Jean-Marie Merle (coordinateur)Le sujet

 

Présentation par Jean-Marie Merle

En linguistique, la notion de sujet s’applique à des phénomènes divers, sujet grammatical, sujet-énonciateur, sujet parlant. Etymologiquement sujet vient de subjectum – « placé dessous ». La notion de sujet renvoie ainsi à une position relative : le sujet est sujet de… (cf. Christian Touratier). Placé « dessous », le sujet peut se décrire comme support de, ou comme soubassement de... Ainsi le sujet du philosophe pourrait sommairement se définir comme support d’un comportement ou d’un destin, comme siège des propriétés qui le caractérisent, notamment de « la capacité de référer, d’identifier et de ré-identifier », comme siège de la conscience – assujetti à l’inconscient – et de la réflexivité (Guy Achard-Bayle) ; le sujet parlant, qui en est l’une des facettes, pourrait s’envisager comme siège de la parole, support des mécanismes cognitifs qui la sous-tendent (cf. Agnès Bracke, Peter Prince), source du discours. En retour, le discours est l’émanation et le reflet d’une subjectivité (cf., entre autres, Séverine Morange) et d’une identité composite dont le sujet-individu est le support (cf. G. Achard-Bayle, Roxane Bertrand, Aliyah Morgenstern). En tant que locuteur, il est support et co-gestionnaire de la situation de co-locution ; en tant que sujet-énonciateur, il est support de l’acte d’énonciation (cf. Laurent Danon-Boileau et Mary-Annick Morel), co-responsable des choix paradigmatiques, architecte de la construction du sens, metteur en scène de la référence (cf. Robert Vion, Laurent Rouveyrol). Source de l’énoncé, le sujet-énonciateur en est le support d’indexation, l’une des coordonnées-origine à partir desquelles s’effectue le calcul des personnes et des temps et se mettent en place la deixis et les plans d’énonciation (cf. Jacqueline Guillemin-Flescher, Bénédicte Guillaume, Nathalie Vincent). Le sujet grammatical, quant à lui, peut s’envisager comme support constitutif de l’énoncé. Dans le cadre de la relation prédicative, il est alors le soutien, le soubassement, le point d’appui syntaxique sur lequel s’exerce l’incidence de l’apport prédicatif (cf. Gilbert Lazard, Ch. Touratier, Nigel Quayle, Marguerite Guiraud-Weber).

Mais derrière ces définitions simplistes se noue(nt) une multitude de conflits. Geneviève Girard, partant de l’hypothèse que plusieurs modules contribuent à la construction du sens, explore, en français et en anglais, des phénomènes qui placent précisément le sujet grammatical au centre de problématiques conflictuelles, à l’articulation entre modules syntaxique, sémantique et discursif. De ces problématiques conflictuelles viennent la nécessité de redéfinir les termes employés, et la difficulté d’aboutir à une définition.

De manière radicale, pour sortir des conflits entre appareils théoriques, Joëlle Gardes Tamine choisit d’évacuer les notions de sujet et de prédicat, dont elle considère qu’elles appartiennent davantage au domaine du logicien qu’à celui du grammairien. Elle propose la notion d’unité grammaticale minimale (plus petite construction grammaticale complète) et retient trois caractéristiques pour décrire le « sujet » (N0) : la première est syntaxique (N0 est le seul élément obligatoire, en français, dans la construction du verbe), la seconde, morpho-syntaxique (N0 est lié au verbe par un accord en nombre et en personne), la troisième, topologique (N0 précède le verbe dans le cadre de l’unité grammaticale canonique). Puis elle dégage quatre paramètres, trois paramètres proprement grammaticaux, ceux de case (relation structurale dans laquelle entre N0), de position (des éléments les uns par rapport aux autres, et notamment de N0 par rapport au verbe), de zone (pré- et post-verbale), et un paramètre textuel, celui de place. Joëlle Gardes Tamine, à partir de l’unité grammaticale minimale, en vient à définir l’unité textuelle minimale, à l’intérieur de laquelle ces paramètres jouent un rôle essentiel.

Le sujet grammatical et son domaine de définition

La confusion qui entoure la notion de sujet grammatical tient sans doute à ce qu’elle a souvent été définie à partir de propriétés empruntées au prototype. Mais ces définitions comportent le risque (cf. G. Lazard, Ch. Touratier, Jean Albrespit) de faire envisager le sujet pour ce qu’il n’est pas nécessairement, en le situant dans le cadre de la structure thématique (« ce / celui dont on parle », avec pour corollaire que le prédicat serait « ce que l’on en dit »), ou en privilégiant son rôle sémantique à l’intérieur du schéma actanciel (« celui qui… fait l’action ou qui est le siège d’un état »). Le sujet est effectivement compatible avec divers rôles sémantiques, mais il n’en sélectionne pas un en particulier. Autrement dit, si le sujet n’est pas indifférent au rôle sémantique qui lui est dévolu (Damourette et Pichon le nomment alors « repère », support de tous les constituants du prédicat via la fonction nodale du verbe ; la notion de « repère constitutif » de l’énoncé se retrouve également chez A. Culioli), la définition du sujet, elle, reste indifférente à son rôle sémantique : un il « impersonnel » n’en contribue pas moins à la construction de la référence, en remplissant sa fonction de sujet syntaxique, de support de prédication (Damourette et Pichon le nomment alors « soutien ») et en matérialisant, sous sa propre forme et dans l’indice d’accord verbal, son statut de délocuté. Par ailleurs, même si la notion de thème est bien antérieure à la notion de sujet (cf. Ch. Touratier) et si la relation thème / rhème correspond très vraisemblablement à « une étape plus ancienne du développement du langage » (G. Lazard) que la relation sujet-prédicat, celle-ci pouvant s’envisager comme grammaticalisation de celle-là, le sujet ne coïncide pas nécessairement avec le thème (cf. G. Lazard, Ch. Touratier, J. Albrespit). La définition du sujet grammatical ne saurait non plus s’appuyer sur des critères exclusivement morphologiques : dans le cadre d’une grammaire casuelle donnée (cf. Ch. Touratier, M. Guiraud-Weber, G. Lazard), la représentation du sujet ne coïncide pas avec un cas unique (cf., par exemple, les sujets à l’accusatif en latin ou en anglais, au datif en russe, les emplois de l’absolutif et de l’ergatif dans les langues ergatives) et, inversement, un cas donné n’est pas dévolu à la fonction de sujet à l’exclusion de toute autre (cf. les attributs au nominatif). Le sujet grammatical ne se définit donc ni dans le cadre de la structure thématique, ni dans celui de la structure sémantique, ni dans celui de la distribution casuelle, ni encore dans celui de la structure des constituants : selon les langues et selon les énoncés, une forme donnée est susceptible de fonctionnements divers, et susceptible de remplir diverses fonctions. A l’inverse, une même fonction est susceptible d’être remplie par des constituants munis de propriétés morpho-syntaxiques diverses.

Le sujet grammatical : une fonction

La notion de sujet grammatical recouvre ainsi une fonction. On en conclura volontiers que le sujet se situe dans le cadre de la structure fonctionnelle, ou dans le cadre de la structuration fondamentale (P. Le Goffic) de l’énoncé, qui correspond à la relation prédicative. Ch. Touratier privilégie cette solution et propose une définition syntaxique du sujet grammatical, « à l’intérieur d’une structure exocentrique dont l’autre constituant est le prédicat ». A l’intérieur de cette structure, le sujet fournit alors un point d’appui au prédicat, l’accord, lorsqu’il existe, étant indice de liage, de mise en relation du sujet et du prédicat, d’incidence du prédicat à son support-sujet.

L’ambition illusoire d’une définition universelle

En perspective interlinguistique, à partir de l’observation des langues les plus diverses, Gilbert Lazard conclut qu’il est illusoire de chercher une définition universelle du sujet. Il en vient à définir la notion de configuration subjectale – sous-ensemble de caractéristiques subjectales propres à une langue donnée – dont l’étude permet de mettre en évidence une bipartition des propriétés subjectales. Soit ces propriétés relèvent de la prédication, soit, liées à l’emploi du réfléchi, elles relèvent de la co-référence. Gilbert Lazard aboutit ainsi à la distinction entre sujet de prédication et sujet de référence.

Cette notion de bipartition ouvre une voie féconde. Dans nos langues d’Europe occidentale, lorsque le sujet de prédication est lui-même doté d’une valeur référentielle (« soubassement », dans la terminologie de Damourette et Pichon) il y a superposition, dans la construction de la référence, du sujet de prédication (« soutien ») et du sujet de référence (« repère »). Dans les structures comportant une « séquence » (structures dites à « extraposition du sujet »), il y a dissociation entre sujet de prédication (le sujet syntaxique n’en est pas moins sujet réel) et séquence-repère. Dans les énoncés « impersonnels », le sujet opère simplement comme support de prédication (soutien).

Un exemple de configuration subjectale

Marguerite Guiraud-Weber fait porter son étude sur la proposition dative, la proposition accusative et la proposition instrumentale en russe, qu’elle compare à la proposition nominative. Si le sujet nominatif réunit le plus grand nombre de traits prototypiques, l’absence d’accord aux cas obliques n’empêche pas que soient représentés certains traits subjectaux, dont le premier est le lien prédicatif. Par ailleurs, le datif est support du réfléchi et du converbe gérondif et se situe au plus près du nominatif dans une vision scalaire du sujet grammatical. L’accusatif est parfois support du converbe mais non du réfléchi, tandis que l’instrumental n’est support ni de l’un ni de l’autre. A partir de ses observations, M. Guiraud-Weber dégage les traits subjectaux les plus pertinents en russe.

Les formes de réalisation des sujets

Claire Blanche-Benveniste montre que les « formes grammaticales de réalisation des sujets en français contemporain », très variées, sont sensibles à la grammaire et à la sémantique des noms et des verbes, ainsi qu’aux « genres » discursifs (Biber) entre lesquels ils se répartissent. C. Blanche-Benveniste met en évidence plusieurs configurations dans lesquelles le sujet lexical tend à se placer derrière le verbe (dans certains cas après un « verbe de dispositif » – c’est / il y a – ou un verbe « impersonnel » – ex. il se fait que / il arrive que). Cette tendance est amplifiée par les usages de la langue parlée et, dans certains cas extrêmes, on ne retrouve plus aucun sujet lexical devant son verbe. C. Blanche-Benveniste montre que la dislocation est un phénomène très fréquent dans certains usages, mais qui n’apparaît pas dans tous les genres discursifs.

Berthille Pallaud étudie le phénomène d’achoppement sur le sujet syntaxique dans les énoncés de français oral. Elle montre, entre autres, que ce phénomène se manifeste plus fréquemment à droite du verbe qu’à gauche, que les sujets sont moins fréquemment concernés par les achoppements que les verbes et les objets, que les achoppements affectent en majorité les pronoms (et non les éléments lexicaux), que les amorces sont plus fréquemment complétées quand elles touchent le sujet que quand elles touchent les autres fonctions syntaxiques : l’achoppement sur le sujet est plutôt la marque d’une hésitation que l’occasion d’un repentir.

Sujet et référence

Le lien entre sujet et référence est abordé selon deux voies problématiques complémentaires : celle de la référentialité du sujet et celle de la contribution du sujet à la construction de la référence.

Philippe Mennecier commence par montrer que, dans tous les dialectes eskimos, les mêmes morphèmes de nombre et de personne servent et comme indices actanciels du verbe et comme déterminants du nom : ces morphèmes marquent simplement une détermination personnelle. Il reprend ensuite la distinction établie par G. Lazard entre sujet de prédication et sujet de référence, distinction particulièrement utile dans l’observation des modes subordonnés, dans lesquels la 3e personne réfléchie – qui s’oppose à une troisième personne non réfléchie et permet d’éviter toute ambiguïté (Quand il sera revenu [lui-même] il se recouchera vs quand il sera revenu [un autre], il se recouchera) – renvoie en général au sujet de référence du verbe principal et non au sujet de prédication. Entre autres phénomènes mis en évidence par Philippe Mennecier : parmi les modes subordonnés, le mode concomitant s’emploie pour des procès dont le sujet de référence – et non le sujet de prédication – est co-référent avec le sujet de référence du prédicat à l’indicatif ou au participial.

A propos des énoncés passifs en anglais et des dérivations déverbales en -able, Jean Abrespit s’intéresse à l’absence de coïncidence entre fonction sujet et agentivité. A partir du concept de relation primitive (mettant en jeu trois notions, source, but et prédicat ; Culioli), il décrit le sujet comme le terme de départ, nommé C0, de la relation prédicative – source dans un énoncé actif, but dans un énoncé passif. Il s’interroge sur l’agentivité, a priori dissociée du terme but de la relation primitive, et donc du C0 d’un énoncé passif.

Florence Lefeuvre analyse la difficulté d’employer le pronom quoi comme sujet, aussi bien dans les interrogatives directes que dans les percontatives ou dans les intégratives (Le Goffic), alors que dans de nombreuses langues un pronom renvoyant à de l’inanimé peut assumer ce rôle (cf. en anglais, what). Elle montre que trois caractéristiques du sujet sont pertinentes pour rendre compte de ce phénomène : la définitude du sujet, l’opposition entre animé et inanimé et la prédicativité (Moignet). Le défaut de définitude de quoi, son appartenance au « genre faible » (Martin) et son haut degré de prédicativité (comparable à celui des pronoms toniques moi, toi, lui) entrent en conflit avec la fonction sujet.

Nigel Quayle étudie le rôle de there dans les énoncés « existentiels » (Jespersen), et revient sur la distinction faite par Jespersen entre there1 (« existentiel ») et there2 (locatif / déictique). Dans une approche guillaumienne, il montre que le mouvement de subduction (de perte de matière notionnelle) subi par there s’est opéré dans l’autre sens (diachroniquement, c’est there2 qui précède there1), et il met en évidence un emploi intermédiaire (dans There you are). Ce mouvement se reflète dans la perte de la diphtongaison entre there2 et there1 : le phénomène de subduction accompagne un processus de grammaticalisation. N. Quayle décrit le tour « existentiel » anglais comme un double rapport d’incidence, le premier s’opérant à droite, le second étant un mouvement d’incidence de l’ensemble ainsi constitué à there, qui en est le support de signification. Le sémantisme de there, sous sa forme la plus abstraite (« matière subtile », selon Guillaume), permet la représentation d’un espace énonciatif support, à partir duquel l’énonciateur pourra construire son énoncé.

Anne Dagnac montre en quoi les propriétés du « contrôle » – de la co-référence avec un antécédent – de PRO (sujet des propositions infinitives non représenté en surface) diffèrent selon la position structurale de l’infinitive dont il est le sujet. PRO s’interprète soit comme un pronom (susceptible d’une lecture double), soit comme une anaphore (variable liée). Lorsque l’infinitive est sujet, PRO s’interprète comme un pronom (et peut être référence arbitraire – « générique » – ou contextuelle). Lorsque l’infinitive est argument, PRO s’interprète comme anaphore. Anne Dagnac explore les contraintes qui pèsent sur les infinitives causales en pour, et sur les infinitives temporelles en avant ou après. Dans les causales, qui entrent dans la portée du prédicat comme arguments facultatifs, les contraintes sont d’ordre sémantique (le verbe recteur exprime une rétribution) et thématique (l’infinitive causale a pour PRO sujet le destinataire de la rétribution). Dans les infinitives temporelles, qui sont de vrais circonstants, les contraintes sont syntaxiques (l’antécédent doit être en position sujet dans la principale).

Jean-Michel Benayoun observe que, dans une langue à sujet obligatoire, s’il ne peut y avoir de prédication sans sujet, un sujet non exprimé (sujet ?) dans un énoncé est nécessairement récupérable et que sa référence est pré-construite (déjà posée) : le sujet ? coïncide alors avec le thème et il est récupérable précisément en raison de l’antériorité référentielle du thème. Il montre que, malgré l’absence de sujet représenté, le « champ opératoire » dans lequel se situent les énoncés en garantit l’intelligibilité.

Enonciateur, co-énonciateur, sujet de l’énoncé

Les problématiques liées à l’origine énonciative mettent systématiquement en jeu une ou plusieurs articulations, notamment entre énonciateur et co-énonciateur, entre sujet-énonciateur et sujet de l’énoncé, entre plans d’énonciation, entre locuteur et co-locuteur, entre discours et activités discursives (cf. également, R. Bertrand, A. Bracke).

Jacqueline Guillemin-Flescher soulève la question du statut du co-énonciateur dans les situations d’interlocution correspondant aux questions rhétoriques, à l’auto-interrogation, aux questions à l’intérieur du discours indirect libre. Dans les questions rhétoriques, le recours à une source énonciative externe est nécessaire, mais cette source énonciative demeure fictive. L’auto-interrogation se caractérise par l’identification entre énonciateur et co-énonciateur : soit l’énonciateur fournit lui-même la réponse, soit la réponse n’est pas pré-validée et la question demeure sans issue. Dans le cas du discours indirect libre, la 3e personne indique que l’interlocution est illusoire : la parole est représentée et non transposée. J. Guillemin-Flescher aboutit à la conclusion que, dans les trois cas, la mise en jeu – fictive – de la relation d’interlocution s’accompagne de l’occultation totale du co-énonciateur en tant que source de repérage.

Bénédicte Guillaume centre son étude sur les question-tags anglais (cf. également L. Rouveyrol) et explore le jeu qui s’opère, dans le discours indirect, sur les repérages par rapport à Sit0 (coordonnées-origine, ou primaires) et par rapport à Sit1 (coordonnées dérivées, ou secondaires). Elle montre qu’un question-tag portant sur le contenu de discours indirect est un indice fort d’indirect libre. B. Guillaume s’intéresse au rôle de ces question-tags dans l’élaboration de la stratégie narrative, à la problématique de la prise en charge du discours indirect libre, et à celle du point de vue, susceptible d’introduire un filtre subjectif (et une coordonnée) supplémentaire.

Nathalie Vincent prend pour thème de son étude la voix des héroïnes de Jean Rhys. A l’intersection des plans d’énonciation dont le sujet énonciateur est le pivot, s’amorce de façon récurrente chez Jean Rhys un monologue intérieur, dans lequel se constitue l’« enfermement du sujet énonciateur » et dans lequel « les instances extérieures ouvrent des brèches disparates et de proportions variables ». Le monologue intérieur emprunte à l’univers diégétique – devenu univers mémoriel – ou aux fragments d’un dialogue, des bribes qu’il ressasse sous une multiplicité de formes énonciatives et dont se nourrit la souffrance intérieure de l’héroïne.

Françoise Doro-Mégy étudie l’articulation mise en œuvre entre sujet de l’énoncé et sujet énonciateur par l’emploi des verbes anglais think et believebelieve étant plus assertif que think – et dans leur traduction en français. Selon le contexte, notamment à la troisième personne, la dissociation entre sujet de l’énoncé et sujet énonciateur favorise l’expression d’une discordance entre jugements, autrement dit l’expression d’un double point de vue modal. Cette discordance se retrouve en français dans l’emploi du verbe croire, expression d’une « tension entre deux univers de croyance » (Martin). F. Doro-Mégy montre que la distribution de penser et croire ne recouvre pas strictement celle de believe et think.

Guy de Montjou, dans une étude opposant could à might, en anglais, définit deux notions distinctes, celles de subjectité et de subjectivité. Ces deux notions correspondent respectivement à deux modes d’indexation de la modalité du possible autour de laquelle se noue la relation prédicative : indexation sur le sujet de l’énoncé dans le cas de could, indexation sur le sujet énonciateur dans le cas de might.

Laurent Danon-Boileau et Mary-Annick Morel décrivent un phénomène propre aux situations de production orale, mettant en présence de celui qui parle un autre qui écoute (l’écouteur) en jalonnant son écoute de productions sonores : le « locuteur vicariant ». Reprenant le cadre théorique mis en place dans la Grammaire de l’intonation, ils associent les variations mélodiques au plan de la co-énonciation et les variations d’intensité au plan de la co-locution. Après avoir défini les conditions qui favorisent ou inhibent les productions sonores de l’écouteur, ils mettent en évidence le lien entre les caractéristiques intonatives de ces productions sonores et leur interprétation : vicariance totale ou augmentée d’éléments de contenu, marquant l’adhésion ; modulation de la vicariance, marquant une différenciation ; écarts par rapport à la stricte vicariance, marquant une remise en cause de la construction discursive de l’autre ; enfin indices de rupture et de contestation du statut de locuteur de celui qui parle. L’écouteur marque alors qu’il entend sortir de son rôle vicariant.

Robert Vion examine divers phénomènes relevant de la discontinuité discursive et de l’instabilité énonciative. La discontinuité discursive peut se manifester dans les traces de l’élaboration du discours (marques d’hésitation, répétitions, reformulations ; cf. B. Pallaud) mais elle peut également résulter d’un changement d’« activité cognitivo-discursive ». R. Vion montre, à partir d’extraits d’un entretien, que les équilibres discursifs construits sur le vif par le locuteur sont à tout moment modifiables, en fonction de l’enchaînement des tâches discursives, des univers modulaires et des univers subjectifs (cf. R. Bertrand et L. Rouveyrol). La « mise en scène énonciative », à la recherche de sa propre cohérence, s’improvise souvent, d’ajustement en ajustement, de façon imprévisible, au détriment de la stabilité énonciative.

Laurent Rouveyrol, dans le cadre de l’approche théorique élaborée par R. Vion, applique aux reprises par auxiliaires en anglais (cf. B. Guillaume) le concept de « mise en scène énonciative », qui met en relation les « activités conduites par des sujets » et les modes d’« inscription des sujets dans leur discours », selon une dynamique qui se caractérise par son instabilité et son hétérogénéité, en raison des recadrages et des modulations qui se succèdent, et de l’interaction des co-participants de l’activité discursive.

Identité et sujet parlant

La problématique de l’identité est abordée dans diverses perspectives, celles de l’avatar et du dédoublement (Guy Achard-Bayle), de l’auto-désignation (Aliyah Morgenstern), de l’appropriation de la parole d’autrui (Roxane Bertrand), des variations prosodiques propres à un sujet donné (Séverine Morange), du phénomène d’intériorisation (Agnès Bracke, Peter Prince). Trois articles sont consacrés aux processus d’acquisition, du pronom de première personne, vers l’âge de 3 ans (A. Morgenstern), de concepts scientifiques, chez l’enfant de 8 à 10 ans (A. Bracke), des ressources d’une seconde langue chez des sujets adultes (Peter Prince).

Roxane Bertrand établit le lien entre le dynamisme propre aux énoncés et l’hétérogénéité du sujet, hétérogénéité constitutive et hétérogénéité montrée (J. Authier-Revuz). L’hétérogénéité montrée implique un locuteur qui « consciemment ou non, met en scène une pluralité de voix dans son discours » (R. Vion). A partir de l’analyse de discours rapportés directs dans un corpus de conversation, R. Bertrand montre de quelle manière un locuteur donné active et exploite des situations d’énonciation antérieures. L’hétérogénéité des sujets convoqués n’aboutit nullement à un éparpillement. Bien au contraire, la mise en scène de la pluralité des voix possède sa cohérence propre. Le réinvestissement et l’appropriation de la parole d’autrui favorisent la mise en place d’une série de « rapports de places subjectifs d’où émerge une image » du locuteur, constituant ainsi « une part de son identité de sujet parlant ».

Guy Achard-Bayle, « de la personne dont on parle au je qui parle » commence par explorer le principe d’identité : l’« individu-personne » se distingue entre autres par sa capacité de réflexion sur soi-même et de ré-identification de soi-même dans des situations discontinues (Locke). Dans la perspective thématique de l’avatar – défini comme une atteinte radicale à l’identité – par dédoublement, G. Achard-Bayle envisage l’identité comme phénomène cognitif et place au cœur de sa problématique deux facettes de l’identité, idem (vs différent) et ipse (vs autre), primordiales dans le travail de la conscience et de la mémoire. Il en vient à analyser la complexité du processus d’auto-désignation, « sans laquelle la détermination du particulier-personne est incomplète » (cf. A. Morgenstern), et qui tient en particulier au paradoxe que G. Achard-Bayle décrit ainsi : « le sujet parlant est à la fois le point de perspective privilégié sur le monde et la limite de ce monde […] Or je ne peut véritablement parler de soi que par une forme d’auto-désignation qui mélange la première et la troisième personne. »

Dans la perspective théorique mise en place par L. Danon-Boileau et M.-A. Morel, Séverine Morange prend en compte, dans l’analyse intonative, le mode de relation instauré par les variations prosodiques. Elle envisage la complémentarité entre intonation et indices segmentaux et montre, à partir d’une étude menée sur trois sujets, que les schémas dégagés par L. Danon-Boileau et M.-A. Morel à propos du discours direct s’appliquent également, lorsque le discours citant est explicite, au discours indirect et à la modalisation. Les variations prosodiques, volontaires ou involontaires, peuvent constituer une « stylisation intra-individuelle », un habitus propre à un sujet donné.

Au « croisement de la linguistique de l’énonciation et de l’acquisition du langage », Aliyah Morgenstern analyse les différentes étapes de l’auto-désignation chez l’enfant. Les difficultés et la complexité de la référence à soi tiennent entre autres (cf. G. Achard-Bayle) à ce que la première personne est à la fois « personne locutive » (Guillaume) – elle coïncide avec l’énonciateur – et référence délocutée – elle est représentation de soi dont on parle. A. Morgenstern montre que la mise en place de la référence à soi à la première personne (je) passe par une disjonction au cours de laquelle l’enfant se représente comme la voix de l’autre le représente. Le processus d’acquisition aboutit lorsque s’opère, au-delà de cette disjonction, la conjonction des rôles de narrateur (énonciateur) et de héros (délocuté), la superposition du moi qui raconte et du moi raconté : chez l’« apprenti-sujet » ce processus s’accompagne de (dépend de… ?) la prise de conscience de son identité, de son unicité et de sa singularité, autrement dit de la prise de conscience que le « moi d’avant » (moi toncal) et le « moi de maintenant » (moi noncal) ne font qu’un, distinct de tout autre. Enfin, la désignation de soi par son prénom tend à persister lorsque l’enfant se trouve en présence d’une image de lui-même (coexistence de deux formes noncales du moi).

A partir d’une expérience menée auprès d’enfants de 8 à 10 ans, Agnès Bracke s’intéresse au développement cognitif en corrélation avec les marques linguistiques de ce développement. Elle envisage notamment le processus de structuration de concepts scientifiques, dans une opposition (Vygotski) entre concepts « spontanés », et concepts scientifiques, organisés en système et relevant de savoirs théoriques. Agnès Bracke montre que l’évolution du contexte cognitif doit beaucoup aux « interactions inter-subjectives », et que cette évolution s’accompagne d’une intériorisation, qui se structure notamment par le biais de l’articulation linguistique. Elle observe différents stades de cette évolution, depuis la construction d’énoncés a-scientifiques puisant exclusivement dans les connaissances spontanées du sujet, ou encore exclusivement repérés par rapport à la situation d’expérimentation, jusqu’à la construction d’énoncés à caractère « para-scientifique ». Entre autres manifestations linguistiques de cette évolution, elle met en évidence dans le discours scientifique la disparition des marques renvoyant à l’expérience subjective, ainsi que la systématisation de l’opération de localisation et de la référence, explicite ou implicite, à la causalité.

Peter Prince envisage le sujet parlant comme « gestionnaire de ressources mentales » dans le cadre d’une production orale en langue seconde. Il adopte le cadre théorique de Levelt, qui décrit l’architecture fonctionnelle de la production orale comme une succession de modules : module de conceptualisation, qui correspond à une étape de sélection ; module de formulation, qui correspond à des opérations d’encodage, opérations procédurales dont dépend l’acceptabilité des énoncés ; enfin, le module d’articulation, qui donne au message sa forme finale. A ce modèle, P. Prince ajoute, à l’interface entre conceptualisation et formulation, un module de verbalisation, dans lequel s’effectue le choix de la langue et qui correspond à un travail de découpage des concepts (en fragments qui dépassent l’unité lexicale) et de mise en correspondance entre niveau conceptuel et formes sémantiques. A partir d’une expérience menée en trois étapes sur six sujets adultes, Peter Prince s’interroge sur l’efficacité (qui repose sur la relative autonomie des modules) et l’évolution de cette architecture lors de l’acquisition de L2, et sur la façon dont l’activation converge, à partir d’un concept donné, sur un lemme spécifique appartenant à la langue appropriée.

 

Au terme de ce parcours, le sujet est loin d’être épuisé, mais la diversité des approches représentées ici aura permis de poser et d’enrichir plusieurs problématiques : celles de la définition du sujet grammatical et de sa contribution à la construction de la référence ; des articulations entre sujet énonciateur et sujet de l’énoncé, entre énonciateur et co-énonciateur, entre locuteur et co-locuteur, entre sujets et discours ; des phénomènes cognitifs et interactifs qui sous-tendent les actes de langage ; de la façon dont le « sujet-personne » s’élabore en élaborant son discours.

 

Jean-Marie Merle
Université de Provence, jmmerle@up.univ-aix.fr