait dans des contextes modaux.

Abstract : This paper is about the temporal and modal values of Conditional in European Portuguese and how the ‘Imparfait’ can occur in many contexts where Conditional would be expected. For the first part, we present possible temporal values as ulteriority of a past for the simple Conditional and past of a past for the compound Conditional. Nevertheless, this tense is more common in modal contexts, particularly together with conditional sentences, as the temporal interpretation is generally conveyed by ‘Imparfait’ or ir(imp)+inf. For the second part, we present and discuss data with ‘Imparfait’ and propose that the characteristics of this tense are responsible for the substitution, mainly its future interpretation in relation to a past, with events, or even in relation to a present. Particularly this latter feature allows also the use of ‘Imparfait’ in modal contexts.

 

Daciana Vlad : Le conditionnel en roumain : une forme modale [The conditional in Romanian : a modal form] (p. 61)

Résumé : Nous nous proposons de décrire les bases morphologiques, les propriétés syntaxiques et les valeurs du conditionnel du roumain, en montrant ce qui le distingue du conditionnel des autres langues romanes, le rapprochant plutôt du système des langues balkaniques. Ainsi, à part sa structure analytique, un autre trait, de nature syntaxique, oppose le conditionnel du roumain au conditionnel des langues congénères : il ne peut pas être employé pour exprimer l’ultériorité dans le passé, d’autres structures verbales étant mobilisées à cette fin. En roumain le conditionnel n’a donc pas de valeur temporelle, étant un conditionnel modal. Nous présenterons ses valeurs modales, en montrant qu’elles peuvent être réparties sur les trois grandes catégories proposées par Dendale (2001) : éventualité, emprunt, atténuation.

Abstract : Our paper deals with the morphological structure, syntactic properties and modal values of Romanian conditional, which distinguish it from the conditional of the other Romance languages, making it closer to the system of Balkan languages. Thus, besides its analytical structure, a syntactic feature opposes Romanian conditional to the conditional of congeneric languages: it can’t express ulteriority in the past, other verbal structures being used in this context. Therefore, Romanian conditional doesn’t have a temporal use, being a modal conditional. Its modal values are presented, according to Dendale’s (2001) classification that consists of three categories of modal values, i.e. eventuality, evidentiality, attenuation.

 

Romana Timoc-Bardy : Sur les spécificités du conditionnel en italien méridional et en roumain [The conditional in Eastern Romania] (p. 69)

Résumé : Dans les dialectes italiens méridionaux, le conditionnel roman a été concurrencé par les imparfaits du subjonctif et de l’indicatif et par le conditionnel "méridional", ce qui a affaibli sa position, parfois jusqu’à sa disparition.

Le conditionnel roumain provient du futur latin HABEO CANTARE. Il est aujourd’hui apte à exprimer les modalités caractéristiques du conditionnel roman, mais non la valeur d’ultérieur du passé, que le roumain ne distingue pas.

Abstract : In southern italian dialects, romance conditional was competed by subjunctive and indicative imperfects and by "meridional" conditional. This weakened his position, sometimes until disappearance.

Romanian conditional comes from latin future HABEO CANTARE. Today, it is apt to express the characteristic modalities of romance conditional, but not the temporal value of future in the past, which is not distinguished in that language.

 

André Rousseau : Futur et ‘conditionnel’ dans les langues romanes et germaniques : pour une analyse résolument nouvelle [The ‘conditional’ in the roman and germanic languages : proposals for a new analysis] (p. 77)

Résumé : Il faut nettement distinguer entre un authentique irréel et un futur dans la narration.

1) L’irréel peut être formé, de manière iconique, soit par l’association a priori impossible d’un futur et d’un passé (ce qui est caractéristique des langues modernes) : fr. ra- (futur) + ai1 (passé) > rai- ; all. wird + passé > würde), soit par l’association d’un optatif et d’un passé (ce qui est le type de formation des langues anciennes) :

2) Le "futur de narration" est, pour sa part, le produit d’un futur et d’une marque de narration, que ce soit dans les langues modernes ou dans les langues anciennes.

Cette étude montre des développements totalement convergents entre langues romanes et langues germaniques.

Abstract : It is necessary to distinguish between an “unreal” and a “reported future”, which have two distinct histories:

1) The “unreal” form is either an iconic result from an a priori association of future and past (which is characteristic of modern languages): Fr. ra- (future) + ai1 (past) > rai- ; Germ. wird + past > würde), or the association of optative and past (which used to be the case in ancient languages):

2) The “reported future” meaning on the other hand results from the combination of future tense with a narrative marker, either in modern or ancient languages.

This study shows identical developments in Romance and Germanic languages.

 

2. Deux conditionnels…

Didier Bottineau : Les conditionnels potentiel et irréel en breton : de la morphologie temporelle à la valeur instructionnelle [The potential and unreal conditionals in Breton : from the temporal morphology to the instructional value] (p. 85)

Résumé : Le breton présente deux temps simples correspondant au conditionnel : le potentiel, qui combine la marque d’un ancien subjonctif avec celle de l’imparfait ; et l’irréel, qui associe la marque d’un ancien passé simple à celle de l’imparfait. Dans le cadre d’une analyse de type instructionnel, on montre que les effets d’ultériorisation permis par ces formes sont étroitement liés à cette composition et concernent à la fois la temporalité, la modalisation, et la négociation de l’hypothèse dans l’interlocution.

Abstract : Breton possesses two simple conditional tenses : the potential, which combines the marker of an ancient subjunctive with that of the imperfect; and the unreal, which associates the marker of an ancient simple past with that of the imperfect. In the theoretical framework of instructional grammars, this study shows that the effects of “postponing” allowed by these forms are tightly connected with this composition and effect jointly temporality, modalization, and the interlocutive negociation of the the hypothesis.

 

Pierre-Don Giancarli : Two synthetic conditionals in Corsican [Les deux conditionnels synthétiques en corse] (p. 93)

Résumé : Les deux conditionnels synthétiques existant en corse, qui ont pour composant l’imperfettu (imparfait) ou le passatu landanu (à peu près du passé simple), s’organisent en distribution complémentaire au sein de la modalité virtuelle en potentiel ou en irréel, selon que l’opération de visée se fait à partir d’un repère en relation de différenciation (imparfait) ou de rupture (passé simple) par rapport aux coordonnées origines. Une dualité de structuration s’impose dans les deux cas, avec une valeur au plan du construit et une valeur complémentaire au plan du préconstruit, et c’est la zone du complémentaire préconstruit concernée qui justifie le choix de l’un ou l’autre conditionnel.

Abstract : The two synthetic conditionals one finds in Corsican are made up of either imperfettu or passatu landanu. They are distributed complementarily into potential or irrealis within the mood category of virtual, depending on whether the locator of the operation of prospective validation enters into a relation of differentiation or disconnection with the origin uttering situation. A double structure applies in both cases, on the planes of construct and pre-construct, and the activated zone in the pre-constructed linguistic complement accounts for the selection of one or the other conditional.

 

Louise Esher : Les conditionnels temporels et modaux des parlers occitans modernes [Temporal and modal conditionals in varieties of modern Occitan] (p. 101)

Résumé : Dans la plupart des parlers occitans, il existe un futur synthétique (FS) et un conditionnel synthétique (CS). Ces deux tiroirs présentent un certain parallélisme, dans les valeurs sémantiques qu'ils expriment, et dans la forme de leur base. Cependant, en occitan, ce parallélisme n'est ni total ni systématique : on trouve des cas où le FS et le CS présentent des bases distinctes tout en conservant leur parallélisme sémantique, et où le CS ne sert pas de futur dans le passé (cette valeur étant exprimée par le réflexe du plus-que-parfait de l'indicatif latin) mais présente de façon systématique la même base que le FS. Ainsi, la forme et la valeur sémantique qui lui est associée ne dépendent pas directement l'une de l'autre ; l'ensemble FS+CS constitue un 'morphome faible', distribution qui répond à une double motivation, purement formelle d'une part, sémantique d'autre part.

Abstract : Most varieties of modern Occitan present a synthetic future (FS) and synthetic conditional (CS), which show parallel semantic values and morphological form. However, in Occitan this parallelism is neither total nor systematic: in some cases, the FS and the CS present distinct stems while maintaining semantic parallelism, while in others, the CS no longer serves as future in the past (this value being expressed by the reflex of the Latin pluperfect indicative) but systematically presents the same stem as the FS. The mapping between a form and its associated semantic value is hence not direct; the distribution FS+CS constitutes a 'weak morphome', determined partially by formal and partially by semantic criteria.

 

3. Marqueurs autres que le conditionnel

Béatrice Jeannot-Fourcaud : D’un irréalisé dans le passé vers un conditionnel en créole martiniquais ? [From an unrealized past to a ‘conditional’ in Antillean Creole of Martinique?] (p. 109)

Résumé : L’objectif du travail présenté ici est avant tout descriptif puisqu’il cherche à mettre au jour, pour le créole martiniquais, le système régissant l’emploi des unités recouvrant l’éventail des valeurs, temporelle et modales, généralement associées au conditionnel dans les langues romanes, et en particulier en français. La pertinence d’une telle approche se fonde sur les liens étroits que ce créole, du fait de conditions de genèse et de caractéristiques sociolinguistiques spécifiques, a toujours entretenus avec le français. De fait, ce travail vise également à interroger l’incidence possible du contact de langues sur une éventuelle réorganisation des valeurs associées au "conditionnel" des langues romanes, puisqu’à partir de l’observation des prémisses diachroniques ayant présidé à l’émergence de l’emploi des unités observées en créole, nous tenterons d’esquisser les perspectives d’évolution du système.

Abstract : The aim of this paper is first and foremost descriptive as it intends to expose, for the Antillean Creole of Martinique, the system governing the usage of the units that cover the range of temporal and modal values, generally associated with the conditional tense in Romance languages, and in French in particular. The relevance of such an approach is based on the close relations this Creole language has always maintained with the French language, mainly because of conditions of genesis and specific sociolinguistic characteristics. De facto, this paper also aims at examining the potential impact of language contact on a possible reorganization of associated values to the conditional in Romance. I will attempt to draft prospects for the evolution of the system from the observation of the diachronic premises having underpinned the emergence of the usage of units observed in the Creole language.

 

Georges Daniel Véronique : Le conditionnel en mauricien et en haïtien [The conditional in Mauritian and Haitian] (p. 117)

Résumé : Le conditionnel en mauricien, créole français de l’Océan Indien, et en haïtien, créole français des Antilles, se construit par la combinaison d’un marqueur temporel d’antériorité, ti / te, et d’un marqueur aspecto-modal de futurité, pu ou (v)a pour le mauricien et ap / pral ou (a)va pour le haïtien. Le conditionnel présente dans ces langues créoles une valeur temporelle de futur dans le passé et des valeurs modales d’atténuation, d’éventualité et de contrefactualité.

Après avoir présenté la morphologie du conditionnel dans ces créoles, je décris leurs valeurs temporelles et modales. En dépit d’évidentes ressemblances, les deux dispositifs d’expression du conditionnel diffèrent par le statut d’ap qui ne marque le prospectif que dans certains contextes en haïtien et par le statut morphologique et syntaxique différent du marqueur d’accompli fin(i) dans les deux créoles.

Abstract : In both Mauritain Creole, an Indian Ocean French related creole, and in Haitian Creole, an Atlantic French related Creole, the conditional is expressed by the combination of an anterior tense marker, ti / te, and an aspectual and modal marker, pu or (v)a in Mauritian Creole and ap / pral or (a)va in Haitian Creole. In these French related creoles, the conditional expresses both temporal – future in the past – and modal values – attenuation, eventuality and counterfactuality.

In the first section of the paper, the morphology of the conditional is decribed. The following sections are devoted to the temporal and modal values of the conditional in both languages. Although the conditional is very similar in the two French related creoles, it differs from one language to another because of the status of ap which marks futurity in specific contexts in Haitian Creole and because of the different morphological and syntactic status of fin(i) as a perfective marker in both languages.

 

Claire Saillard & Xiuwen Chen : Valeurs temporelle et modale du conditionnel dans une langue sans flexion verbale : l’exemple du chinois [Temporal and modal values of the "conditionnel" in a language without inflection: the case of Chinese] (p. 125)

Résumé : L’article part des valeurs temporelles et modales du conditionnel en pour s’interroger sur leur mise en œuvre dans une langue sans flexion verbale – le chinois standard. Il s’avère qu’un élément unique, le verbe modal huì, véhicule à lui seul nombre de valeurs proches de celles du conditionnel des langues romanes : ultériorité pour la valeur temporelle, prédiction et inférence pour les valeurs modales. Après avoir examiné son fonctionnement dans les phrases simples et complexes, nous nous interrogeons sur les propriétés sémantiques de huì afin d’en expliquer les usages.

Abstract : This article starts from the modal and temporal values of the "conditionnel" in French in order to question their conveyance in an inflectionless language such as standard Chinese. It appears there is a single modal verb, huì, that conveys a set of values comparable to those of the “conditionnel”: posteriority on the temporal side, prediction and inference on the modal side. After looking at huì’s distribution in simplex and complex sentences, we turn to its semantic properties, in order to explain its varied uses.

 

Danh Thàn Do-Hurinville & Jirasak Achariyayos : La modalité et l'ultériorité en vietnamien et en thaï [Modality and ulteriority in Vietnamese and Thai] (p. 133)

Résumé : S’agissant de langues isolantes, le vietnamien et le thaï sont dépourvus de formes flexionnelles pour marquer le conditionnel ou le futur. En revanche, ces langues disposent respectivement des marqueurs TAM, sẽ en vietnamien et en thaï, d’origine verbale, pour exprimer premièrement la modalité épistémique et secondairement l’ultériorité par rapport à un repère passé ou présent. L’emploi de sẽ et de est obligatoire quand le locuteur estime que la chance de réalisation du fait n’est pas certaine : il s’agit donc d’une éventualité, d’une potentialité, ou d’une promesse. Le choix de ces marqueurs devient optionnel quand le fait est programmé proche de T0 (demain, la semaine prochaine). On recourt également à ces marqueurs dans la subordonnée d’une structure hypothétique, ou dans le discours rapporté (discours indirect ou discours indirect libre).

Abstract : Vietnamese and Thai being isolating languages have no inflectional morphology to express the conditional or the future. Therefore the TAM markers sẽ in Vietnamese and in Thai serve to state, firstly epistemic modality, and secondly ulteriority regarding to past or present point of reference. The use of sẽ and is obligatory when the speaker considers that the possibility of an event is not certain; it concerns an eventuality, a potentiality, or a promise. The choice of these markers becomes optional when the event is to happen near T0 (tomorrow, next week). They are used too in the subordinate clause of hypothetical structures, or in reported speech (indirect or free indirect speech).

 

Georges Rebuschi : Ultériorité dans le passé et conditionnels en basque navarro-labourdin [Ulteriority in the Past and Navarro-Labourdin Basque Conditionals] (p. 141)

Résumé : L'ultériorité en basque continental peut être marquée soit par un suffixe aspectuel prospectif (qui s'oppose au perfectif et à l'imperfectif) sur les participes verbaux, soit par le suffixe ‑ke sur le verbe (lexical ou auxiliaire) fléchi – mais ‑ke peut aussi avoir, selon le contexte, des valeurs modales diverses, qui vont de l'équi-possibilité à la prédiction engageant le locuteur, en passant par la probabilité. Du côté des marques de temps et d'accord, on a aussi trois dimensions: le présent (d‑) s'oppose à la fois au passé (z‑) et à l'éventuel (l‑), que l'on trouve dans les conditionnels du présent-futur. Il n'y a donc pas d'identification possible entre l'expression de l'ultériorité dans le passé (participe prospectif + aux. au passé) et celle du conditionnel présent-futur ‑ mais c'est cette même combinaison qui traduit le plus souvent notre conditionnel passé ou contre-factuel, et qui peut enfin, depuis plus d'un siècle, correspondre au would dit fréquentatif de l'anglais, ce qui peut s'expliquer par une réanalyse modale du suffixe de prospectif.

Abstract : Northern Basque has two strategies to denote ulteriority: (i) by a prospective aspectual ending on participles, and (ii) by inserting the morpheme ‑ke, which can also express various epistemic shades, from equipossibility to probability to certainty in the finite verb form. From the viewpoint of morphological “tense”, three 3rd p. prefixes contrast: d‑ (present), z‑ (past) and l‑, which occurs in present / future conditionals. Ulteriority in the past is thus expressed by associating the prospective aspect and an auxiliary in the past, and therefore can never be used as a non-past conditional. However, past, counterfactual conditionals are generally expressed by the same [prospective+past] combination, which also happens to correspond to a marked habitual meaning, roughly corresponding to English frequentative would, probably due to a reanalysis of the prospective suffix as a modal one.

 

Agnès Celle : Epistemic would – a marker of modal remoteness [Would : emploi épistémique et distance modale] (p. 149)

Résumé : On démontre dans cet article que dans son emploi épistémique, would est un prétérit modal qui exprime différentes formes de distance modale. Ce décrochage fictif explique que would épistémique soit une forme instable susceptible d’osciller entre conjecture, contrefactuel et bilan selon le contexte. Comme will, would marque une concordance entre les propriétés des entités qui sont mises en relation par la prédication. Dans le cas où would renvoie à un bilan qui procède d’un constat (avec la structure identifiante du type that would be me), cette concordance est évaluée pour permettre soit l’instanciation d’une place indéterminée, soit la spécification du discours. Selon que la concordance est accessible ou non aux partenaires énonciatifs, l’identification opérée est perçue comme évidente, discordante, ironique ou polémique.

Abstract : The aim of this paper is to demonstrate that epistemic would is a marker of modal remoteness in all its uses. Modal remoteness accounts for the ambiguity of would, which may waver between conjecture, counterfactuality and stocktaking depending on its contextual environment. Like will, would signals that prediction is grounded in objective data and that the arguments related by the predication share compatible properties. A case in point is epistemic would used in an equative structure to express stocktaking (i.e. that would be me). Evaluation of the inherent compatibility between the arguments allows either an underspecified variable to be instantiated, or some entity in the prior discourse to be qualified. According to whether discourse participants have access to this inherent compatibility, the equating of two entities may be perceived as self-evident or discordant, ironic or polemic.

 

Jean Albrespit & Henri Portine : Le "conditionnel" en anglais : prégnance de la modalisation ["Conditionals" in English : the prevalence of modalization] (p. 157)

Résumé : Les auteurs s’appuient sur des analyses des constructions en would pour le potentiel et sur les travaux anglo-saxons sur la conditionnalité. Cela leur permet de faire émerger à la fois le caractère modal et le caractère de marqueur discursif de would. Cela leur permet aussi de mettre en évidence l’opposition entre le mode de constitution de la conditionnalité en anglais à l’aide de marqueurs discursifs et le mode de constitution de la conditionnalité en français en recourant à un temps verbal.

Abstract : The authors base their study on analyses of would for potential values and on research on conditionality by English and American linguists. They then proceed to show that would is both a modalizer and a discourse marker. They also highlight the opposition between the way conditionality is constructed in English with the help of discourse markers and the way it is constructed in French with the use of a verbal tense.

 

4. Marquage des seules valeurs modales

Reet Alas & Anu Treikelder : La valeur temporelle du conditionnel français en contraste avec le mode conditionnel estonien [Temporal value of French conditional in contrast with Estonian conditional mood] (p. 165)

Résumé : Les valeurs du conditionnel estonien ne correspondent que partiellement à celles du conditionnel français : leur point commun réside principalement dans la valeur hypothétique. Il est néanmoins justifié de se poser la question de savoir si le trait temporel pourrait également se présenter chez le conditionnel estonien puisque c’est le cas en finnois qui est génétiquement très proche de l’estonien, et que le futur simple du français se traduit assez fréquemment au conditionnel en estonien.

Dans cet article, la problématique mentionnée est clarifiée en s’appuyant sur l’analyse des équivalents estoniens du futur simple et du conditionnel de type temporel du français dans un corpus de traductions.

Abstract : The meanings of the Estonian conditional mood are rather different from those of French: they coincide mainly in case of its hypothetic use. Nevertheless, it is justified to raise a question about the possibility of the temporal use of the Estonian conditional at least for two reasons: firstly, in Finnish, which is genetically very close to Estonian, this type of conditional has been described, and secondly, there are many examples where the French future equals the conditional mood in Estonian in translations.

In this article, this hypothesis will be clarified by the means of corpus analyses, juxtaposing the Estonian equivalents of the French future and temporal conditional.

 

Françoise Guérin : Le conditionnel existe-t-il en tchétchène ? [Is there a conditional in Chechen?] (p. 173)

Résumé : Bien qu’ayant de fortes ressemblances formelles avec le conditionnel des langues romanes, la tournure périphrastique du tchétchène "hypothétique" n’est pas le moyen exclusif pour exprimer les valeurs modales telles que l’éventualité et l’emprunt. De plus elle n’a pas de valeur temporelle. Cette unité s’insère dans le paradigme de la classe syntaxique du mode épistémique qui présente un continuum allant du + certain au - certain.

Abstract : Even though it bears strong formal resemblance to Romance language conditional tenses, Chechen's complicated "hypothetic" unit is not the only way to express borrowing or evidential modal values. Furthermore, this unit does not correspond to a specific time. This unit rather fits in the paradigm of the syntactic class of the epistemic mode, which expresses a continuum going from more to less certain.

 

Paulette Roulon-Doko : Le conditionnel dans une langue non tensée : le gbaya de R.C.A. [The conditional in a non tensed language : the gbaya of C.A.R.] (p. 181)

Résumé : L’auteur cherche comment est exprimé en gbaya, une langue oubanguienne non tensée parlée en R.C.A., ce qui peut correspondre au Conditionnel du français. Ayant présenté les spécificités du système verbal du gbaya, l’analyse cible la forme accomplie du Virtuel qui ne manifeste que des valeurs modales et ne prend jamais en charge l’expression de l’ultériorité dans le passé. Elle montre aussi le rôle du Révolu qui est une marque de passé portant sur tous les prédicats, verbaux ou non dans le déclenchement de certains conditionnels.

Abstract : The author presents what in an Ubanguian non tensed language of C.A.R. the Gbaya can express french Conditionnal. Once the specificities of the gbaya verbal system have been shortly presented, the author analyses the form of the Virtual perfective which has only modal values and never a temporal value as a futur in the past. She also examines the role of the marker of Past that can be on both verbal or non verbal predicates to bring up some conditionals.

 

Christine Bonnot & Tatiana Bottineau : Lorsque la marque du conditionnel est une particule mobile : le cas du russe [When the Conditional Marker is a Movable Particle: the Case of Russian] (p. 189)

Résumé : En russe contemporain, le conditionnel n’est pas un tiroir verbal. Il est exprimé par la particule clitique by, qui peut apparaître avec différentes formes verbales, aussi bien que dans des phrases sans verbe, et qui a pour portée la proposition entière. Issu de l’aoriste de l’auxiliaire "être", by marque une rupture avec la situation de référence : l’état de choses exprimé dans la proposition est opposé à un état de choses contraire effectivement réalisé. Cela donne naissance à différentes valeurs (contrefactuel, exhortation teintée de reproche, souhait irréalisable), en fonction d’un certain nombre de facteurs, dont l’ordre des mots : comme d’autres clitiques, by peut apparaître soit après le premier mot accentué de la proposition (position de Wackernagel), soit après un mot foyer de contraste (position focale). L’article étudie la façon dont ces variations positionnelles interfèrent avec la valeur contrefactuelle des propositions conditionnantes introduites par esli ("si")

Abstract : In modern Russian, the conditional is not a verbal inflectional class. It is expressed by the clitic particle by, which may occur with different verbal forms, as well as in verbless sentences, and whose scope is the entire proposition. By derives from the aorist form of the auxiliary “to be” and marks disconnection from the situational context: the state of affairs denoted in the proposition is opposed to the state of affairs actually taking place. This gives rise to various meanings (counterfactual, reproachful exhortation, unrealizable wish), depending on several factors. One of these factors is word order: like other clitics, by can follow either the first stressed word of the clause (Wackernagel’s position) or a focus of contrast (focal position). The paper investigates how the particle’s position interferes with the counterfactual meaning in conditional clauses introduced by esli (“if”).

 

Homa Lessan Pezechki : Les homologues du conditionnel français en persan [The equivalents of the French conditional in Persian] (p. 197)

Résumé : Si on classe le persan dans des langues sans conditionnel, ce qui est le cas, on remarque que les formes et les moyens correspondant à ce tiroir français sont très variés. En nous appuyant sur un corpus persan/français, je vais examiner les moyens dont dispose le persan pour rendre les divers signifiés grammaticaux du conditionnel français. L’absence de concordance de temps en persan favorise l’utilisation, du présent et du futur dans des subordonnées complétives. La rupture avec les coordonnées de la situation d’énonciation, le virtuel, le contrefactuel mobilisent le conditionnel français qui est rendu par l’imparfait, le subjonctif ou le plus que parfait en rapport avec les contextes. Néanmoins, le mode médiatif persan véhicule certaines valeurs grammaticales déterminées par le conditionnel dit journalistique.

Abstract : If we classify Persian in languages without conditional, az we should, we notice that the forms and meanings corresponding to this French tense are highly varied. Based on a Persian / French corpus, I examine how Persian can produce the grammatical meaning of the French conditional. The lack of concordance of time in Persian favors the use of the present and future in subordinate clauses. The break with the statement’s coordinates,, the virtual and the counterfactuel mobilize the French conditional, which is expressed by the imperfect, the subjunctive or pluperfect, depending on the contexts. Nevertheless, the evidentiality conveys certain grammatical values determined by the journalistic conditional form.

 

5. Ouvertures

Jack Feuillet : Typologie du futur de distanciation [Typology of the distanced future] (p. 205)

Résumé : Trois points sont abordés dans l'exposé : d'abord, l'étude morphologique qui se concentre sur les divers auxiliaires utilisés par les langues et sur la répartition des marques ; ensuite, les rapports entre futur dans le passé et conditionnel ; enfin, la concurrence possible entre futur dans le passé et conditionnel. Cette dernière n'est pas la plus répandue, mais elle existe dans les langues romanes, en allemand et en bulgare et est illustrée par de nombreux exemples.

Abstract : Three questions are examined in this paper; first, the morphological study, which concentrates on the different auxiliaries used in languages and on the markings' repartition; then, the relations between future in the past and conditional; last, the possible concurrence between future in the past and conditional. This phenomenon is not the most widespread, but it is present in the Roman languages, just as in German in Bulgarian, and is illustrated with numerous examples.

 

Cendrine Pagani-Naudet : Le conditionnel dans les grammaires du français [The conditional in the French grammars] (p. 215)

Résumé : Cet article propose une brève histoire du conditionnel : histoire de la forme et de son traitement dans les grammaires du français, histoire des termes servant à la désigner.

Abstract : This article offers a quick vision of the history of the french conditional tense: both an history of its forms and of the way the French grammars analyse them and an history of the specific words used to describe it.

 

Aliyah Morgenstern & Christophe Parisse : Premières formes de conditionnel chez l'enfant [First uses of the conditional in child language] (p. 219)

Résumé : Le marquage des temps s’acquiert lentement et de manière graduelle chez l’enfant en raison de la combinaison de sa complexité syntaxique, sémantique et cognitive. Les premières formes temporelles utilisées par les enfants francophones sont en général le présent, le participe passé et l’infinitif et dans un deuxième temps le système temporel s’enrichit : passé composé marquant l’antériorité, imparfait, futur périphrastique puis futur simple, et enfin subjonctif et conditionnel. Cet article présente les premiers emplois du conditionnel et leurs fonctions en contexte chez deux enfants francophones entre l’âge de 1;06 et 4;10. Les deux enfants utilisent au début du corpus une seule forme pour un seul verbe. Après une période de diversification et de production de formes standard, elles procèdent alors à des essais morphologiques, avec de nouveaux lexèmes verbaux. A la fin de notre corpus, le conditionnel est utilisé de manière diverse et productive, mais ne recouvre pas tous les usages potentiels de la langue française adulte.

Abstract : Because of its syntactic, semantic and cognitive complexity, children acquire tense marking quite slowly and progressively. The first temporal forms used by French-speaking children are generally the present tense, the past participle and the infinitive. The temporal system then gets richer and starts to include the passé composé to mark the past, the imparfait, the periphrastic future then the inflectional future and finally the conditional and the subjunctive. This paper presents the first uses of the conditional by two French children between the ages of 1;06 and 4;10 and their functions in context. At the beginning of the data, the two children use one single form with one single verb. After a period of diversification and the production of standard forms, they both make tentative morphological variation with new verbs. At the end of our data, the conditional is used in a very diversified and productive manner but not with all of the potential functions found in adult French.