Faits de Langues - Les Cahiers n°3 - 2011présentation générale

La diversité des langues n’a pas fini d’être cause d’étonnement mais aussi défi pour les linguistes, tant elle résiste à l’opposition simpliste entre "le même" (les universaux) et "l’autre" (une irréductible singularité des configurations propres à chaque langue). Avec Les Cahiers, Faits de langues entend faire de cette question un enjeu de découverte, d’élaboration théorique, de réflexion, mais aussi de confrontation et d’investigation empirique.

Par les questions qu’elle entend traiter, la formule Les Cahiers de la revue Faits de langues s’adresse à l’ensemble de la communauté des linguistes. Elle se veut un lieu où se côtoient et dialoguent la diversité des langues et la diversité des courants théoriques, dans un ton qui combine la vivacité des documents de travail avec la précision d’articles de référence. Pour aborder cet enjeu dans toute sa complexité, chaque numéro est construit autour de plusieurs rubriques qui sont autant d’éclairages de la question de la diversité des langues.

 

La rubrique Gros Plan présente un article où un équilibre, nécessairement fragile et provisoire, entre la singularité des données et la réflexion théorique débouche sur l’explicitation d’un programme de recherche. La conférence, d’Antoine Culioli (retranscrite par R. Camus) revient ici sur la place centrale qu’il convient d’accorder à l’activité de langage dans la description des langues. Cette activité est définie comme la mobilisation de représentations inscrites dans des situations (référenciation) et s’accompagnant de régulation. Dans cette perspective, les formes sont considérées comme la trace de ces opérations. Antoine Culioli insiste sur la nécessité de se donner les outils théoriques permettant de rendre compte de cette dynamique. Ce programme est appuyé sur la discussion/représentation de nombreuses données de langues différentes, y compris dans une perspective diachronique.

 

La rubrique Dossier réunit et articule entre eux des articles portant sur une langue ou un groupe de langues, une catégorie ou une problématique théorique innovante. Elle permet de présenter des travaux en cours, notamment dans des équipes françaises, et c’est le cas dans ce numéro avec le programme Trajectoire conduit, autour d’une équipe du laboratoire Dynamique du Langage, dans le cadre de la Fédération Typologie et Universaux du CNRS, et qui a pour objectif d’étudier les stratégies d’expression de la trajectoire, prises dans leur diversité linguistique (cf. J.-M. Fortis, C. Grinevald, A. Kopecka et A. Vittrant). Ce dossier présente un premier bilan d’un programme ambitieux de recherche typologique, par son spectre linguistique (34 langues de 15 familles, incluant la LSF et plusieurs langues non décrites), mais aussi par les moyens qu’il se donne, empiriques (élaboration d’outils – questionnaires ciblés, lexiques, matériel d’élicitation puis collecte de données) et théoriques (élaboration du concept de satellite, cf. C. Grinevald, C. Imbert & A. Sörés) d’apporter une contribution majeure à la réflexion sur la notion de trajectoire (cf. C. Grinevald), dans le prolongement des travaux qu’elle a suscités notamment en linguistique cognitive à la suite de Talmy, Langacker, Levinson et d’autres, en posant le principe d’une typologie des constructions et non des langues (J.-M. Fortis & A. Vittrant), en tenant compte de la dimension diachronique ainsi que de la complexité synchronique interne des langues (C. Iacobini & B. Fagart), et en utilisant les données et outils pour renouveler des questions centrales pour cette problématique comme les adnominaux spatiaux (C. Papahagi) ou encore soulever des questions nouvelles comme l’(a)symétrie dans l’expression de la source et du but (A. Kopecka & M. Ishibashi).

 

La rubrique Langues une à une accueille des études portant sur des langues singulières, qu’il s’agisse d’explorer le statut d’une catégorie dans une langue, de mettre en évidence des phénomènes jusqu’ici ignorés ou encore de s’appuyer sur les données d’une langue pour bousculer des conceptions trop vite consacrées comme des évidences. Michèle Conjeaud pose à propos de /cà?/ en thaï la question de la catégorisation des unités non lexicales dans les langues autres qu’indo-européennes. /cà?/ a fait l’objet de nombreuses études et est généralement caractérisé en référence à un de ses emplois jugé premier et principal : d’un auteur à l’autre, l’‘aspect prospectif’, la ‘modalité’ ou encore la ‘temporalité’. L’auteure montre que l’identité de ce marqueur doit être cherchée en amont de ces différentes réalisations : en tant que tel /cà?/ n’est ni aspectuel ni modal ni temporel, mais la configuration qu’il met en place rend possible des interprétations de /cà?/ en contexte de type modal ou encore temporel.

Márcia Romero ne se limite pas à un inventaire des constructions où figure la préposition por en portugais du Brésil. L’auteure montre que le terme introduit par por vise à combler un manque de détermination concernant un terme de la relation prédicative (en simplifiant agent ou objet) mais en tant que tel sous-déterminé. La nature de cette détermination ainsi que ses points d’incidence permettent d’identifier des régularités sous-jacentes aux différents emplois et valeurs de por. Une telle approche définit un cadre pour la comparaison de por avec d’autres prépositions tant du portugais du brésil (par exemple para) que d’autres langues romanes (par exemple, pour et par en français).

Valentin Vydrin montre les mécanismes morphologiques (fusion, flexion externe, transparence), sémantiques (classe de noms ayant une affinité avec la fonction de circonstants) et syntaxiques (opposition cas commun / cas obliques) qui ont permis qu’en dan-gwèètaa, langue mandé, groupe qui, en principe, ne connaît pas la déclinaison nominale, une classe sémantique spécifique de noms, les noms locatifs, développe un système casuel à partir de postpositions et, cas plus rare, d’adverbes.

La rubrique Langues entre elles s’intéresse à la comparaison entre langues, pour mettre l’accent sur ce qui les rapproche ou au contraire sur ce qui les distingue. Frédéric Pain montre, en s’appuyant sur les travaux de M. Ferlus, que le phénomène de monosyllabisation à l’œuvre dans la diachronie du chinois (innovation) s’est propagé à des langues en contact, les langues mon-khmèr et, par leur intermédiaire, les langues chamiques, avec un impact sur la tonogénèse.