n° 39 : La saillance

 

Présentation générale

par Annie Montaut et Katharina Haude
SeDyL (UMR 8202), CNRS, INALCO, IRD

1. Introduction

Ce volume est issu en partie des travaux collectifs conduits sur la notion de saillance en linguistique dans l'équipe SeDyL, dans le prolongement des travaux ayant précédé la création du nouveau laboratoire dans le programme Saillance de l’UMR CELIA ainsi qu’au Cercle de linguistique de l’Inalco.

Le programme du CELIA (représenté ici par les articles de O. Lescure, F. Queixalós, J.-M. Hoppan, et K. Haude), était centré sur l’analyse de l’expression grammaticale des hiérarchies référentielles dans des langues amérindiennes, qui ont souvent des systèmes de voix directe/inverse (comme dans les langues algonquines) ou de concordance hiérarchique (comme dans les langues caribes). Les chercheurs de l’Inalco (C. Bonnot, A. Donabédian et A. Montaut) avaient, eux, privilégié une orientation théorique issue de la linguistique de l’énonciation, et travaillaient sur des langues qui, contrairement aux langues amérindiennes, sont généralement bien documentées, largement parlées et dotées d’une tradition écrite. Le présent volume a donc été pour les chercheurs des deux équipes une occasion de repenser la saillance sous ces différents angles, en sollicitant en outre des contributions externes de collègues connus pour leurs travaux sur le statut de la notion de saillance (F. Landragin, du LATTICE), ainsi que de partenaires impliqués dans le projet européen "Referential Hierarchies in Morphosyntax" sur les effets que les hiérarchies de saillance peuvent avoir sur la grammaire d’une langue (S. Gildea, F. Zúñiga, E. van Lier et A. Siewierska).[1] Ce volume présente une diversité d’approches qui s’inscrivent dans des traditions linguistiques que nous mettrons en perspective avant de présenter l’apport de chaque article et du volume dans son ensemble.

2. La saillance en linguistique : état des lieux

Les phénomènes de saillance, que cette dernière soit ou non érigée en concept linguistique et qu’elle soit ou non nommée comme telle, ont depuis longtemps attiré l’attention des linguistes en tant qu’élément déterminant dans la structuration de l’énoncé. Sans remonter à la préhistoire de la notion, on peut considérer que dès le début du 20ème siècle – dès l’émergence de la linguistique en tant que discipline constituée – la notion retient l’attention aussi bien des linguistes que des stylisticiens.

2.1. Les précurseurs

Charles Bally, élève de Saussure et auteur de travaux de stylistique française comme de linguistique générale, met déjà en place les bases de la linguistique énonciative (avec la notion de modalité et de modus, vs. dictum) et celles de la notion de thème (vs propos), ultérieurement théorisées, entre autres, par Chafe (1976). Ces notions sont, de fait, déjà présentes dans les travaux de Henri Weil sur l’ordre des constituants dans la phrase. Henri Weil est en effet celui qui a le plus nettement annoncé, dès 1844[2], les recherches sur les rapports entre thème et rhème, donné/connu et nouveau, objet de connaissance partagée activé dans l’esprit de l’énonciateur et de l’interlocuteur, et l’impact de cette dimension dans l’ordre séquentiel de la phrase. S’insurgeant initialement contre l’opposition classique à son époque entre langues à ordre libre (latin, grec) et langues à ordre contraint (français, allemand), il démontre que la seule véritable différence sur ce plan réside dans la plus grande aisance, pour les premières, à imiter dans l’ordre linguistique "la marche de la pensée", les secondes devant pour l’imiter recourir à des procédés syntaxiques divers, mais n’en parvenant pas moins à le faire, mettant notamment systématiquement le ‘thème’ (point de départ de la pensée chez Weil) en position initiale, comme les langues à ordre dit libre. La représentation linguistique procède ainsi dans les deux cas d’un point de départ à un but, trajectoire obtenue par des restructurations morpho-syntaxiques ou non selon le type de langue. Les informations sont présentées d’une façon hiérarchisée, le ‘but’ de la communication venant après le thème. La question de la saillance est directement abordée dans ce modèle, bien que le terme utilisé ne relève pas du même champ lexical, avec l’ordre dit "pathétique", ordre dans lequel le ‘but’ précède le ‘point de départ’, et où, donc, l’ordre logique ou la ‘marche naturelle’ est perturbé par la nécessité de mettre en évidence tel ou tel constituant pour des raisons toujours d’ordre expressif et affectives (volonté de frapper, fidélité à la saisie émotionnelle du réel à représenter). Ainsi, dans Les Perses, que cite Weil, "Il tombe, mon fils".

2.2. Silverstein et ses successeurs dans la typologie

D’une toute autre nature en apparence relèvent les travaux de Michael Silverstein, quand plus d’un siècle plus tard, en 1976, il met en évidence une hiérarchie sémantique et discursive dans les constituants nominaux pour expliquer la distribution des alignements ergatifs et non ergatifs dans les langues australiennes : les entités nominales relevant du pôle supérieur de cette hiérarchie (première personne, deuxième personne, nom propre, nom commun humain défini, etc.) ne prennent pas les marques casuelles ergatives dans les énoncés transitifs, qui se structurent sur le modèle nominatif, alors que celles relevant du pôle inférieur (inanimé indéfini, etc.) les requièrent en pareil contexte (énoncé ergatif). Cette hiérarchie, affinée par la suite, connue sous les noms de hiérarchie d’"animacité", d’"animation" (Comrie [1981]1989, Croft 1990 [2003]), ou de "hiérarchie de personnes", "hiérarchie nominale" (Dixon 1994), a depuis été massivement utilisée pour caractériser les alternances de constructions dues à la place des entités nominales dans cette hiérarchie. Les systèmes grammaticaux parmi les plus connus décrits en termes de hiérarchie sont d’une part les systèmes "direct/inverse", dont les langues algonquines sont souvent considérées comme le prototype, d’autre part les langues où la concordance de personne est déterminée par la hiérarchie, comme, par exemple, les langues caribes, et enfin, le phénomène globalement le plus répandu est le marquage d’un argument selon sa position dans la hiérarchie.

Dans les discussions sur les effets de cette hiérarchie, le terme "saillance" apparaît parfois incidemment, et parfois de manière explicite. Il semble être mentionné pour la première fois chez Comrie (1981 : 192), qui fait de la saillance un équivalent de l’individuation et signale la prédisposition des entités animées à capter l’attention des humains. C’est Klaiman (1991) qui établit le terme pour expliquer certains faits liés à la hiérarchie et pertinents dans la sélection de la voix.

En prenant le marquage différentiel d’arguments de Silverstein comme exemple, on peut considérer que la saillance s’oppose au type, l’objet typique par exemple, non marqué, étant du côté du non humain, non volontaire, non spécifique/défini, et réunissant donc typiquement les propriétés du patient par opposition à l’agent typique (Wierzbicka 1996). Qui dit hiérarchie dans ce contexte suppose continuum et scalarité, et les hiérarchies des arguments ou des fonctions syntaxiques s’inspirent aussi de cette façon de voir, l’argument le plus saillant (d’ordinaire le sujet) étant celui qui correspond au pôle supérieur de la hiérarchie. La hiérarchie est ici dominée par des critères non plus de sémantique inhérente (comme c’était le cas pour les entités nominales) mais de position syntaxique. Les hiérarchies de rôles et d’argument peuvent varier en fonction des langues, bien qu’on ait souvent tendance à les ériger en universel l’une comme l’autre (Creissels 2006 : 63).

Il n’y a là a priori aucun rapport avec la dimension dégagée par H. Weil, qui n’est pas fondée sur l’échelle d’animation. Si l’on considère la mise en saillance d’une entité qui capte notre attention (constructions marquées par une intonation, constructions clivées ou pronoms en position topique, constructions ditransitives, à compléments prépositionnels, marquage spécifique d’un objet), ces éléments marqués se voient conférer une saillance qui peut être supérieure à celle des pronoms atones par exemple. De telles constructions ont tendance à être utilisées pour exprimer des situations hors du commun, du fait, soit des attentes du locuteur, soit de notre rapport à notre "connaissance du monde". Entre ici en jeu l’information packaging, c’est-à-dire les stratégies de structuration de l’information, tout particulièrement (mais pas seulement) dans les langues où la morphosyntaxe est fortement influencée par la hiérarchie de saillance ontologique. Quel est le rapport entre ces deux faces de la saillance ? On peut dire que ce qui a été introduit comme une entité hors du commun, par une construction marquée, devient du coup le fond sur lequel peut ensuite se dérouler un discours, dans lequel l’incident ou l’entité saillante n’est plus représenté par une construction marquée, mais pris comme une évidence, et par conséquent, repris par un pronom anaphorique ou simplement sous-entendu.

2.3. Les travaux générativistes

Les très importants et abondants travaux auxquels a abouti la théorie chomskyenne du gouvernement et du liage dans les années 80, notamment du liage dit à longue distance, témoignent cependant d’un point de rencontre potentiel de ces deux types de saillance (syntaxique, énonciative). Recherchant les conditions du liage du pronom anaphorique (réfléchi) dans des contextes où sont co-présents plusieurs antécédents possibles, les hiérarchies syntaxiques sont crucialement impliquées dans l’analyse. Mais la recherche du sujet accessible, quand il ne correspond pas aux prescriptions de C-command (rection syntaxique) et semble donc dévier des attentes strictement syntaxiques, a mis en évidence le rôle crucial de facteurs comme la hiérarchie d’animation (pronoms de dialogue) ou la logophoricité (plus largement, notion de sujet de conscience chez Zribi-Hertz 1989, 1995). Il s’agit là de traits relevant de la saillance du nom, saillance interne dans le premier cas, saillance discursive dans le second.

Les emphatiques ou ‘free reflexives’ (prétendument libres) qui ont aussi fait l’objet de recherches dans les mêmes cadres théoriques, ont plus nettement encore montré qu’il ne s’agit pas de choix stylistiques ou autrement libres, mais que la saillance de l’entité (nom ou pronom) détermine la présence d’un ‘réfléchi emphatique’ adjoint, qu’elle soit exprimée en termes de saillance même ou de focalisation, contrastive/restreinte ou non contrastive/ ouverte (‘open focus’). La notion de focalisation ici, qu’on peut estimer strictement équivalente à celle de saillance dans ces contextes précis, opère sur les deux dimensions : scalaire (focus ouvert) et non scalaire (focus contrastif).

La notion de foyer d’empathie, à laquelle doivent implicitement celles de foyer de conscience et de sujet de conscience, a été élaborée peu avant les années 80 par Kuno pour rendre compte de phénomènes de coréférence et de séries verbales en japonais, faits que la syntaxe ne parvenait pas à expliquer de façon satisfaisante. La notion d’empathie en linguistique (Kuno & Kaburaki 1977, Kuno 1987), avec celle de continuum empathique (du locuteur au participant de l’énoncé sur lequel il "braque la caméra"), apporte à celle de focalisation la dimension de la subjectivité dans la langue. Si la phrase "il m’a rencontré pendant les révoltes de 68" est nettement moins naturelle que "je l’ai rencontré pendant les révoltes de 68", c’est parce que le locuteur peut difficilement entrer en empathie avec un autre que lui-même et un énoncé comportant un verbe symétrique dont l’un des participants est ‘je’ appelle en syntaxe une hiérarchie des rôles où ‘je’ est le plus élevé. Si des énoncés de ce type, et les énoncés dits ‘subjectifs’ (‘avoir faim’, ‘être heureux’) ne peuvent en japonais se construire verbalement qu’à la première personne (ou dans les questions, à la seconde personne), cela peut évoquer la hiérarchie d’animation de Silverstein, mais la notion de sujet de conscience et foyer empathique ne recouvre pas exactement le pôle supérieur de la hiérarchie en question. Ainsi, pour les mêmes raisons de contrainte de point de vue, la phrase anglaise "Then John hit his brother" est meilleure que "Then John’s brother was hit by him" (ou "his brother was hit by John"), parce que le locuteur, qui oriente l’angle de la caméra, est plus naturellement en empathie avec John qu’avec le frère de John. La phrase mal formée met en saillance syntaxique un terme en contradiction avec le continuum d’empathie.

Distinguer une saillance grammaticale et syntaxique (systèmes direct/inverse, concordance personnelle, marquage différentiel d’arguments, alternances de voix) d’une saillance discursive est clairement délicat dans les énoncés analysés par Kuno où le principe d’empathie est le facteur d’explication essentielle des impossibilités syntaxiques : c’est bien de grammaire et de syntaxe qu’il s’agit, même si les facteurs discriminants sont énonciatifs.

2.4. Les travaux des cognitivistes

Apparues dans les mêmes années 80 et d’inspiration différente (théorie psychologique de la Gestalt), les théories cognitives de la figure et de l’arrière-plan ou fond (figure, ground) attachent la saillance à la figure (entité qui se déplace souvent, mais pas toujours : "la bicyclette est près de la maison" est plus naturel que "la maison est près de la bicyclette"). Parmi les conditions que doit remplir une entité donnée pour être traitée comme figure, se détachant donc d’un fond (anglais ground), Talmy (1975, 1978, 2000 : 312-44), mentionne la saillance ("salient, once perceived"), avec la capacité à se déplacer, la petitesse par rapport au fond, l’individuation, etc. Langacker (1991, 1999) utilise aussi la notion de figure et de fond (background), mais les transpose de façon plus abstraite avec la notion de trajectoire (et le profilage de la trajectoire, complète ou non) que représentent certains schèmes syntaxiques, dont en particulier la construction transitive, vue comme une trajectoire depuis la source (source) à la cible (goal). Un énoncé comme "X melted the ice" par exemple profile la totalité de la trajectoire alors qu’un énoncé comme "the ice melted" n’en profile que la fin (sans la source). Les énoncés passifs reçoivent une représentation analogue aux énoncés ergatifs dans la mesure où la source n’est que secondairement représentée (et n’appartient pas à la trajectoire profilée). Cela met en évidence que l’agent marqué (ergatif, oblique du complément d’agent dans les procès passifs) ou l’expérient quand il est marqué, impose une structuration syntaxique correspondant à un scénario plus proche des absolute construals, que transposent les procès intransitifs ("the ice melted"), que de la trajectoire canonique source-goal, que transposent les procès transitifs. Les notions de détachement sur le fond et de trajectoire sont largement utilisées par les travaux sur la saillance non seulement cognitive et linguistique, mais aussi perceptive et notamment visuelle (Landragin 2004, 2011).

2.5. Saillance d’un énoncé pris dans son ensemble et mirativité

Parmi les travaux les plus originaux relatifs à la saillance figurent les recherches sur les valeurs miratives de certaines formes verbales, souvent rangées sous la rubrique du médiatif (anglais evidential), formes qui confèrent à l’ensemble de l’énoncé une forte saillance, associée le plus souvent à un schème intonatif de type exclamatif. Ce sont les travaux de Slobin et Aksu qui ont pour la première fois (1982) mis en lumière la valeur proprement saillante de ces formes (en turc V-miş) quand elles n’ont pas la valeur non-testimoniale, inférentielle, où la non prise en charge du locuteur peut aller jusqu’à la mise en question et au commentaire polémique. En l’absence de ces valeurs classiques de l’évidentiel ou médiatif, les formes en question confèrent à l’énoncé une valeur de surprise, d’intensité, que Slobin et Aksu mettent en rapport avec l’irruption soudaine à la conscience d’un état de chose ou d’un fait appréhendé (de l’ordre de la perception brute) dans son immédiateté absolue – et qui par conséquent n’est en rien médiatisé, mais suggère plutôt une focalisation de l’ensemble de l’énoncé. Scott DeLancey (1997) fait du reste de la catégorie "mirativity" une catégorie linguistique en soi, distincte de celle de l’évidentiel.

De ce type de valeur (surprise, intensité), qui évoque l’effet pop up chez Landragin (2004), la théorisation la plus précise, reposant sur la modélisation la plus sophistiquée, se trouve dans la linguistique de l’énonciation d’Antoine Culioli, particulièrement dans son traitement de la rupture aoristique et du haut degré. Mais les principes de base de la théorie culiolienne de l’énonciation font appel aussi à des notions proches de celles de saillance et de type. Définissant la concept central de ‘notion’, Culioli est ainsi amené à dégager un domaine non homogène pourvu de frontières et structuré par un gradient : le centrage de la notion produit le type (un chien-chien : qui a toutes les propriétés du chien, une peinture qui est de la peinture ), distinct de ce qui s’approche de la notion, d’un côté (le presque pas) ou de l’autre (le presque, le pas tout à fait, pas vraiment) de la frontière qui sépare le domaine notionnel de ce qui est autre que lui ; mais distinct aussi de ce qui transcende en absolu les propriétés typiques et les érige en un incommensurable : "pour être de la peinture, ça, c’est de la peinture !". De même, un énoncé comme "il y a un vent fort" se distingue du haut degré et de la mise en saillance d'un énoncé comme "qu’est-ce qu’y a (pas) comme vent !".

Dans le domaine de l’aspect-modalité, la valeur aoristique théorisée par Culioli (1999) en tant que telle participe aussi à la mise en saillance d’un énoncé entier. La valeur aoristique, qui englobe mais ne se résume pas à des énoncés mettant en  saillance l’énoncé en bloc, repose une disjonction (rupture radicale) entre la situation 1 définie par ses paramètres de repérage (repère initial) et la situation 2[3]. L’aoristique suppose une coupure (faisant intervenir un intervalle borné fermé : compact), et une opération d’extraction en rapport avec le cas particulier de localisation que représente la prédication d’existence ("C’est qu’il pleut ! " "y a ta mère qui t’appelle").

Quand on cherche à analyser des énoncés comme "Tiens, y a le chat qui mange les gâteaux !", où "il y a" ne fonctionne pas comme marqueur de prédication d’existence, ou encore "C’est ta maman qui va être contente !", où "c’est … que" ne fonctionne pas comme présentatif, on retrouve un type de saillance voisin de celle analysée par Slobin et Aksu dans les énoncés évidentiels en –miş du turc. A l’analyse de type psychologique/cognitif proposée par Slobin & Aksu (1982) et Slobin (2006) correspond celle, spécifiquement linguistique, de Culioli, fondée sur l’opération d’extraction à partir d’une prédication d’existence, et de disjonction par rapport au repère origine, sans lequel une prédication ne peut pas être située. C’est cette analyse que met en œuvre S. Robert (1993) dans son analyse de la focalisation, à partir de l’emphatique du verbe en wolof.

3. L’apport du présent volume

La notion de saillance a récemment fait l’objet de deux colloques coordonnés par Olga Inkova, d’abord à Genève (2009, publié en 2011) puis à Strasbourg (2010), qui portaient essentiellement sur la saillance stylistique, dans le discours et le texte, à l’exception de quelques contributions comme celles de Frédéric Landragin sur la saillance visuelle, Donabédian & Montaut sur l’évidentiel, Julie Duran-Gelléri sur la subordination inverse. L’ensemble de ces recherches met en évidence la différence entre catégorie stylistique et catégorie linguistique, et entre les approches qui leur sont propres, en ce qui concerne la saillance, mais aussi les points de rencontre, particulièrement sur des phénomènes comme la focalisation. C’est dans le prolongement de ces travaux, mais dans les domaines plus strictement linguistiques, que se situe la contribution du présent volume.

Ce volume contient des articles portant sur les divers aspects de la notion de saillance. F. Landragin donne une vision globale des différentes applications du terme. S. Gildea discute sa base cognitive. Trois articles présentent des stratégies de mise en relief énonciative où le marqueur, accentuel ou morphologique, porte sur le prédicat ou la phrase : C. Bonnot analyse les fonctions de l’accent non final en russe ; A. Donabédian démontre les valeurs de mise en relief du progressif et de l’évidentiel arménien ; A. Montaut discute les valeurs miratives de l’aoriste hindi.

Plusieurs articles présentent les effets que la saillance peut avoir sur le choix d’une expression linguistique. Celui de J.-M. Hoppan décrit des phénomènes de saillance en maya ancien, notamment en ce qui concerne l’individuation opérée par le système des classificateurs. A. Mardale approche un phénomène souvent négligé dans le traitement des hiérarchies de saillance, celui des expressions honorifiques que constituent les pronoms de politesse en roumain. F. Queixalós présente la remarquable diversité des manifestations formelles de la saillance dans la grammaire sikuani, langue colombienne de la région de l’Orénoque, dans le but de montrer le caractère opérationnel de la notion dans la mise à jour de phénomènes relativement originaux qui souvent restent invisibles aux yeux du descripteur.

A. Siewierska et E. van Lier étudient l’effet de la position hiérarchique des participants d’un événement à trois participants (expressions ditransitives) à partir des vastes bases de données du polonais, du néerlandais et de l’anglais.

Les trois derniers articles traitent des langues où l’expression grammaticale des participants est contrainte par une hiérarchie de saillance, phénomène abordé aussi dans la première partie de l’article d’A. Montaut pour le hindi. O. Lescure décrit le cas du kali’na, langue caribe de la Guyane Française, où seulement la personne supérieur dans la hiérarchie peut être indexée sur le verbe ; K. Haude montre comment en movima, langue isolée de la Bolivie, où l’organisation de la phrase est déterminée par la saillance des participants de l’événément, des fins discursives peuvent dépasser des contraintes imposées par cette saillance inhérente. F. Zúñiga discute différentes analyses du blackfoot, membre de la famille algonquine de l’Amérique du Nord, qui est connue pour son système de marquage verbal, direct ou inverse, selon la position des référents nominaux sur une hiérarchie de saillance.

Comme on le voit, ce recueil n’a pas de prétention à l’exhaustivité, ni en termes d’échantillon typologique de langues, ni en termes d’approches. Les données présentées dans les différents articles du volume conduisent d’ailleurs souvent les auteurs à croiser saillance inhérente et stratégies de mise en relief.

La problématique qui sous-tend ce volume est la suivante : recourir à un terme unique (saillance) s’impose-t-il pour traiter de l’ensemble proliférant de ces phénomènes divers voire disparates, dont on peut considérer que chacun est assez bien décrit dans l’appareil théorique, conceptuel et méthodologique qui a contribué à le mettre en évidence dans l’histoire de la discipline (hiérarchie d’animation, logophoricité, hiérarchie des arguments et plus largement syntaxique, thème et thématisation, focus et focalisation, empathie, mirativité, etc.) ? C’est en tout cas la question que nous avons voulu poser en présentant ensemble ces travaux, sur la base de l’intuition qu’un type d’opérations communes sous-tend ces phénomènes.

 

Références

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Nous remercions Duna Troiani pour son aide à la finalisation de ce volume.

[1] Coordonné par K. Haude dans le programme EuroBABEL de la European Science Foundation. Nous voudrions ici exprimer notre profond regret du décès d’Anna Siewierska, intervenu entre la conception du volume et sa parution, et la remercier pour son engagement et ses contributions très fécondes à nos discussions.

[2] Sans d’ailleurs être jamais reconnu parmi les pionniers en la matière : Fontanille, (1992, Cahiers de l’ILSC 1) revenant sur les notions de saillance et de prégnance, issues de la Gestalt Theorie, mentionne Henri Weil comme ‘l’absent du tableau’.

[3] L’énoncé suppose donc la construction d’un repère fictif, qui n’est pas, dans le cas particulier des énoncés à valeur mirative ou de surprise, fourni par le contexte syntaxique (comme c’est le cas en proposition dépendante) ou discursif.

Voir aussi