n°22 : Dynamiques de l’écriture : Approches pluridisciplinaires

 

Présentation générale

par Jean-Pierre Jaffré*

"Anyone who supposes that writing is not subject to the same ephemerality
as speech is mistaking the document or the inscription for the written sign."[1]
(Roy Harris, 2000 : 82)

 

Dans un monde où, par définition, tout change, comment le langage, qu'il soit oral ou écrit, pourrait-il échapper à cette loi générale ? Comme l'écrivait Aitchison (1991), "dans un monde où les êtres humains vieillissent, où les têtards deviennent grenouilles, où le lait se transforme en fromage, il serait étrange que le langage soit le seul à demeurer en l'état"[2]. Pendant longtemps, la notion de changement linguistique est pourtant restée marginale, la linguistique descriptive préférant s'en tenir aux règles. Postal (1968 : 283) considérait ainsi qu'il n'y avait pas plus de raisons de voir le langage changer que de mettre deux ou trois boutons à une veste[3]. Mais, sous l'influence de Labov (1973/76), notamment, les linguistes ont fini par admettre que le changement existait, et que la variation et le flou pouvaient en être les indices.

1. Pour une approche dynamique de l'écrit

Si la langue parlée a fait l'objet de multiples études sur cette question (pour une synthèse voir par exemple Chambers & al., 2002), tel n'est pas le cas de l'écriture, plus volontiers considérée comme un objet immuable, figé une fois pour toutes. Au point que certains lecteurs, habitués à lire des textes dont l'orthographe a été modernisée, finissent par penser que Montaigne lui-même écrivait comme nous le faisons aujourd'hui. C'est ce fixisme, réel ou supposé, que nous avons souhaité interroger dans ce numéro de Faits de Langue en faisant l'hypothèse que, contrairement à une idée reçue, les écritures, et leurs avatars orthographiques[4], ne sont pas déterminés une fois pour toutes. Et ce qui fut vrai par le passé l'est encore aujourd'hui, et se produit sous nos yeux. Mais dépourvus du recul nécessaire pour en apprécier l'ampleur, nous pouvons sans doute vivre dans l'illusion que rien ne change.

Du caractère intangible d'une norme à des habitudes perceptives au bout du compte conservatrices, bien des facteurs coopèrent pour installer l'usager dans un confort rassurant, aussi longtemps qu'il n'est pas lui-même actif. En effet, à y regarder de plus près, le sentiment de confiance généré par la surnorme orthographique est souvent mis à mal par l'usage. En lecture, et plus encore en écriture, l'écrit doit en effet se soumettre à des exigences qui en compliquent la pratique. Et plus que les certitudes de ceux qui parlent de cette norme, nous intéressent ici les hésitations, les erreurs, les difficultés de ceux qui s'en servent. Car ce faisant, elles révèlent des facettes moins rassurantes sans doute mais vivantes, traversées par des forces parfois antagonistes.

1.1. Une norme et des options graphiques

Ces facettes nous informent en fait sur des zones d'incertitude d'une orthographe, telles que les révèlent son apprentissage et son utilisation. Loin de se comporter alors comme un objet qui se laisserait facilement approprier, l'orthographe offre en réalité une résistance qui amène les sujets à éprouver différentes de ses caractéristiques. De fait, confrontés à l'activité orthographique, les sujets sont parfois amenés à choisir entre des options différentes. Pour juger de la pertinence de ces options, ils peuvent certes s'en remettre à la norme orthographique mais ils doivent aussi prendre le risque de calculs plus personnels, en relation avec les principes qui organisent une orthographe.

La référence à la norme, si elle est évidemment légitime dès que des usages sociaux sont en jeu, présente toutefois des limites quand on veut comprendre pourquoi certains aspects sont plus difficiles à maitriser que d'autres. Or, en dépit du contexte normatif qui entoure l'orthographe, il n'y a aucune raison à priori d'imaginer que les formes orthographiques se justifient une fois pour toutes. Toutes sont en réalité issues d'une convention, c'est-à-dire d'une option jugée préférable à un moment donné. Cette solution peut s'avérer la plus judicieuse et, dans ce cas, il n'y a aucune raison de la discuter. En revanche, si la solution en question fait problème, rien n'empêche, en théorie au moins, d'en envisager une autre.

Il existe en France un point de vue — majoritaire — qui considère l'orthographe comme un objet autonome, externe, que les usagers doivent s'approprier. Or, à y bien réfléchir, cette objectivité parait bien illusoire. Comme le montre son histoire, l'orthographe est aussi — et peut-être même surtout — le fruit de l'usage, et donc de l'activité des sujets. Elle existe dans sa relation avec les lecteurs et les scripteurs et il est donc normal qu'en retour, elle soit sensible aux pressions qu'ils exercent sur elle. De ce point de vue, les erreurs commises présentent une certaine dose de pertinence, d'autant plus intéressante que les zones orthographiques concernées sont difficiles à maitriser. Plus ces zones génèrent d'erreurs, chez les experts notamment, et plus les tendances révélées peuvent constituer une solution de rechange possible.

C'est donc à travers les pratiques, et tout spécialement celles des scripteurs, qu'émergent des options concurrentes de la norme. Celles-ci permettent de nourrir la dynamique d'une orthographe et, à terme, d'imaginer le scénario de changements futurs. De ce point de vue, les sujets sont d'authentiques bâtisseurs d'orthographe.

1.2. Une approche socio-opérative

Cette métaphore, qui met l'homme au centre du modèle, fait référence à la "linguistique anthropologique" (Hagège, 1989 : 30). Pour saisir les tendances qui dynamisent une situation linguistique, le linguiste doit dépasser les dichotomies classiques (diachronie vs. synchronie, langue vs. parole) et tenir compte des fondements sociaux et culturels d'opérations individuelles. Selon cette conception, les sujets mettent "le monde en langue" et deviennent des "bâtisseurs de langue" (Hagège, 1993 : 9). À la recherche constante de clarté et d'efficacité, ils s'efforcent de faire face à des besoins nouveaux en puisant dans les options offertes par une langue. Loin d'être linéaire, cette démarche relève au contraire d'un mouvement cyclique, qui n'est pas sans rappeler les bifurcations décrites par Gould (1997 : 34). Comme la biologie, la linguistique semble en effet préférer les sauts et les ruptures du bricoleur aux pas progressifs et ininterrompus de l'ingénieur (Jacob, 1995[5]).

Au fur et à mesure que les générations se succèdent, la langue doit faire face à de nouvelles demandes. Pour cela, elle adopte une attitude dialectique, entre une tendance qui fige les éléments et un processus qui les remotive, au nom d'une plus grande transparence sémantique (Hagège, 1993 : 150). Ces cycles linguistiques voient triompher tour à tour des forces qui répondent aux exigences complémentaires de la morphogenèse : un matériau aussi stable que possible, pour le confort de celui qui produit et une expressivité maximale du signe linguistique pour le confort de celui qui lit. Hors toute notion de progrès ou de dégénérescence, il s'agit de rechercher une meilleure adéquation entre une langue, une époque et des usagers.

Cette approche "socio-opérative", qui porte essentiellement sur l'oral, pourrait tout aussi bien s'appliquer à l'écrit. Hagège lui-même reconnait d'ailleurs qu'il ne saurait être question de sous-estimer la part prise par la "révolutionnaire invention de l'écriture" dans le destin de nombreuses langues (1989 : 34). De fait, toute orthographe illustre, à sa façon, une tension entre les deux principes dont elle est la manifestation : un inventaire élémentaire qui organise son infrastructure phonographique, et une superstructure sémiographique qui donne à voir les signes de la langue (Jaffré, 2003b). Tout conflit entre l'application des mécanismes phonographiques et les impératifs dictés par d'autres niveaux de la langue (redondance morphographique, distinction des homophones, etc.) peut aboutir à des options distinctes. Et de ce fait, tout décideur, tout inventeur d'écriture, peut être amené à choisir des options personnelles qui contreviennent à la norme orthographiques tout en se conformant aux lois de l'écriture.

C'est ainsi par exemple que, pour certains mots, l'orthographe du français écrit "ph" le phonème [f] ("téléphone") tandis que celles de l'italien ou de l'espagnol ont opté pour "f" ("telefono", "teléfono"). Orthographiquement "fautif", le même choix en français devient graphiquement acceptable dans les textes enfantins ou les textos. Ce simple exemple illustre finalement l'esprit de bien des propositions de réformes ou de rectifications orthographiques. En France, celles de 1990[6] proposent ainsi d'autres options, phonographique avec évènement, morphographique avec relai sans "s", analogique avec les deux "tt" de combattivité ("battre" ou "combattre").

Par conséquent, loin d'être un objet homogène, une orthographe est mieux décrite comme un agrégat d'options plus ou moins compatibles et parfois conflictuelles. Cette caractéristique crée de la complexité mais elle est en même temps source de dynamique. Ce constat se retrouve dans ce que M. Prost (ce volume) qualifie, à juste titre, d' "espace de négociation" entre deux économies graphiques. L'une implique un fonctionnement phonographique aussi régulier que possible ; l'autre découle d'une représentation sémiographique efficiente, c'est-à-dire d'une codification déterminée par des invariants sémantiques. Comme le souligne Hilgert (ce volume), tout écart à ce principe qui n'est pas relayé par une phonographie doit être compensé par des artefacts cognitifs ou techniques.

2. Étiologies dynamiques

La dynamique graphique dépend donc, avant tout, du principe génératif associé à tel ou tel système d'écriture. Elle est déterminée par un choix potentiel entre des options qui dépendent elles-mêmes des principes sous-jacents, et dont la mise en oeuvre est à chaque fois originale, à des degrés qui varient avec les écritures. Celle du chinois est ainsi différente de celle du français, qui l'est de celle de l'anglais, etc. C'est en tout cas parmi ces options — ou variantes — que la norme orthographique opère des choix exclusifs. Une fois posé le cadre linguistique qui organise l'ensemble de ce numéro, nous nous interrogerons sur les raisons qui motivent le choix d'une option plutôt que d'une autre. Ce que nous ferons en examinant deux causes majeures de changement, sociolinguistique et psycholinguistique.

2.1. Aspects linguistiques

Une orthographe doit par définition remplir un certain nombre de rôles qui sont désormais bien connus. Elle devrait pouvoir être maitrisée par l'ensemble des citoyens d'une communauté linguistique — et ne plus être le seul apanage d'une élite, comme ce fut le cas jadis. Pour cela, il lui faut répondre à certaines conditions systémiques susceptibles d'en faciliter le traitement et l'apprentissage. La fortune de l'écriture, le facteur essentiel de sa morphogenèse, tient à l'essor de relations phonographiques dont le rébus constitue la phase archéologique. La récurrence de mécanismes de base s'avère en effet très utile pour ceux qui apprennent, et plus généralement pour les activités d'encodage. Grâce aux règles phonographiques, ce que l'on apprend ou que l'on sait, pour une situation donnée, peut servir pour une situation analogue. C'est ce qui fait la puissance d'un système alphabétique, ou syllabique.

Pourtant cela ne suffit pas. Les écritures ne se résument jamais à un système de notation phonographique. Les usagers, et notamment les lecteurs, attendent en effet d'une orthographe qu'elle leur donne à voir une langue de la façon la plus imagée possible. C'est ce qui explique par exemple que les homophones d'une langue aient tendance à être graphiquement distincts, ce qui revient à intégrer la représentation sémantique dans une logique différenciatrice qui n'est pas celle de la phonographie.

En France, cette iconicisation des signes linguistiques a débuté très tôt. L'orthographe du xviie siècle présente a cet égard un excellent exemple des concessions faites à la sémiographie (Pellat, ce volume). Les consonnes finales (champ, chant) se voient notamment réinvesties de fonctions dérivatives qui, aujourd'hui, participent à une conception idéovisuelle de la lecture. Dans son "désir de pérenniser l'écrit", l'étymologie a de fait permis à l'orthographe de se constituer en une sémiologie plus ou moins autonome (Cerquiglini, 1996 : 40).

Au sein d'une même orthographe, la coexistence entre phonographie et sémiographie peut aboutir à des conflits et se solder à terme par la relative fragilité de zones peu utilisées dont les usagers n'ont qu'une expérience épisodique. Comment expliquer en effet que, dans certains supermarchés, le mot "*éléctricité" soit parfois écrit avec trois accents ? En français, l'accentuation graphique est déterminée par la structure syllabique : l'accent graphique est utilisé en syllabe ouverte (CV) mais pas en syllabe fermée (VC, CVC). Il faut donc savoir que "terrain" s'écrit avec "rr" pour déduire une segmentation "ter/rain" qui rend superflu l'usage de l'accent. La complexité d'un tel fonctionnement explique que certains usagers trouvent plus simple de s'en remettre à une règle générale qui systématise la présence de l'accent. D'où des erreurs de type "*éléctricité", "*térain" ou "*térrain".

Parmi les zones fragiles qui sont à l'origine d'erreurs récurrentes, l'accord du participe passé occupe une place de choix. Présent dès l'ancien français, où il concrétisait la tendance qui veut que ce qui précède influence ce qui suit, son usage se complexifia progressivement, avec les contributions de Marot, de Vaugelas et de Malherbe. Il fallut toutefois attendre le xixe siècle, et la scolarité obligatoire, pour que l'on prenne pleinement conscience des problèmes posés, notamment avec l'auxiliaire avoir. Dès 1901, un arrêté de tolérances tenta d'en faciliter l'accès, en introduisant un principe d'invariabilité[7] qui sera repris quelques décennies plus tard, dans l'arrêté de 1976, puis dans les Rectifications de 1990. À un siècle de distance, les mêmes problèmes sont évoqués, les mêmes solutions suggérées … avec la même indifférence des institutions responsables, l'Éducation nationale en particulier.

Cela dit, la tension entre phonographie et sémiographie est à contrario un facteur essentiel de la dynamique orthographique. Comme nous l'avons vu, toute orthographe est tiraillée entre la nécessité de ne pas trop s'éloigner d'une grammaire phonographique et celle de disposer d'une représentation iconique des signes linguistiques. Certaines options privilégient la mécanique générale, avec de jeunes enfants qui écrivent "IMAJNR" pour "imaginaire" (Jaffré, 2000a), ou des auteurs de textos qui multiplient les "eko", "daK", "TpakLR", etc.[8], à la place de "écho", "d'accord", "t'es pas clair". D'autres usagers suivent au contraire la surnorme orthographique et distinguent "chercher" et "cherché" bien que ces deux mots apparaissent toujours dans des contextes morphosyntaxiques différents.

Toutes les orthographes sont plus ou moins dans la même situation que celle du français. Ainsi, l'orthographe du portugais est elle aussi confrontée à la pression sémiographique, qu'elle émane de la polyvalence graphique ou des représentations logographiques. Le détour sémiographique peut être rendu nécessaire par la complexité de correspondances phonographiques qui contraignent le tableau de l'acquisition (Fernandès, ce volume), ou par un affaiblissement phonique, en position non accentuée (Nunes & al., ce volume). Un phénomène similaire — le schwa — complique singulièrement la maitrise de l'orthographe de l'anglais, pour les locuteurs non natifs notamment, puisque des graphies différentes ont tendance à se prononcer de la même façon

La sémiographie entraine donc la mise en place de procédures spécifiques qui compliquent la tâche de scripteur mais sont une aide à la lecture. Les orthographes sémitiques en donnent un exemple éloquent. Dichy & al. (ce volume) montrent comment l'écriture arabe courante fait jouer le principe de défectivité phonographique au profit de la sémiographie. L'iconicité du signe linguistique se trouve de fait renforcée par le caractère optionnel de certaines graphies et par des contraintes positionnelles qui visualisent les frontières du mot graphique. Les analyses linguistiques de Ravid & Kobi (ce volume) vont dans le même sens. La structure orthographique de l'hébreu, comme celle de l'arabe, justifie en effet que l'accent soit mis sur le coeur formel et sémantique d'un mot, essentiellement consonantique, mais dont les usages peuvent nécessiter l'introduction d'infixes vocaliques.

Du fait de la présence d'une surnorme orthographique, la dynamique qui découle de ces conflits internes tend à s'effacer devant des solutions "officielles". En revanche, elle se manifeste au grand jour dès lors que les orthographes sont en voie de constitution. La description de la morphogenèse de l'écriture du chinois fournit sur ce point un très bon exemple de mise en place d'une norme par la sélection de variantes possibles (Bottéro, ce volume). Les options concurrentes y sont à ce point légitimées qu'elles aboutissent à la coexistence de normes à plein titre. Le système traditionnel, en usage à Taïwan, et le système simplifié de la République Populaire de Chine ne présentent peut-être pas exactement les mêmes avantages, ni les mêmes inconvénients. Ils n'en existent pas moins côte à côte, vérifiant le caractère génératif d'un système dont Alleton (ce volume) montre bien à quel point il est déterminé par des composants dynamiques et non par des unités figées.

L'étude des graphies du Moyen âge français va sensiblement dans le même sens. Quant Andrieux-Reix (ce volume) souligne ce qu'elle nomme l' "amplitude de variation" des codes graphiques, elle se situe elle aussi sur le versant d'une dynamique graphique fondée sur la concurrence phonographique. À la différence de ce qui se passe en chinois, il ne s'agit certes pas d'usages graphiques antérieurs à une norme prescriptive connue. La polygraphie dont il est question va en fait progressivement évoluer vers une standardisation, même si cette différence semble tout aussi sociolinguistique que linguistique.

La morphogenèse des kana telle que la décrit Griolet (ce volume) fournit un autre exemple de sélection parmi des possibles. Mais la différence la plus évidente se situe cette fois dans la mise en page, avec une opposition entre écriture dispersée et écriture alignée. À une disposition logique, rationnelle, "qui parcourt la page, ligne après ligne, de façon géométrique, comme le laboureur parcourt son champ", l'écriture chirashi gaki présente un goût quasi immodéré des variantes, une forme "labile qui semble sans équivalent dans l’univers des caractères chinois et que l'on peut donc considérer comme un développement propre au Japon" (Griolet, ibid.).

Ces divers exemples permettent de dresser, à certaines conditions, le décor d'un changement graphique toujours possible. Cela tient essentiellement à la polyvalence d'un objet dans lequel les fonctionnements les plus mécaniques, les plus prévisibles, doivent en permanence compter avec des décisions humaines aussi soucieuses d'usages que de systèmes. C'est la raison pour laquelle la notion de potentialité est celle qui caractérise le plus exactement la dimension linguistique. Reste à essayer de mieux comprendre pourquoi, selon les lieux et les époques, certaines options l'emportent quand d'autres, pourtant plausibles, tombent en désuétude.

2.2. Aspects psycholinguistiques

Le changement graphique dépend avant tout des interactions entre les usagers et le système lui-même. La dynamique des systèmes d'écriture, et des orthographes, est à cet égard inséparable de l'utilisation qui en est faite dans une société donnée. Dans le lent travail d'appropriation que doivent produire les individus, certains aspects d'un système peuvent s'avérer plus ou moins accessibles. L'acquisition est à cet égard un excellent révélateur du potentiel de changement d'un système, spécialement dans le domaine linguistique (Lightfoot, 2002). Les orthographes ne font évidemment pas exception, bien au contraire, et les erreurs sont de ce point de vue le révélateur de zones de résistance et donc de la possible évolution d'un système.

En français, la plus grande partie des erreurs concernent deux domaines spécifiques : les accords en genre et en nombre, et les homophones verbaux en /E/. Ce n'est donc pas un hasard si nous trouvons dans ce numéro des contributions sur chacun de ces domaines. Ainsi, en l'absence de tout correspondant phonologique, la morphologie "silencieuse" des accords en genre et en nombre (Fayol, ce volume) oblige les usagers — apprentis comme experts — à construire des critères propres à l’écrit. Or cette construction s'avère longue et complexe et, au bout du compte, le coût cognitif de son utilisation est très élevé. En effet, comme le montrent les données empiriques, "même des adultes cultivés éprouvent des difficultés et commettent des erreurs" (Fayol, ibid.). De façon d'ailleurs surprenante, celles qui parsèment les courriels d'adultes experts ne sont pas sans similitude avec celles que commettent des élèves du primaire.[9]

Les formes verbales en /E/ (infinitif, participe passé et imparfait) représentent une autre de ces zones de fragilité "qui restent longtemps une pierre d’achoppement pour l’apprenant" (Chevrot & al., ce volume). Pourtant, les erreurs commises au cours de l'apprentissage, au collège notamment, indiquent que "la variabilité est contrainte par des tendances lourdes [qui forment un] véritable système de l’erreur" (Chevrot & al., ibid.). On ne peut imaginer meilleur argument pour justifier la pertinence de l'ontogenèse en matière de dynamique des écritures. Les tendances relevées — et notamment la prééminence de l'option "-é" (vs. "er") — confirment en tout cas que les sujets expérimentent des possibles pour sélectionner le probable. Ils se servent à cette fin de ce qu'ils savent sur le fonctionnement de l'orthographe, sans oublier bien évidemment les effets de l'enseignement en la matière.

L'orthographe du français n'est pas la seule à devoir composer avec une information phonologique lacunaire. Celle du portugais (brésilien), à priori plus transparente, n'en présente pas moins des secteurs en voie de neutralisation. Le '-m' de comem ("ils mangent") est par exemple de moins en moins prononcé et ressemble donc de plus en plus au singulier come ("il mange")[10]. Dans un registre voisin, la réduction vocalique dans les syllabes non accentuées conduit certaines régions du Brésil à prononcer les mots de telle sorte que l'apprentissage de l'orthographe s'en trouve compliqué. Nunes & al. (ce volume) regrettent en l'occurrence l'absence d'un enseignement adapté qui permettrait de réduire les erreurs qui en résultent. Mais les enfants ne restent pas inactifs pour autant : confrontés à ce problème orthographique, ils développent des procédures qui utilisent un potentiel dynamique. Et les erreurs commises révèlent en fait une inadéquation entre une démarche cognitive et la norme orthographique. Que la norme change et la démarche serait pertinente.

L'ontogenèse est donc le lieu d'expression de changements potentiels, que ceux-ci passent ou non dans l'usage social. En dehors de tout enseignement, de très jeunes enfants peuvent repérer des fonctionnements inédits, comme noter des syllabes là où la communauté linguistique utilise un système alphabétique. De telles observations ont porté sur diverses orthographes, notamment celles de l'espagnol (Ferreiro, 2000) et du français (Jaffré, 2000a). Et l'ontogenèse est d'autant plus génératrice de dynamique graphique que les orthographes sont par définition des systèmes polyvalents. En dépit de son très jeune âge — à peine 6 ans —, Benjamin sait déjà qu'il faut choisir entre "é" et "er" (David, ce volume). Et son commentaire — "on peut changer des fois" — à beau ne pas s'inscrire encore dans une analyse grammaticale conventionnelle, il est déjà le signe avant-coureur d'une démarche morphographique.

Du fait de la polyvalence graphique, l'évaluation d'une compétence mérite d'être relativisée, surtout quand elle est en cours d'acquisition. Cette observation vaut pour l'ensemble des orthographes, y compris celle du chinois. C'est ce que suggère Alleton (ce volume) quand elle écrit que "les procédés qui ont servi à la création de l'écriture chinoise sont encore disponibles". Car, contrairement à une idée reçue, les milliers de caractères chinois ne constituent pas à chaque fois une organisation "entièrement différente de toutes les autres". Ils se composent d'éléments en nombre limité (quelques centaines) dont l'inventaire "n'a pas sensiblement changé depuis les grandes normalisations du début de notre ère" (Alleton, ibid.). Cette caractéristique fait écho à la polyvalence graphique des orthographes alphabétiques. Au cours de l'apprentissage, les jeunes Chinois sont en effet capables d'utiliser ces éléments pour "inventer" de nouveaux caractères. Ce faisant, ils se dotent d'un schéma cognitif fondé sur la coexistence des deux éléments habituels que sont la phonétique et la clé (Tsai & Nunes, 2003).

La notion de dynamique graphique a donc beaucoup à apprendre de l'ontogenèse, que les solutions proposées par les apprentis soient conformes aux attentes sociales ou qu'elles aboutissent au contraire à des erreurs donc on sait aujourd'hui qu'elles ne sont pas la marque de l'ignorance. Comme l'a magistralement montré Frei (1929/71), les erreurs sont fréquemment annonciatrices de changements à venir. Elles montrent surtout que, sans créativité, il n'est pas d'acquisition possible. Rien ne sert par conséquent de faire comme si l'école était le lieu de la seule transmission de connaissances destinées à faire perdurer la même langue, et la même orthographe.

2.3. Aspects sociolinguistiques

Bien qu'une orthographe ne se prête aux changements que si elle est structurellement et fonctionnellement prête, les mutations et les besoins d'une société donnée n'en représentent pas moins un autre facteur majeur susceptible d'en modifier la structure et la fonction.

L'un des moteurs les plus puissants du changement linguistique est notamment lié à l'apparition de nouvelles techniques (imprimerie, informatique) et au besoin constant d'adapter la langue et son écriture à des situations nouvelles. C'est ce qui se produit aujourd'hui en France avec la montée en puissance de l'informatique qui se solde notamment par la disparition des blancs entre les mots des adresses électroniques[11], et par l'émergence de la nouvelle orthographe des textos[12]. Dans un pays aussi soucieux de son identité linguistique, on peut d'ailleurs être surpris de constater que bien des emprunts sont calqués sur un anglais qui avance masqué sous des sigles aux concepts recomposés (ADSL, ou Asymmetric Digital Suscriber Line ; USB, ou Universal Serial Bus).

Ce mouvement concerne évidemment toutes les communautés linguistiques et, parmi les plus significatives, le Japon (Unger, 1984), ou Israël (Spolsky & Shohamy, 1999). La République Populaire de Chine s'est elle aussi longtemps interrogée — et s'interroge encore — sur la capacité de son orthographe à faire face aux besoins du monde contemporain. Depuis plus d'un siècle, bien des avis ont été émis sur ce point, parfois pessimistes… au point que, dans les années 50, le pouvoir communiste envisagea de remplacer les caractères par une écriture "phonétique" (pinyin) supposée capable de mieux répondre aux besoins de la révolution informatique. La simplification des caractères, jugée finalement plus raisonnable, n'a semble-t-il qu'imparfaitement répondu à la demande. N'a-t-elle rien changé pour autant ? Certes, au nom d'un héritage culturel "plusieurs fois millénaire", les caractères simplifiés font désormais l'objet d'une défense tout aussi acharnée que les anciens caractères, plus complexes. On peut néanmoins se demander si les mentalités sont restées les mêmes (Nguyen Tri, ce volume).

Le changement orthographique peut également résulter de la recherche d'une démocratisation de l'outil. Il n'est pourtant pas toujours facile de séparer l'objectif ainsi invoqué d'un projet plus nettement politique. Bien qu'ils fournissent une justification indirecte, tout se passe en fait comme si les besoins cognitifs ou sociaux étaient relégués au second plan. Le meilleur exemple en est peut-être celui du remplacement de l'alphabet arabe par l'alphabet latin décidé par Kemal Atatürk, dans la Turquie des années 20. Au-delà des raisons officiellement invoquées — une inadéquation entre un alphabet et une langue agglutinante —, il s'agissait surtout de concrétiser une politique résolument tournée vers l'Occident.

De la même façon, on peut s'interroger sur les motivations du roi Sejong quand il décida de doter la Corée du xve s. d'une écriture alphabétique (Prost, 2001, et ce volume). Ce pays disposait déjà d'une écriture, fortement influencée il est vrai par celle du chinois dont elle utilisait les caractères. Mais les différences typologiques entre les deux langues — isolante pour le chinois et agglutinante pour le coréen — aboutissaient à un résultat que seuls des savants lettrés pouvaient espérer maitriser. Ce qui explique que le roi Sejong ait entrepris de mettre à la disposition du peuple un outil mieux adapté. Au-delà de ce désir affiché de démocratisation, on ne peut s'empêcher toutefois de voir dans la démarche royale une volonté d'affranchir le peuple d'une influence pesante et, finalement, peu conforme à un idéal libérateur.

Cet épisode coréen n'est en fait que l'un des multiples exemples qui illustrent le rapport de dépendance de la morphogenèse orthographique à l'égard des facteurs sociolinguistiques. Toutes les orthographes en sont un jour ou l'autre le témoignage vivant, spécialement quand elles cherchent encore à stabiliser leurs normes. Le cas du persan (voir Mir-Samii, ce volume) montre à quel point les options orthographiques sont tributaires des représentations sociales, en dépit de critiques fondées sur des arguments linguistiques largement recevables. Seule une volonté politique affirmée, éclairée par l'observation "à froid" des problèmes posés à l'apprentissage et, d'une façon plus large, à l'usage, semble pouvoir aider à dépasser de tels blocages culturels et idéologiques. C'est en tout cas la condition sine qua non pour que s'exprime la dynamique linguistique que toute orthographe porte en elle, par définition.

Toutes les communautés linguistiques ne disposent malheureusement pas d'un Sejong. Ainsi, à l'époque où le roi coréen souhaitait une orthographe accessible au plus grand nombre, la France s'en remettait à une élite de savants et de clercs soucieux de sauvegarder des apparences latines. Certes, sous de telles options, perçait une certaine idée de la visibilité sémiographique. Principe directeur de l'orthographe ancienne, l'étymologie se vit en effet attribuer des fonctions morphosémantique, et cela dès le xviie siècle (Pellat, ce volume). Mais, au-delà de toute concession à la modernité future, l'orthographe du français n'en restait pas moins un impitoyable instrument de discrimination sociale. Que l'on se souvienne de la fameuse remarque de Mézeray dans ses Cahiers (1673) : "La Compagnie est d'advis qu'il faut suivre l'ancienne orthographe qui distingue les gents de lettres, d'avec les ignorants et les simples femmes."

De façon quelque peu paradoxale, le meilleur allié de ces connotations élitistes est sans doute à rechercher dans l'avènement d'une scolarisation obligatoire. La culture scolaire a en effet largement contribué à diffuser — et donc à imposer — la convention orthographique, au point que nombre de ces imperfections sont entrées dans l'usage. S'y ajoutent la force de l'habitude ainsi que le rôle souvent facilitateur que joue l'orthographe pour des usagers plus consommateurs que producteurs. Autant de facteurs qui ont en tout cas permis que se mettent en place des relations privilégiées entre l'orthographe et ses usagers, au point qu'elle a pu se substituer à la langue elle-même (Jaffré, 1999a).

Cette passion démesurée pour des facettes qui compliquent l'apprentissage et font commettre tant d'erreurs a eu des échos dans les débats sur les Rectifications orthographiques, qui eurent lieu en France à la fin des années 80. Les intentions avouées étaient bien de rendre l'orthographe du français plus cohérente en redonnant à la règle la priorité sur l'exception. Mais très vite, l'affrontement s'avéra sans commune mesure avec les intentions : là où il n'était question que de "rectifications utiles"[13], les conservateurs virent une véritable déstabilisation de la langue française. Sans doute qu'à trop vouloir rendre cette orthographe cohérente, on risquerait de priver bon nombre de nos concitoyens d'un jouet culturel qui leur permet de s'affronter avec délices aux "arcanes imbriqués" du "tricot de subtiles synapses" qui nous tient lieu de cerveau?[14]

Mais la France n'a pas le monopole du conservatisme. En Allemagne, récemment encore, les tentatives de simplification décidées en 1996 ont provoqué la même levée de bouclier. Toutes les positions s'y retrouvent, "du refus pur et simple de toute modification au souhait de changements orthographiques importants, en passant par une meilleure description de la norme avec quelques corrections marginales" (Nerius, ce volume). Le débat a même pris de telles proportions qu'à la fin des années 90, sous le prétexte d'une réforme anticonstitutionnelle allant à l'encontre des droits privés, il s'est soldé par diverses actions en justice. Pendant toute cette période agitée, il ne fut en revanche que très peu question du contenu linguistique de la réforme (Hutchinson, 1999.).

La Chine offre un autre exemple typique des facteurs sociolinguistiques, et notamment politiques, capables de peser sur une orthographe. L'unité de la nation chinoise présuppose l'existence d'une forme linguistique commune : à défaut de la langue, c'est l'écriture qui joue ce rôle. "D’où la nécessité absolue pour l’État de maintenir l’unité et la cohérence de l’écriture" (Alleton, ce volume). Mais cette cohésion sociolinguistique a un prix, que certains doivent payer plus cher que d'autres. Dans une grande partie nord de la Chine, la langue commune représente en effet un registre soutenu de la langue maternelle mais au sud, "c'est une seconde langue, comme le latin en Europe au Moyen Age" (Alleton, 2003). Ce tableau nous éloigne évidemment, et de façon spectaculaire, d'une Chine dont l'écriture permettrait à des locuteurs parlant des langues différentes de se comprendre…

Les facteurs sociolinguistiques sont également sensibles aux usages, au point de relativiser l'omniprésence de la surnorme orthographique. Le cas du Japon est à cet égard typique dans la mesure où ce pays est l'un des rares à disposer de plusieurs écritures techniquement interchangeables. Un même message pourrait donc s'écrire avec les syllabaires kana ou les caractères kanji (Crump, 1986). En fait, la répartition des deux écritures est largement tributaire des supports : si les milieux d'affaires utilisent plus volontiers les kanji (Smith & Schmidt, 1996), le syllabaire hiragana, cantonné à tort dans des usages grammaticaux (Galan, 2003, à paraître), est utilisé de façon majoritaire dans les bandes dessinées ou, plus récemment encore, dans les textos (75% des caractères).

On voit donc bien que le choix d'une écriture est en l'occurrence dicté par des habitudes sociales, avec une norme orthographique sans doute moins monolithique mais qui ne disparait cependant pas. Au Japon, le recours trop systématique aux kana, s'il est admis chez les enfants, devient très vite le signe d'une ignorance que l'on fustige. De la même façon, dans les orthographes sémitiques, la notation des voyelles est une béquille obligée des premiers temps de l'acquisition qui dévalorise tout texte destiné à un public adulte. Ce n'est pas non plus par hasard qu'en France, les détracteurs des Rectifications orthographiques brocardèrent d'une plume goguenarde les défenseurs d'une "ortografe fonétik".

La polyvalence graphique, facteur de dynamique, peut aussi donner naissance à des subtilités érigées en indices de l'inculture. C'est ce que remarque Nerius (ce volume) quand, au-delà des critères linguistiques, il fait état de "critères extralinguistiques qui, eux aussi, déterminent grandement les possibilités et limites d’une réforme de l’orthographe". Toute réforme orthographique dépend en fait d'un ensemble complexe de facteurs qui se conditionnent mutuellement et qui doivent respecter un certain équilibre. C'est peut-être pour l'avoir quelque peu oublié que les Rectifications orthographiques ont tant de mal à s'imposer en France.

3. Conclusion

Au terme de ce tour d'horizon destiné à mettre en scène le potentiel dynamique de l'écriture et ses manifestations orthographiques, on peut donc conclure que l'usage orthographique n'est pas aussi figé que ne le laissent supposer ses représentations normatives. Ce constat va à l'encontre de la conception fixiste que l'on trouve notamment dans le grand public, selon laquelle l'orthographe aurait été construite une fois pour toutes, tout écart devant être considéré comme le fait d'ignares culturels. Il souligne la contradiction entre des représentations figées, entretenues par différentes sources — des habitudes perceptives aux postures des élites, en passant par les discours médiatiques — et les observations que chacun peut faire en regardant ce qui se passe réellement. Mais il est vrai que dans la plupart des pays, les enquêtes sur les pratiques orthographiques font en général défaut.

Quelles sont les causes qui motivent le changement orthographique ? Pour l'essentiel, ce sont les inadéquations aux besoins d'une époque. Un tel diagnostic révèle la frontière entre ce qui reste accessible — au prix d'un effort important — et ce qui, en dépit de cet effort, reste hors de portée du plus grand nombre. En témoigne l'accumulation des mêmes erreurs, chez les enfants, les adolescents et plus encore les experts. Une analyse fonctionnelle de l'orthographe aide d'ailleurs à préciser les contours de l'offre et de la demande, et de diverses sources de conflits d'intérêt, entre les apprentis et les experts, les lecteurs et les scripteurs. Les modèles psycholinguistiques peuvent sur ce point fournir des informations non négligeables sur la rentabilité et l'accessibilité des unités linguistiques.

Une telle approche ne saurait toutefois suffire. Toute orthographe s'inscrit en effet dans un contexte culturel, qui réduit d'autant la marge de manœuvre du changement. Elle est en l'occurrence un objet de consommation : le fait que la majorité des usagers soient des lecteurs, et non des scripteurs, ne peut que contribuer à renforcer la vision sélective de l'orthographe. Sperber (2001 : 5) explique ainsi que "pratiquement tous les bénéfices que l'on associe à l'écriture, et qui justifient que l'on consacre tant de ressources cognitives et sociales à son enseignement sont, en fait, des bénéfices tirés de la lecture". Il fait alors l'hypothèse qu'à l'avenir, la lecture pourrait subsister seule tandis que l'écriture disparaitrait, sous sa forme actuelle au moins.

Paradoxalement, le travail d'enculturation dont l'orthographe fait l'objet, notamment à l'école, constitue un autre obstacle important au changement. On ne passe pas des années de sa vie à apprendre l'orthographe, à être jugé par le nombre de "fautes" commises, sans s'y attacher quand on est adulte, et ce d'autant plus qu'on s'en sert moins… En outre, plus une orthographe est irrégulière, plus sa maitrise dépend de calculs non conscients, et plus les représentations mentales tendent à devenir conservatrices. Ce n'est pas pour rien que, dans leur appel de 1989, les linguistes signataires de l'appel en faveur des Rectifications déclaraient avoir une plus grande estime "pour la réflexion que pour la mémoire". Pourtant l'obstacle majeur reste politique. Les changements se décident au sommet, spécialement en France où la dimension institutionnelle est omniprésente. Toutefois, signe des temps, cette orthographe d'en haut est de plus en plus concurrencée par les orthographes d'en bas, celles des textos et des forums sur Internet. À défaut de priser les variantes orthographiques, les sociétés futures seraient-elles condamnées à accepter la digraphie ? On peut désormais le penser.

4. Plan du volume

Les différents articles qui composent ce numéro abordent tous, à leur manière, le thème de la dynamique graphique. Ils le font toutefois selon des approches différentes, traitant tour à tour et de façon composite des aspects majeurs présentés dans cette introduction — linguistique, psycholinguistique et sociolinguistique. Nous avons choisi de les classer selon leurs thèmes dominants, en tenant compte du fait que, dans quasiment tous les textes, la dimension linguistique est présente. Il nous a donc finalement paru plus simple de constituer deux ensemble de textes. Le premier aborde la question de la dynamique graphique sous l'angle des relations entre orthographes et acquisition, celle du français occupant une place de choix, tandis que le second traite plus volontiers des aspects sociolinguistiques de l'orthographe (variantes, histoire, sémiologie, etc.)

4.1. Écritures et apprentissage

L. Rieben ("Écritures inventées et apprentissage de la lecture et de l’orthographe ") propose un bilan sur les écritures inventées chez les enfants de 4-5 ans. Une synthèse des recherches, désormais nombreuses sur la question, lui permet de souligner un éclairage convergent sur la dynamique de l'ontogenèse graphique. Elle s'interroge chemin faisant sur la meilleure définition possible d'un concept encore mal connu en France et qui, de ce fait, peut encore prêter à confusion. Elle présente aussi une série d'arguments susceptibles d'en promouvoir la pratique. L'une des conclusions majeures qu'elle tire porte sur les relations significatives entre les écritures inventées et différentes habiletés de la litéracie, telles que la conscience phonologique, la connaissance des lettres, la lecture et l’orthographe conventionnelle. Bien des aspects demeurent toutefois dans l'ombre, et notamment les effets possibles sur la compétence orthographique, en particulier celle des mots irréguliers.

J. David ("Linguistique génétique et acquisition de l'écriture") décrit les procédures employées par de jeunes scripteurs de 5-6 ans confrontés aux fonctionnements spécifiques du français écrit. Il considère que les apprentis scripteurs doivent ajuster leurs savoirs empiriques aux principes fondamentaux des écritures, notamment à la phonographie et à la morphographie. Pour conduire son analyse, il s'appuie sur un corpus d’écritures inventées, illustrant ainsi de façon empirique, les propos de L. Rieben (ce volume). Il y ajoute la notion d'explications métagraphiques, c'est-à-dire les commentaires énoncés par les scripteurs à partir de leur productions (voir Jaffré, ce volume). J. David montre ainsi comment de jeunes enfants construisent leurs connaissances par organisations et réorganisations successives, suivant des cheminements malgré tout cohérents et en tout cas ajustés à la nature multidimensionnelle de l’écrit.

M. Fayol ("L’apprentissage de l’accord en genre et en nombre en français écrit. Connaissances déclaratives et connaissances procédurales") étudie la morphographie du genre et du nombre en français, et ses problèmes liés à l’absence de correspondants phonologiques. Une série de données empiriques souligne la spécificité de son acquisition par des enfants de 7 à 10 ans. En effet, au lieu de recourir à des mécanismes permettant de récupérer en mémoire des associations entre items et flexions, ces enfants utilisent très tôt une connaissance déclarative des marques et de leur signification. Diverses données expérimentales permettent à M. Fayol de plaider en faveur d'une hypothèse que plusieurs facteurs tendent à valider : les effets de tâches secondaires qui mobilisent l'attention ou encore la sensibilité égale des non-mots et des mots. Mais c'est surtout la fréquence des erreurs par omission qui constitue le révélateur de plus fiable d'une démarche procédurale en voie d'automatisation.

C. Brissaud, J-P. Chevrot & P. Lefrançois ("Norme et variations dans l’acquisition de la morphographie verbale en /E/ : tendances, conflits de tendances, résolution") s'intéressent à l'acquisition des homophones en /E/, zone particulièrement complexe de l’orthographe du français. Une expérience longitudinale, du CE2 à la classe de 4e, met en évidence les interactions développementales entre les tendances qui motivent la préférence de sur -er. Ainsi, alors qu'on attendrait la forme prototypique "er", c'est l'option phonographique "é" qui l'emporte et qui, par la suite, sera d'ailleurs compatible avec les marques de genre et de nombre. Tout se passe en fait comme si ce choix était dicté par la nécessité de réaliser l’accord avec le sujet, en évitant les combinaisons improbables de flexions. Le recyclage morphographique du "é" illustre le processus de réanalyse qui, en français comme dans la plupart des autres orthographes, permet à une infrastructure phonographique d'informer la superstructure sémiographique.

J.-P. Jaffré ("Les commentaires métagraphiques") examine la façon dont des enfants du primaire commentent leurs productions orthographiques. Qu'elles soient libres ou sollicitées, ces explications sont destinées à justifier des options graphiques et fonctionnent comme des indices externes du raisonnement métalinguistique. J.-P. Jaffré fait ici l'hypothèse que le langage est un précieux médiateur de l'activité métalinguistique, qui s'avère tout spécialement utile pour tenter de comprendre l'acquisition de la morphographie. En effet, et contrairement à ce qui se passe dans le domaine de la phonographie ou celui de la logographie, où les computations peuvent être plus avares de raisonnements explicites, la morphographie — et notamment les homophones hétérographes du français dont il est ici question — ne peut faire l'économie d'un travail raisonné sur la langue. À cet égard, les commentaires métagraphiques reflètent, en partie au moins, le cheminement cognitif de sujets aux prises avec de tels problèmes orthographiques. Ils participent à ce titre, et à certaines conditions, à l'administration de la preuve métalinguistique.

J. Dichy, J. Grainger, M. El-Halfaoui & M. Bamhamed ("Approche expérimentale de la reconnaissance du mot écrit en arabe") confrontent la description linguistique de l'écriture arabe à son traitement psycholinguistique. Or les particularismes morphologiques font que la structure du mot graphique arabe se prête particulièrement bien à une approche expérimentale contrastive. Ainsi, et contrairement à ce qui se passe pour les orthographes du français ou de l'anglais, les mots arabes triconsonantiques se révèlent peu sensibles à l'amorçage orthographique d'informations situées au niveau de la lettre. En revanche, comme on le constate aussi en hébreu (voir Ravid dans ce numéro), la reconnaissance des mots est sensible à la racine. Pour J. Dichy & al., cette différence serait révélatrice d'une différence de statut des lettres dans les orthographes. Dans la sphère latine, une plus grande variation physique des lettres (majuscules vs minuscules) induirait une plus grande labilité des formes graphiques. Dans la sphère sémitique au contraire, du fait notamment de la défectivité graphique, la forme globale du mot serait moins sujette aux variations graphétiques et donc plus sensible à la stabilité des racines.

D. Ravid & E. Kobi ("What is a spelling error? The discrepancy between perception and reality") analysent un ensemble d'erreurs typiques de l'orthographe de l'hébreu, en révélant une opposition entre la perception qu'en ont les sujets (enfants et adultes) et la réalité. En situation "naturelle", quand les textes sont dictés, les erreurs portent surtout sur des voyelles internes de mots et diminuent avec l'âge. En revanche, quand les sujets produisent des erreurs délibérées, la plupart d'entre elles affectent les lettres consonantiques de la racine et l'âge ne produit plus de différences. D. Ravid & E. Kobi mettent donc en évidence un conflit entre les compétences effectives d'un scripteur, dans une orthographe donnée, et ses représentations sur ces compétences. En hébreu, alors que les problèmes portent essentiellement sur l'orthographe des voyelles internes de mots, les locuteurs pensent être en difficulté avec les racines consonantiques. Une telle différence trouve très certainement son origine dans l'histoire des orthographes sémitiques, et spécialement dans les tentatives de conciliation entre phonographie vocalique et stabilité morpho-consonantique.

T. Nunes, A. Roazzi & L. L. Buarque ("Learning to mark stress in written Portuguese") observent la façon dont de jeunes enfants (de la 1ère à la 4e années primaire) marquent l'accent distinctif du portugais — dans sa variété brésilienne —, en position finale. Il se trouve en effet que, dans cette position, l'orthographe des mots n'est pas prédictible à partir de la seule phonologie. En fait, la position de l'accent est déterminée par la nature de la voyelle finale. Comme la règle qui régit ce phénomène logographique n'est pas enseignée, les enfants doivent pallier cette absence en recourant à une série de facteurs (structurel, lexical et accentuel) qui sont très vraisemblablement représentatifs d'une démarche plus générale. Les résultats de cette étude indiquent que la connaissance orthographique procède à la fois de l'apprentissage d'une règle, qui tend à être généralisée, et de la construction d'un lexique mental qui permet de relativiser l'utilisation de cette règle. La démarche probabiliste qui en découle se retrouve dans d'autres orthographes, et notamment celles du français (voir Fayol dans ce numéro) et de l'anglais.

S. Fernandès ("L'apprentissage de l'orthographe en portugais : les signes et les représentations graphiques") traite de la même variété orthographique du portugais que Nunes & al., mais la question de son apprentissage y est abordé d'une façon plus large. Après une description linguistique du système, cette contribution met en évidence le poids relatif d'unités graphiques qui oscillent entre biunivocité et polyvalence, certaines d'entre elles relevant d'une analyse particulièrement complexe. Une typologie des erreurs produites par des enfants de 6-7 ans permet ensuite à S. Fernandès de mettre en évidence leur capacité à associer des éléments phoniques et des éléments graphiques, mais également les difficultés qu'ils éprouvent dès lors que certaines lettres ne sont pas prononcées. Ces erreurs sont finalement révélatrices de difficultés orthographiques propres au portugais, mais tout apprenti devant nécessairement prendre la mesure de ce qui sépare l'oral de l'écrit, elles ont également une portée plus générale.

C. Nguyen Tri ("Discours sur l’apprentissage de l’écriture chinoise — fin du xixe, fin du xxe siècle") utilise un corpus de textes sur la langue écrite du chinois pour analyser les discours des pédagogues sur l’apprentissage des caractères. Elle oppose deux moments clés de l’histoire de l’éducation en Chine — la fin du xixe et la fin du xxe siècle — pour constater que ces discours ont plus évolué que l'écriture elle-même. À la fin du xixe siècle., les lettrés avaient en effet tendance à remettre en cause leur formation, et l’écriture qui lui était étroitement associée. En revanche, un siècle plus tard, les autorités communistes n'hésitaient plus à exalter une tradition classique condamnée quelques décennies plus tôt. Les problèmes associés à l'enseignement des caractères du chinois ne semblent pas résolus pour autant puisque les spécialistes continuent de rechercher la méthode miracle qui permettrait à tous les citoyens chinois de savoir lire et écrire avec le minimum d'efforts. Au-delà de ces discours, transparait en filigrane, et sur fond de polémique, la question récurrente — et toujours un peu vaine — de l'avenir d'une écriture que certains considèrent comme supérieure quand d'autres veulent y voir un système trop compliqué.

4.2. Écritures et sociétés

N. Andrieux-Reix ("Ateliers d'écriture et fabriques individuelles de normes collectives du français au Moyen-Age") décrit l'étiologie de normes graphiques antérieures à la constitution de toute orthographe. Elle montre comment des usages graphiques du français médiéval, d'abord très dispersés, ont progressivement convergé vers des normes plus sélectives. C'est en particulier le cas de la lettre "o", l'une des graphies médiévales les plus polyvalentes, qui n'en a pas moins opéré des sélections convergeant progressivement vers des options devenues majoritaires aux alentours du xiiie s. De la même façon, la pratique de la séquenciation — écriture en continu d’éléments toujours susceptibles d’être graphiquement individués — permet elle aussi de mettre en évidence la constitution d’une grammaticalité non prescriptive. N. Andrieux-Reix apporte au total une série d'arguments qui tendent à prouver qu'en français, l'avènement d'une norme orthographique a largement tiré profit de mécanismes sélectifs déjà en oeuvre dans un usage qui semblait avoir décidément horreur d'une variété trop débridée.

J.-C. Pellat ("Variation et plurisystème graphique au xviie siècle") aborde la question de la dynamique de l'écriture du français selon un point de vue tour à tour descriptif et explicatif. Il constate d'abord que l'ancienne norme, celle que fixe l'Académie française dans son Dictionnaire de 1694, ne coïncide pas avec celle des usages imprimés, en général plus modernes. Comprendre cette différence, c'est prendre la mesure d'une fin de xviie s., avec une norme orthographique qui, malgré un noyau stable, doit compter avec des pratiques graphiques encore hésitantes. Au-delà de l'opposition entre un principe phonographique défendu par des réformateurs radicaux minoritaires, et un principe historique majoritaire, avancé entre autres par l'Académie, émerge toutefois une réanalyse sémantique de l'étymologie. Ce premier état d'une sémiographie encore balbutiante consacre la mixité du système graphique du français. Pour J.-C. Pellat, tous ces phénomènes font du xviie siècle une période qui marque d'indéniables progrès dans le domaine de la réflexion sur l'orthographe.

D. Nerius ("L’orthographe de l'allemand ; principes linguistiques et réforme") propose une réflexion sur les principes de l'orthographe de l'allemand et sur les causes de son évolution. Après un rapide tour d'horizon théorique, il en décrit la morphogenèse et la standardisation au xixe siècle ainsi que les tendances de son développement au xxe siècle. Il s'interroge ensuite sur les principes et les buts d'une réforme de cette orthographe, en analysant les récentes propositions de 1996. En dépit d'un accord apparent, celles-ci font aujourd'hui encore l'objet de bien des critiques, chez les spécialistes comme dans le grand public. Pour D. Nérius, cela s'explique surtout par le nombre important de facteurs qu'une réforme doit prendre en compte, et qui ne se limitent pas au domaine linguistique. Pourtant, bien qu'il soit encore trop tôt pour juger des chances de réussite de cette réforme, elle rappelle au moins que l’orthographe doit être considérée comme une partie intégrante d’une langue en constante évolution. Et de ce point de vue, il s'agit à coup sûr d'un événement important de l’histoire récente de la langue allemande.

M. Prost ("L'écriture coréenne : entre phonographie et morpho-syntaxe") souligne les particularités d'une écriture coréenne en quête de norme orthographique. D'abord caractérisée par une forte digraphie qui associe alphabet (hangul) et caractères chinois, cette écriture se caractérise aujourd'hui par une relative souplesse. Son système oscille en effet entre phonographie et morphosyntaxe : il s'appuie sur des choix graphiques basés sur la phonologie de la langue mais cherche à préserver, dans la forme graphique, le découpage grammatical des unités. On retrouve là un conflit essentiel des orthographes, mais à une phase originale de sa morphogenèse. Ce que M. Prost décrit ici comme un espace permanent de négociation entre critères phoniques et transparence sémantique contraste fortement avec des orthographes alphabétiques qui ont atteint le stade de la surnorme. Cette souplesse fonctionnelle autorise une certaine liberté des usages même si, revers de la médaille, elle s'accompagne d'un relatif désordre. Pour toutes ces raisons, hangul permet en tout cas de prendre la mesure de la notion de dynamique, entre une ancienne norme, incarnée par des caractères chinois en voie de disparition, et une norme future née de la stabilisation des usages actuels.

Reza Mir-Samii ("L'alphabet persan : une réforme nécessaire ?") propose une analyse critique du système orthographique du persan contemporain. En Iran, comme dans bien d'autres pays, un débat passionné oppose en effet, depuis plusieurs décennies, les "traditionalistes" aux "réformistes". Reposant sur le principe alphabétique, ce système utilise 28 lettres d'origine arabe et quelques éléments originaux (signes diacritiques et points). Il se caractérise en outre par une polyvalence graphique importante (termes homographes mais non homophones, homophones hétérographes) qui complique son utilisation et surtout son apprentissage. L'inadéquation entre structure phonologique et options graphiques appelle donc des réformes sur la nature desquelles les linguistes apparaissent largement divisés. Certains, qui se veulent réalistes, se contenteraient d'harmoniser et de standardiser le système actuel de façon à réduire les cas d'homophonie ou d'homographie et à supprimer de trop nombreuses variantes. L'orthographe du persan souffre en effet d'une telle absence de normativité que l'usage de correcteur orthographique est aujourd'hui impossible. De tels aménagements, pourtant non négligeables, paraissent toutefois bien insuffisants à d'autres linguistes qui prônent l'adoption de l'alphabet latin. Ils considèrent en effet qu'une orthographe inspirée de l'arabe, parce qu'elle est fondée sur la notation de racines consonantiques, est totalement inadaptée. Mais au-delà de leur caractère linguistique, ces querelles révèlent aussi des dissensions plus politiques, certaines attitudes pouvant apparaitre, selon les camps, comme pro-arabes ou pro-latines.

P. Griolet ("L’écriture éparse, chirashi gaki, ou la féminité dans l’écriture japonaise des temps jadis") opte pour les origines du syllabaire japonais, à partir d'un modèle de lettre extrait d'un manuel de correspondance pour femmes, datant du xixe siècle. Dans ces missives, dont les plus anciennes remontent au xe siècle, les lignes ne sont pas ordonnées de façon verticale mais dispersées, éparpillées, sur une ou deux feuilles de papier. Leur analyse trace la frontière entre les écritures masculine et féminine de l'époque. Les caractères chinois, auxquels furent associés les katakana, ont été longtemps considérés comme une écriture masculine, exprimant une langue qui recourt sans réserve à des mots empruntés au chinois ou construits sur le modèle du chinois. En revanche, les hiragana, ou onnade, littéralement "main de femmes", notaient un style de langue qui privilégiait un lexique perçu comme purement japonais. P. Griolet rappelle alors les règles du bon usage de cette écriture féminine, racontant du même coup l'histoire d'un syllabaire qui épaule aujourd'hui les caractères d'origine chinoise pour constituer l'orthographe du japonais.

F. Bottéro ("Les variantes graphiques dans l'écriture chinoise") met l'accent sur les variantes de l'écriture du chinois, l'une de ses caractéristiques importantes, au cours des siècles et encore aujourd'hui. Ce phénomène tient à une histoire foisonnante mais aussi à une morphogenèse prolifique. Les variantes graphiques représentent par définition la même unité linguistique (mot ou morphème) mais à des similitudes phoniques et sémantiques, elles opposent des différences graphiques. Des composants peuvent être ajoutés, retranchés, échangés ou occuper des positions différentes, tout cela selon des degrés qui varient avec les époques. Ces variantes ont en outre des origines différentes qui peuvent être techniques (modification des supports et des outils), esthétiques (calligraphie), sociales (écoles de scribes, registres des énoncés), géographiques, linguistiques (dialectes), politiques, religieuses, etc. Si l'avènement de l'imprimerie a largement contribué à normaliser l'écriture, entrainant une réduction du nombre de variantes, celles-ci n'ont pas toutes été éliminées pour autant. En témoigne la souplesse de l'écriture contemporaine (voir Alleton dans ce numéro). De plus, en faisant coexister caractères traditionnels (Taïwan) et simplifiés (Chine continentale), la situation politique a de facto recréé les conditions d'une variation à grande échelle.

V. Alleton ("Écriture chinoise : permanence et fragilités") explique comment, loin de se limiter à un inventaire statique de caractères, l'écriture du chinois dispose d'un potentiel génératif extrêmement important. Les caractères, que l'on présente parfois comme des structures figées, se composent en fait d'éléments (phonétiques et clés) recombinables selon les besoins linguistiques et les désirs des usagers. Ce potentiel dynamique de l'écriture du chinois donne lieu à des appréciations différentes. On peut craindre en effet qu'il n'autorise une prolifération à terme préjudiciable pour la diffusion de la langue commune. C'est ce qui explique que l'État chinois s'efforce en permanence de distinguer les caractères légitimes et ceux qui ne le sont pas. D'un autre côté, et contrairement aux prophéties des plus pessimistes, c'est cette même dynamique graphique qui a permis aux Chinois de s'adapter au monde contemporain. Loin d'être un système figé, cette orthographe semble d'ailleurs devoir bénéficier dans le futur d'une marge de manœuvre importante. Telle est au moins la position de V. Alleton qui nous rappelle comment, en dépit de sa complexité, l'écriture du chinois se caractérise tout à la fois par une grande stabilité et une forte capacité d'adaptation.

J.-M. Hilgert ("Sémiologie de l'écriture électronique") se sert d'une expérience pédagogique pour interroger les faces cachées de l'orthographe. Il décrit la démarche d'étudiants de maitrise qui ont à résoudre les problèmes d'utilisation de logiciels multimédia destinés à l’apprentissage du français langue étrangère. Pour être d'une utilisation fonctionnelle, ces logiciels doivent contenir des solutions adaptées aux spécificités logographiques et morphologiques de son orthographe. Or, la machine est à priori sensible à des suites de caractères dont les similitudes peuvent induire de fausses identités linguistiques. C'est le cas des homographes, qui sont pourtant des mots différents, ou de termes tels que "aller" et "irai" qui, en dépit de différences formelles, n'en appartiennent pas moins au même paradigme. De ce fait, un lecteur ne peut utiliser efficacement de tels logiciels que si le programme est capable d'expliciter des relations profondes apparemment démenties par la surface. Pour rendre explicite une sémiographie intuitive, la programmation doit donc se livrer à un véritable travail métalinguistique d'explicitation de structures sous-jacentes. J.-M. Hilgert utilise au passage cette approche originale pour éclairer autrement la fameuse analogie chomskyenne entre l'ordinateur et l'intelligence humaine.

F. Dausse ("Acte d’écriture, de lecture et ponctuation") traite des processus de l’écriture, et plus spécialement des mécanismes ontogénétiques qui précèdent immédiatement l’acte d’écriture. Il esquisse un cadre conceptuel qui lui permet d'ordonner de façon dynamique les trois manifestations majeures que sont l'écriture, l'écrit et la lecture. La notion de schéma communicatif lui sert à présenter un certain nombre de points de vue sur les phases cognitives qui précèdent la production écrite. Dans son acception la plus large, l'écriture relève ainsi d'une présyntaxisation, c'est-à-dire d'une énonciation préconstruite et linéaire dont seul le niveau syntaxique serait pris en compte. Cette démonstration s'appuie sur des aspects sémiographiques tels que la ponctuation ou les blancs graphiques, l'une résultant d'un conflit entre énonciation et syntaxe, les autres constituant un introducteur syntaxique majeur. Outre qu'elle offre un cadre épistémologique à une conception dynamique de l'écriture, cette approche présente l'intérêt de mettre en acte certains aspects de l'orthographe. Et dans la perspective générale de ce numéro, ce n'est pas le moindre de ses mérites.

 

 

 

Remarque : En lisant ce numéro, on ne s'étonnera pas de quelques différences orthographiques. Certains auteurs ont en effet choisi d'utiliser l'orthographe des Rectifications de 1990 (paraitre, ambigüité, etc.)[15] ; d'autres ont au contraire préféré conserver une orthographe traditionnelle (paraître, ambiguïté).

 

* LEAPLE, UMR 8606, CNRS-Paris V, Centre Haudricourt, 94800 Villejuif. Courriel : jpjaffre@vjf.cnrs.fr

[1] "Celui qui pense que l’écriture n’est pas aussi éphémère que la parole confond le document ou l’inscription avec le signe écrit".

[2] "In a world where humans grow old, tadpoles change into frogs, and milk turns into cheese, it would be strange if language alone remained unaltered." (Aitchison, 1991 : 4).

[3] Cité par Aitchison, 1991 : 107.

[4] Bien que les termes écriture et orthographe coexistent dans ce numéro, avec des significations voisines, il serait utile de les distinguer. Ainsi, dans cette introduction, l'écriture désigne plutôt les principes graphiques de base qui s'actualisent dans une orthographe plus sensible au temps et aux usages d'une société donnée.

[5] Interview de F. Jacob, dans La Recherche, 280 : 114-115, 1995.

[6] Les Rectifications de l'orthographe, Journal Officiel du 6 décembre 1990 (Documents administratifs, n° 100).

[7] Le participe pouvait être invariable quand il précédait un nom au pluriel (ci-joint les pièces…) mais également quand il était construit avec avoir suivi d'un infinitif, d'un participe passé ou présent (Les fruits que je me suis laissé (ou laissés) prendre).

[8] Cités dans la rubrique Le langage du pouce du quotidien gratuit 20 minutes daté du 17 mai 2002.

[9] Voici quelques spécimens, produits par des universitaires : "Pourrais-tu me faxer un document attestant que notre ami X. a bien *régler son inscription", "Nous avons *publier l'été dernier un numéro hors série sur l'écriture", "Il faudrait lui *envoyé les comptes rendus" (Jaffré, 2002).

[10] Naro (1981), cité par Aitchison (1991 : 93).

[11] Par exemple : www.europeinfos.com, www.lachainemeteo.com, www.laperlenoire.ne.

[12] En octobre 2001, on pouvait lire sur les murs de Paris une série de publicités pour SFR, avec les textes suivants : "C KI LA BLONDE A TA DROITE?", "CA Y É JE PASSE PRO!!!"

[13] Propos de M. Rocard, alors Premier ministre, dans Le Monde du 25 octobre 1989.

[14] Extrait de la dictée des Dicos d'or 2002, concoctée par un Bernard Pivot qui regrettait récemment dans une interview que les mots ne soient pas orthographiés de la même façon dans tous les dictionnaires.

[15] Rectifications de l'orthographe (Les), Journal Officiel du 6 décembre 1990. Documents administratifs, n° 100.

 

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