n°26 : Les langues chamito-sémitiques (afro-asiatiques) (volume 1)

 

Présentation générale

par Antoine Lonnet
Chargé de Recherches au CNRS, Collège de France, Laboratoire des Études sémitiques anciennes (UMR 7119)
Courriel : antoine.lonnet@college-de-france.fr
et
Amina Mettouchi

Université de Nantes, LLING, et Institut Universitaire de France
Courriel : amina.mettouchi@wanadoo.fr

 

L'objectif de ce volume, et du suivant, est de donner un aperçu des recherches linguistiques actuelles portant sur les langues chamito-sémitiques, ou afro-asiatiques[1]. Divers points seront traités brièvement dans cette préface, et seront développés dans le volume 2. En effet, nous avons choisi de répartir les articles selon un plan qui privilégie l'analyse des faits de langues dans un premier temps, pour aborder ensuite les questions plus synthétiques de reconstruction, et d'apparentement. Seront donc ainsi exposés dans le premier volume les faits phonétiques, phonologiques, morphologiques et lexicaux caractérisant les langues étudiées. Ces faits seront, dans le volume 2, mis en perspective par l'entretien que nous avons réalisé avec David Cohen, éminent spécialiste de linguistique chamito-sémitique.

Dans le second volume, les questions de sémantique et de structure de l'information seront abordées, toujours à partir de faits de langues précis, et seront suivies par une série d'articles portant sur la reconstruction, l'apparentement, les questions génétiques, aréales et typologiques.

 

Les langues chamito-sémitiques se situent géographiquement en Afrique septentrionale, au nord de l'équateur[2], et en Asie occidentale, au Moyen-Orient, de l'océan Atlantique à la péninsule arabique[3]. On considère actuellement que le chamito-sémitique comporte six branches : le sémitique, l'égyptien, le berbère, le couchitique, l'omotique, le tchadique. Cette dernière branche a été plus récemment incorporée par les linguistes, même si l'hypothèse est ancienne. On peut observer que seul le sémitique peut être qualifié géographiquement d'afro-asiatique, les autres branches étant strictement africaines. Le nom sémitique est dérivé de celui de Sem, fils de Noé. Cham et Sem sont frères, et Couch est fils de Cham. Cette généalogie biblique a fourni des étiquettes; elle ne dit rien de la structuration de l'ensemble (en particulier, il n'y a pas de groupe "chamitique").

 

Le berbère est une famille très homogène, qui avoisine les treize millions[4] de locuteurs. Il est généralement subdivisé en quatre groupes : les parlers septentrionaux (kabyle, rifain, …), méridionaux (touareg, …), les dialectes orientaux (Siwa, Audjila, …) et le zenaga (parlé en Mauritanie). Le tchadique rassemble environ 140 langues, dont la plus connue est le haoussa. Il comporte quatre branches (tchadique de l'ouest, tchadique de l'est, biu-mandara et masa) et rassemble près de vingt-cinq millions de locuteurs. L'égyptien, connu depuis la plus haute antiquité, n'est plus représenté que par le copte, langue actuellement réservée à la liturgie chrétienne d'Égypte, et nous en avons des témoignages écrits sur près de 5000 ans. Le sémitique se sépare en sous-branches dont l'identité géographique a aussi un sens phylogénétique : le sémitique de l'est (akkadien) s'oppose à celui de l'ouest qui comporte un groupe au nord (araméen, phénicien, hébreu, ougaritique, …) et un groupe au sud (arabe, sudarabique, éthio-sémitique). Du fait de l'utilisation massive de l'arabe comme langue première ou seconde, en lien avec la diffusion de l'islam, il est très difficile d'estimer le nombre total de locuteurs du sémitique dans sa globalité. Le terme couchitique recouvre une grande diversité de parlers, que l'on peut subdiviser[5] en cinq groupes, le couchitique du nord (bédja), le couchitique central (agaw), le couchitique de l'est (somali, saho, afar, oromo, …), le couchitique du centre ouest (sidamo, darasa, kambata, …) et le sud-couchitique (iraqw, …). On compte environ trente millions de locuteurs de langues couchitiques. Quant à l'omotique, il a été distingué du couchitique par certains auteurs dans les années 1970, et se compose, pour simplifier, de deux groupes, nord et sud. Il rassemble environ quatre millions de locuteurs.

 

L'importance historique et culturelle des langues chamito-sémitiques est considérable : certaines des civilisations les plus brillantes de l'histoire de l'humanité ont pour moyen d'expression des langues chamito-sémitiques (citons les Égyptiens, les Assyriens, les Phéniciens, les Arabes, …). Les documents écrits les plus anciens qui nous soient parvenus ont traversé cinq millénaires, et l'on peut faire l'hypothèse que la langue-mère du chamito-sémitique (si l'on accepte l'existence d'une proto-langue) a été parlée il y a plus de 8000 ans (Diakonoff, 1988).

Ceci fait du phylum chamito-sémitique un ensemble autrement plus complexe, plus ancien — et moins bien documenté — que la famille indo-européenne[6]. Il faut mentionner également le fait que, si le sémitique est assez bien documenté sur la durée, certaines branches (berbère, couchitique, tchadique) ne sont connues que sous leurs formes modernes. Dans ces branches, nous ne disposons d'aucune profondeur historique, ce qui ne permet donc pas d'étayer de manière certaine les hypothèses concernant l'évolution ou la reconstruction de ces langues. Enfin, la question même de l'apparentement se heurte, au-delà des problèmes de méthodologie, à la situation de contacts prolongés entre branches. Ceci sera abordé dans le volume 2.

Pour l'instant, et en guise de point de départ, nous pouvons proposer une liste des traits communs à plusieurs des groupes de langues classées comme chamito-sémitiques. David Cohen indique[7] avec précision 57 "traits répandus dans l'ensemble des groupes chamito-sémitiques", pour lesquels on peut invoquer parfois des faits de conservation, mais aussi des faits d'innovation parallèle, des faits aréaux, ou encore des faits relevant plutôt de la dynamique typologique. De cette liste "de traits particuliers ou de faits de structure", nous donnons arbitrairement de certains points la présentation simplifiée suivante :

 

— les fortes restrictions sur les groupes de consonnes dans la syllabe;

— le nombre restreint de timbres vocaliques;

— la mise en relation possible (quoique non systématique) entre un lexème et une racine (définie comme un ensemble de consonnes). Par exemple nzl (notion de descente), qui est en arabe à la base de nazala (nzl + accompli, "il est descendu"), yanzilu (nzl + inaccompli, "il descend"), manzil (nzl + schème[8] locatif, "auberge : lieu où l'on descend"), etc.;

— les formants des schèmes ainsi que les préfixes et suffixes dérivationnels, qui sont fondés sur une série limitée de phonèmes, commune à toutes les branches du chamito-sémitique (’, h, š, s, t, n, m, y, w, a, i, u);

— la distinction entre verbes et noms;

— la distinction des phrases à prédicat nominal et à prédicat verbal;

— une opposition de genre (masculin-féminin), et de nombre (singulier, pluriel, et dans certaines familles duel);

— pour le nom, la distinction entre un état construit et un état indépendant, dans de nombreux dialectes appartenant à toutes les branches;

— pour le verbe, l'adjonction obligatoire au thème verbal d'une marque de personne représentant le terme sujet;

— une organisation du paradigme verbal fondée sur l'opposition d'un thème simple à des dérivés, qui sont formés soit par augmentation du thème de base, soit par affixation d'un morphème de dérivation;

— une prédominance de l'aspect (avec une distinction originelle entre un statif et un processif) sur le temps;

— le moyen comme voix marquée dans certains états;

— l'existence de deux types de conjugaison, l'une suffixée stative et verbo-nominale d'origine et l'autre préfixée processive, plus proprement verbale, dans presque toutes les branches;

— développement d'une forme modale, souvent plus simple;

— des formants de dérivation nominale communs à plusieurs branches : suffixes en -n, en -y;

— un préfixe déverbatif m- répandu en chamito-sémitique (à l'exception de l'omotique);

— des interrogatifs en m- et d'autres pouvant être reconstruits comme *’ayy;

— des séries pronominales (autonomes / clitiques) relativement proches dans les diverses branches.

 

Il existe d'autres points de convergence qui ne seront pas abordés dans cette introduction, mais il est clair à partir de cette liste que le rattachement des langues chamito-sémitiques entre elles repose sur un certain nombre de critères précis et bien définis, dont les plus solides sont morphologiques.

 

Les articles qui composent les deux volumes de ce numéro sur les langues chamito-sémitiques illustrent un certain nombre de ces points, souvent dans une seule langue ou une seule famille, mais leur mise en relation permet de construire un portrait du phylum, tout en abordant des domaines variés.

Ainsi, Naïma Louali et Gérard Philippson analysent les différences notables d'accentuation dans deux langues berbères, le siwi et le touareg. S'intéressant au somali (couchitique), langue à morphologie concaténative, Xavier Barillot et Sabrina Bendjaballah montrent que certaines opérations dérivationnelles sont régies par des contraintes gabaritiques, remettant ainsi en question la corrélation généralement postulée entre gabarits et non-concaténation. Catherine Taine-Cheikh s'intéresse quant à elle au rôle de la quantité vocalique en morphogénie, à partir de l'arabe (sémitique) et du berbère de Mauritanie. Elle propose des éléments de réflexion concernant l'existence d'une opposition de quantité vocalique à un stade ancien du berbère, qui pourrait être mise en relation avec les phénomènes d'altération consonantique observés dans divers dialectes arabes. Herrmann Jungraithmayr analyse le paradigme verbal en -u dans les langues tchadiques, qui caractérise le mode subjonctif (ou hortatif, jussif ou optatif). Cette analyse l'amène à reconstruire les principaux stades de l'évolution des conjugaisons verbales chamito-sémitiques, de l'apophonie aux morphèmes auxiliaires, en passant par l'accent ou le ton. Cette question des thèmes verbaux est également au centre de l'article de Claude Boisson, qui porte sur le Pi'el de l'hébreu biblique (sémitique), dont il conteste l'interprétation actuelle, factitive, résultative ou causative, pour revenir à la valeur traditionnelle d'intensivité.

Nous quittons ensuite la morphologie verbale pour aborder le domaine nominal, avec l'article de Karim Achab sur le genre en berbère et plus généralement en chamito-sémitique, dans lequel l'auteur défend l'idée selon laquelle les genres masculin et féminin étaient marqués morphologiquement de façon symétrique, et donne des arguments en faveur de l'origine démonstrative du système morphologique du genre en chamito-sémitique. Yishai Tobin opère une analyse sémantique du duel en hébreu (sémitique), et montre que l'on peut le caractériser par un trait distinctif "intégralité sémantique" en rapport avec la perception des entités dans l'espace continu ou discontinu, le temps ou l'existence. Il distingue ainsi nettement l'emploi, avec un nom pluriel, du duel et du numéral deux (dans sa forme contractée).

C'est aux questions d'accord qu'est consacré l'article d'Alain Kihm, qui porte sur l'arabe et l'hébreu (sémitique). L'auteur s'intéresse en particulier aux désaccords en genre et nombre qui apparaissent dans les deux langues dans certaines conditions : en hébreu, pour les substantifs apparemment masculins pluriels qui demandent un accord féminin pluriel et inversement; en arabe, quand le substantif source est de dénotation non humaine. Moyennant une théorie minimale de l'accord comme copie, l'auteur rend compte de ces désaccords — et de l'accord lui-même — dans les strictes limites du lexique et de la morphologie. Francesco Aspesi quant à lui met en évidence les traces de l'énonciation dans la morphologie des langues sémitiques : corrélation de personnalité et deixis spatiale dans la morphologie pronominale et nominale, et deixis temporelle dans la morphologie verbale.

Avec l'article de Maria Vittoria Tonietti, nous abordons une des langues les plus anciennement attestées du phylum. L'analyse de documents provenant d'Ebla permet à l'auteur, par comparaison avec d'autres langues sémitiques, de définir les fonctions du pronom déterminatif-relatif. La perspective de l'article de Mauro Tosco est tout autre, puisqu'il s'agit de présenter les marqueurs sujet du couchitique, et de les comparer avec les clitiques sujet de plusieurs langues romanes (indo-européen). Il s'avère que par delà les différences génétiques, un certain nombre de convergences (sous-spécification et syncrétisme) caractérise ces "sujets secondaires".

La question de la dérivation est centrale pour les langues chamito-sémitiques. Elle est ici analysée par Zygmunt Frajzyngier pour les langues tchadiques. Dans certaines d'entre elles, l'auteur montre qu'il existe une catégorie grammaticale distincte de l'"applicatif", l'augment télique ("goal"). Celui-ci permet d'indiquer la présence d'un argument dans la proposition, dans des contextes bien définis. L'analyse de cet augment conduit l'auteur à des généralisations sur les systèmes grammaticaux, et les propriétés grammaticales des verbes. L'article d'Abdallah Boumalk porte sur un morphème largement étudié, le dérivatif s- en berbère. L'originalité de ce travail est de montrer que par delà les emplois connus de causatif-factitif-transitivant, ce morphème dérivatif joue un rôle important en matière de création lexicale. C'est également sur le berbère que porte l'article de Kamal Naït-Zerrad, qui traite de l'auxiliation. Les formes et les fonctions des verbes auxiliaires sont analysés, et en particulier les restrictions d'emploi, la concordance des aspects et l'accord des sujets entre V1 et V2. Enfin l'article de Philippe Bourdin porte sur les particules ventive et itive soo et sii en somali (couchitique). Ces clitiques adverbiaux ne se cantonnent pas à l'expression de la deixis spatiale : l'auteur montre en effet que le sémantisme de sii a pour principe fondateur le concept d'altérité et obéit à une logique disjonctive, alors que celui de soo est gouverné par le principe d'identification et qu'il obéit à une logique conjonctive.

Nous quittons ensuite le domaine de la morphosyntaxe, pour aborder celui du lexique, avec deux articles aux perspectives fort différentes. Le premier, écrit par Abdallah El Mountassir, étudie le champ du terme azaghar, attesté dans plusieurs parlers berbères, pour montrer comment le vocabulaire géographique et spatial contient un discours expressif sur la réalité, lié à l'importance de la perception visuelle. Le second, dont les auteurs sont Dymitr Ibriszimow et Viktor Porkhomovsky, présente une grille de codage des termes de parenté élaborée en vue de faire la comparaison de ces systèmes dans l'ensemble du chamito-sémitique. Les problèmes méthodologiques posés par la diversité des situations (langues mortes, traditions orales, contacts de langues, etc.) sont abordés et mis en perspective. L'ensemble des schémas et des codes du système est donné en annexe à la fin de l'article.

 

Cette vingtaine d'auteurs originaires des lieux de recherche les plus divers représente des écoles d'analyse et des traditions tout à fait variées. Ils ont été libres du choix des faits de langues qu'ils présentent. Le parcours qu'on peut faire à leurs côtés se veut un peu initiatique : qui peut se vanter d'avoir arpenté les 375 langues considérées (selon Ethnologue, voir Grimes, 1996 et Gordon, 2005; il ne s'agit que des langues en usage aujourd'hui !) et exploré les milliers d'années d'attestation ?

On le voit, il faudra plus que ce numéro de revue pour donner au lecteur l'aperçu des recherches que nous lui avons promis au début de cette présentation. Un deuxième numéro suivra donc dans quelques mois. Nous comptons que l'un et l'autre puissent faire largement partager l'intérêt qui nous motive dans nos études. Une ambition de cette publication est aussi d'attirer de nouveaux chercheurs dans notre immense domaine.

 

[1] Le terme choisi dépend de la tradition linguistique dans laquelle on s'inscrit. Chamito-sémitique est européen, afroasiatique anglo-saxon, afrasien russe, ... La question du choix entre ces termes est abordée dans l'entretien avec David Cohen (voir le volume 2).

[2] A l'exception du couchitique du Sud qui est parlé jusqu'en Tanzanie.

[3] Une double carte générale (antiquité / aujourd'hui) se trouve dans Cohen (1988:viii); des cartes très détaillées sont encartées dans la couverture de cet ouvrage. Sur Internet, l'université de Graz (Autriche) fournit une représentation très claire de tous les phylums linguistiques à l'adresse http://languageserver.uni-graz.at/images/coverneu.gif; le phylum Afro-Asiatic est au centre de cette carte.

[4] Sur les quelque 340 millions de locuteurs de langues chamito-sémitiques aujourd'hui, selon Ethnologue (15ème éd.). Les autres chiffres sont tirés de Heine et Nurse (2000), et proviennent en premier lieu des estimations de la 13ème édition d'Ethnologue (Grimes, 1996).

[5] Avec David Cohen (1988).

[6] Voir l'entretien avec David Cohen (dans le volume 2).

[7] Cohen (1988:9-29) : chap. 1 des Langues chamito-sémitiques.

[8] Voir la notion de schème dans l'entretien avec David Cohen dans le volume 2.

 

voir aussi

 

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